« Dans les précédents billets (ici, ici, ici et ici), nous avons retracé l'histoire des conflits et des institutions politiques en Turquie. La question qui se pose naturellement à l'économiste est de savoir comment tout cela a influencé l'économie turque. Ceci est particulièrement important pour comprendre pourquoi l'économie turque a connu d’assez bonnes performances macroéconomiques durant la dernière décennie - essentiellement depuis la crise économique et financière de la Turquie en 2001 et peut-être, non sans coïncidence, depuis que l'AKP (le Parti Justice et Développement ou Adalet ve Kalkinma Partisi) est venu au pouvoir en novembre 2002.

Le graphique suivant (…) montre l'évolution du PIB turc au cours des deux dernières décennies. (Le graphique montre le PIB en dollars américains en taux de change du marché ; en parité de pouvoir d’achat, l'augmentation du PIB de la Turquie depuis 2002 est moins prononcée, mais contraste toujours fortement avec la performance de l'économie turque dans les années quatre-vingt-dix).

GRAPHIQUE PIB par tête (en dollars)

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Qu’est-ce qui explique le revirement ? Bien que les facteurs macroéconomiques standards, tels que la politique monétaire, les dépenses publiques, la confiance et la performance à l'exportation, sont sans aucun doute importants, nous pensons que les institutions économiques et l'ombre de la politique ont été tout aussi déterminants pour l'économie turque depuis le début du 21e siècle.

Comme nous l'avons dit ici, Atatürk et son parti, le CHP (le Parti républicain du peuple ou Cumhuriyet Halk Partisi), ont mis en place un projet de construction d'État, en modernisant l'économie et en renforçant le contrôle de l'Etat sur l'économie et la société. Mais cela n'implique pas la création d'institutions politiques ou économiques inclusives. Même (…) le CHP a encouragé l'industrialisation et amélioré certains aspects des institutions économiques turques, l'État a joué un rôle majeur dans l'économie et a été certainement plus qu’un partenaire d’égal à égal pour l'entreprise privée. Pour les entreprises, les liens avec le CHP, qui accordait d'importantes subventions et protections, étaient souvent aussi importants que l'innovation entrepreneuriale. Comme semble commun avec d’autres épisodes de "capitalisme d'Etat" (comme nous l'avons dit ailleurs), le motif derrière le contrôle de l'Etat n'était pas seulement idéologique, mais ce contrôle s’explique en partie par la volonté des élites du CHP de garder le contrôle sur l'économie et la société.

Un tournant important a été l'élection du DP (Parti démocratique ou Demokrat Parti) dans les années cinquante qui a non seulement marqué le début de l'ascension politique des "Turcs noirs" , mais également desserré le contrôle de l'Etat et encouragé et soutenu les entrepreneurs d’Asie mineure. Le résultat a été un boom économique majeur au cours du premier mandat du DP.

Mais il serait erroné de voir le DP comme le signe avant-coureur d'une inclusion économique. (…) Tout d'abord, le DP n’a pas cherché à contester le monopole de plusieurs sociétés établies. Deuxièmement, le DP a jugé politiquement opportun de créer des liens avec les entreprises et les propriétaires conservateurs dans un réseau de patronage clientéliste, qui a ensuite été perfectionné par son successeur, l'AP (Parti de la Justice ou Adalet Partisi). Troisièmement, se voyant comme assiégé et harcelé par les élites militaires et bureaucratiques du CHP, il n’a pas cherché à créer des institutions indépendantes de l'État, préférant, dans la mesure du possible, les garder sous son contrôle. Quatrièmement, une fois contesté sur le plan électoral, le DP n'a pas hésité à poursuivre des politiques macroéconomiques insoutenables, avec des coûts importants pour l'économie turque.

L'épisode du DP met en évidence une série de parallèles avec les tentatives ultérieures pour desserrer le contrôle de l'Etat sur l'économie et la société, poursuivie, quoique souvent timidement, par l'AP dans les années soixante et soixante-dix ; par l'ANAP (Parti de la Mère ou Anavatan Partisi) dans les années quatre-vingt ; et par l'AKP dans les années deux mille. Tout d'abord, ce sont ces partis, avec des racines dans les milieux conservateurs, qui parlaient très souvent au nom des « Turcs noirs ». Deuxièmement, ce sont ces partis qui ont amené un peu plus d’inclusivité économique, même si c'était souvent juste pour les entreprises. Toutefois, cela a toujours été limité, s’est accompagné de pratiques clientélistes et a quelques fois consisté à créer un autre groupe d'hommes d'affaires fortement connectés qui faisaient de l'argent grâce au soutien de l'Etat.

Un changement d'époque pour l'économie turque est venu sous le premier gouvernement de l'ANAP de Turgut Özal, qui a libéralisé l'économie plus que ses prédécesseurs, a levé toute une série de restrictions sur la création d'entreprise, a rendu la lire turque convertible et a encouragé la croissance des exportations. Entre 1983 et 1987, la croissance économique turque s’est accélérée rapidement, alimentée en partie par les exportations. Mais cette marée montante n'a pas levé tous les bateaux et ne s’est pas traduite par une amélioration générale du niveau de vie. Cette période a également vu les inégalités augmenter rapidement ; il n'y avait pas d’actions pour briser l'emprise des monopoles nationaux et les connexions ont continué à être la principale monnaie dans l'économie. En fait, pendant le règne de Özal, il y a eu une explosion de la corruption.

