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« Le numéro du Journal of Economic Perspectives publié l'été 2013 contient quatre articles qui mettent en perspective ce qui s'est passé dans la zone euro (…). Je m’appuie sur ces articles pour offrir mon propre récit de ce qui s'est passé avec l'euro.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, penchons-nous sur les dynamiques du chômage. Lorsque l'euro est pleinement entré en vigueur au début de l’année 2002, le chômage a commencé à baisser dans la zone euro ; depuis début 2008, il est hausse, atteignant aujourd’hui un taux supérieur à 12 %. Notez que le chômage dans la zone euro (représenté par la ligne claire) a été plus élevé et a augmenté plus rapidement que le chômage de l’ensemble de la l’union européenne.

GRAPHIQUE 1 Taux de chômage de la zone euro et de l’Union européenne à 27

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source : Timothy Taylor (2013)

Par ailleurs, si l'on (…) regarde la situation spécifique aux pays, les taux de chômage deviennent encore plus inquiétants. Le taux de chômage en Grèce et en Espagne, les deux pays à l'extrême-droite du graphique, sont supérieurs à 26%.

GRAPHIQUE 2 Taux de chômage nationaux en mai 2013

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source : Timothy Taylor (2013)

Alors, qu'est-ce qui explique la baisse du chômage suite à l’entrée en vigueur de l’euro en 2002, puis sa hausse après 2008 ? Dans leur article du JEP, Jesús Fernández-Villaverde, Luis Garicano et Tano Santos offrent deux graphiques saisissants portant sur les dynamiques d’endettement. Avant l'euro, les pays de la périphérie de l'Europe, comme la Grèce, l'Espagne, l'Irlande et le Portugal devaient payer des taux d'intérêt plus élevés que l'Allemagne. Mais les prêteurs de capitaux internationaux ont apparemment considéré que tous les pays de la zone euro présentaient le même risque, si bien que les taux d'intérêt ont alors convergé dans l’union monétaire.

GRAPHIQUE 3 Convergence des rendements des obligations souveraines

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source : Fernández-Villaverde et ses coauteurs (2013)

Comme les pays de la périphérie ont connu cette forte baisse des taux d'intérêt, ils ont connu une frénésie d’endettement. En Grèce et au Portugal, cette dynamique s’est traduite par d'importants déficits publics. En Irlande et en Espagne, elle permit un large grand emprunt pour financer une bulle immobilière insoutenable. Mais dans tous ces pays, l’endettement vis-à-vis de l’étranger a augmenté de façon spectaculaire. Une grande partie de cet afflux de capitaux étrangers provenait d'Allemagne, où les actifs étrangers s'accumulaient.

GRAPHIQUE 4 Endettement extérieur (en % du PIB)

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source : Fernández-Villaverde et ses coauteurs (2013)

La hausse de l'endettement dans les pays de la périphérie était insoutenable et la dynamique s’est inversée lorsque la récession a frappé en 2008. Ces économies dépendaient des entrées de capitaux. Les salaires moyens avaient considérablement augmenté pour les travailleurs. Les gouvernements avaient fait beaucoup de promesses au sujet des dépenses pour les retraites et dans d'autres domaines. L’un des espoirs de l'euro avait été qu'il forcerait les pays à la périphérie de l'Europe à mener des politiques macroéconomiques plus raisonnables : après tout, il était prévu qu'ils remettraient leur politique monétaire aux mains de la Banque Centrale Européenne (BCE) et que plusieurs règles en vigueur à l'échelle européenne limiteraient les emprunts publics. Mais en lieu et place de cela, les pays de la périphérie de l'Europe ont été inondés avec de l'argent facile sous la forme d’afflux insoutenables de capitaux étrangers. Maintenant, ces promesses explicites et implicites de prospérité se sont effondrées.

(…) Il est possible de mettre en place un ensemble de mécanismes pour soutenir l'euro. Par exemple, on parle d'un système bancaire unifié à travers l'Europe, avec une assurance des dépôts, une réglementation bancaire et des règles pour la fermeture des banques insolvables qui leur seraient communes. Il est question d'échanger une partie de la dette des pays par une dette qui serait remboursée par la zone euro dans son ensemble, et ce afin d'éviter le "cercle vicieux des risques souverain et bancaire" (sovereign-debt doom loop) qui apparait lorsque les banques d’un pays détiennent l’essentiel de la dette publique domestique. Dans cette situation, les renflouements des banques entraînent une forte augmentation de la dette publique (comme en Irlande) et les problèmes de dette publique pèsent en retour sur l’activité bancaire, ce qui aggrave la situation de l'économie. Dans leur article du JEP, Stéphanie Schmitt-Grohe et Martin Uribe discutent de la manière par laquelle une inflation de 20 %, étalée sur 4-5 ans, pourrait réduire les salaires réels dans les pays où le chômage est élevé et ainsi les rendre plus compétitifs. Il y a même (…) la possibilité (…) d'une assurance-chômage au niveau européen.