Une hypothèse (…) serait que le début du gouvernement de l'AKP ait permis une ouverture des opportunités économiques aux «tigres anatoliens », les entrepreneurs d’Asie mineure (…), sans précédents depuis au moins le premier mandat du DP. Ceci est bien illustré par l’essor de plusieurs organisations professionnelles représentant les petites et moyennes entreprises (…) comme le MÜSIAD (l’Association des Industriels et d’Hommes d'Affaires Indépendants) et le TUSKON (la Confédération des Industriels et Hommes d’Affaires de Turquie). Par exemple, le MÜSIAD s’est opposé dans le nom, dans la rhétorique et dans la réalité au TUSIAD, l'association des grandes et puissantes entreprises qui avait joué un rôle important dans l'économie et la politique turques dans les précédentes décennies. Le MÜSIAD, fondé en 1990, s’est agrandi et est devenu une force politique et économique à ne pas négliger sous l’AKP. Il est naturel de penser que cette plus forte concurrence, qui a élargi la fois la base géographique et sociale de l'entrepreneuriat, a contribué à la robuste performance économique au cours de la dernière décennie, même si là encore, il n'existe pas de preuve systématique à ce sujet. (La principale hypothèse concurrente, qui doit être étudiée, est que l’essor du MÜSIAD et du TUSKON s'est faite au détriment d'autres entreprises, par exemple, simplement en transférant les marchés publics de l'un à l'autre groupe d'entreprises, ce qui correspondrait davantage à un "jeu à somme nulle").

D'autres facteurs ont probablement contribué également à la croissance économique dans les années deux mille. Particulièrement importante est la poursuite des grandes réformes macroéconomiques qui avaient commencé sous le précédent gouvernement de coalition (en particulier dirigé par l'ancien ministre des Finances Kemal Dervis), principalement en réponse à la crise financière et économique en 2001. Ces réformes ont amené sous contrôle les finances publiques, le déficit budgétaire et l’inflation à deux chiffres (…). Plus largement, l'administration de l’AKP a poursuivi de saines politiques orthodoxes. En fait, dans certains domaines, elle est apparue assez agile, par exemple en protégeant les entreprises turques des répercussions de la récession mondiale en réduisant fortement (ou en poussant la Banque centrale turque à réduire fortement) les taux d'intérêt et en accroissant la demande intérieure. L'environnement macroéconomique stable et l'expansion du crédit aux consommateurs ont alimenté la croissance de la consommation, notamment celle de la classe moyenne turque en pleine croissance. La plus grande stabilité du gouvernement majoritaire sous l’AKP, en comparaison avec une série de gouvernements de coalition faibles et inefficaces d’avant 2002, aurait également contribué à la confiance des consommateurs et des entreprises.

Mais il ne faut pas exagérer les perspectives de l'économie turque. Elle a creusé de considérables déficits des comptes courants au cours des dernières années. Il y a aussi d'autres signes suggérant qu’elle ne sera pas capable de maintenir les taux de croissance des années deux mille et la croissance a déjà considérablement ralenti en 2012. En fait, il n'existe aucune preuve que la Turquie ait échappé à ce que certains aiment appeler "la trappe à revenu intermédiaire" (middle-income trap), et elle ne semble pas prête à atteindre les mêmes taux de croissance que l’Est asiatique, qui lui permettraient de combler l'écart avec les économies de l'Union européenne.

Nous croyons que cela reflète juste le fait que les institutions économiques et politiques turques sont encore loin d'être pleinement inclusives. Même si l'AKP a uniformisé d’une certaine façon les règles du jeu, en particulier en rendant les opportunités économiques plus largement accessibles aux petites et moyennes entreprises de l’Asie mineure, les problèmes politiques (…) demeurent énormes. En plus, les entreprises sont encore grandement redevables à l'Etat. Même si l'Etat est désormais contrôlé par l'AKP, plutôt que par l'habituelle élite "blanche", les conséquences sont les mêmes : le gouvernement ou l'Etat peuvent toujours choisir les gagnants ou annuler au dernier moment des contrats (…). Il peut également alourdir la charge fiscale des entreprises avec lesquelles il entre en conflit (cf. l’amende infligée au groupe de presse Doğan).

D'importants problèmes structurels continuent également de peser sur l'économie turque. Selon le rapport "Doing Business" de la Banque mondiale, la Turquie est encore un mauvais endroit pour faire des affaires ou pour aller au tribunal. Le pouvoir judiciaire est très inefficace, arbitraire et pire encore, biaisé. Ces obstacles à la croissance économique attendent toujours une réforme (…). La Turquie a encore un long chemin à parcourir pour avoir des institutions inclusives. Cela sape nécessairement son potentiel de croissance. »

Daron Acemoglu et James Robinson, « The political economy of Turkey », in Why Nations Fail (blog), 27 février 2013. Traduit par M.A.