Même s’il est possible de mettre en place une série de plans de sauvetage et des mesures comme celles que je viens de citer pour maintenir l'euro un peu plus longtemps, il n’en reste pas moins que l’euro n’est pas en mesure de très bien fonctionner. Les arguments économiques contre l'euro reposent sur la littérature des "zones monétaires optimales" (optimal currency areas) associée aux travaux que Robert Mundell a réalisé dans les années soixante. (Mundell a remporté le prix Nobel en 1999 et le site de la Banque de Suède donne un très bon aperçu de ses principales contributions ici.)

Pour comprendre cet argument, envisageons une situation où une région de l'économie américaine fonctionne bien, avec une croissance rapide de la productivité et de la production, mais que ce n’est pas le cas d’une autre région. Que se passe-t-il ? Eh bien, un nombre important de personnes migrent de la zone avec moins d'emplois vers la région qui a une plus forte création d’emplois. Les prix des biens non échangeables comme la terre et le logement s’ajustent, de sorte qu'ils sont moins chers dans la région en difficulté et plus chers dans la zone plus performante. Finalement, les entreprises verront de potentiels bénéfices dans cette région à faible coût et iront se développer là-bas. Le code des impôts américain et les programmes de dépenses réaffectent également certaines ressources d’une région à une autre, puisqu’en raison de la progressivité des impôts une plus grande part du revenu de la région la mieux lotie financera les administrations publiques, tandis que tout un ensemble de programmes de protection sociale et d’autres dépenses publiques auront tendance à privilégier la région en difficulté. En bref, lorsque l'économie américaine se retrouve dans une situation où la croissance diffère selon les régions, certaines dynamiques économiques et décisions politiques viennent atténuer ces différences. En de telles conditions, une monnaie unique fonctionne assez bien dans l'économie américaine.

Mais que se passerait-il si les deux régions des États-Unis n'étaient pas connectées de ces différences manières ? Que faire si une zone a de bonnes performances, que ce n’est pas le cas d’une autre région, mais qu’il y a très peu de circulation des personnes, relativement peu d'ajustement des salaires et des prix, aucune administration centrale amortissant les différences de performances régionales et aucun déplacement des entreprises vers la région à moindre coût ? Dans ce cas, la région économique à faible rendement pourrait rester (…) en difficulté avec un chômage durablement élevé. Dans cette situation, sans les autres changements économiques compensatoires, il serait utile pour les deux régions d'avoir des monnaies différentes. En effet, la devise de la région à faible rendement pourrait se déprécier, ce qui rendrait ses travailleurs et ses marchandises plus attractifs et aiderait la région à sortir de son marasme.

Quand vous regardez l'Allemagne et la Grèce, vous ne voyez pas des dizaines de milliers de travailleurs grecs se diriger vers l'Allemagne pour rechercher un emploi. Vous ne voyez pas les entreprises allemandes s'installer en Grèce pour profiter des terres à bas prix et la main-d’œuvre à bas coût. Le gouvernement de l'Union européenne a un budget assez faible par rapport aux économies nationales et en fait très peu pour compenser les différences économiques que l’on observe entre les pays-membres. Avant l’euro, lorsque les régions d'Europe différaient en termes de performances économiques, les ajustements du taux de change (qui modifiaient les prix de la main-d'œuvre et des biens de cette économie sur les marchés mondiaux) facilitaient le processus d'ajustement. Mais pour les pays de la zone euro, l'ajustement du taux de change n'est plus possible et les ajustements alternatifs ne sont pas très puissants.

Dans cette situation, la dynamique économique qui se met en place est parfois appelée "dévaluation interne". Lorsque des pays comme la Grèce, l'Espagne, le Portugal et l'Irlande à la périphérie de l'Europe ne peuvent pas réduire leur taux de change, ni s’ajuster par d'autres moyens, tout ce qui leur reste est la perspective d'une longue et misérable période où le chômage restera élevé et les salaires stagneront. En examinant ce genre de dynamiques économiques, Kevin H. O'Rourke et Alan M. Taylor écrivent dans leur article du JEP :

"Là où la zone euro doit aller à long terme, selon nous, c'est vers une véritable union bancaire, l’émission d’une obligation sûre à l’échelle de la zone euro pour briser le cercle vicieux des risques souverain et bancaire, une banque centrale plus flexible et désireuse d'agir comme un véritable prêteur en dernier ressort (…) et une union budgétaire suffisamment poussée (…). Mais les problèmes auxquels les pays de la périphérie de l'Europe font face à court terme sont désormais tellement importants que les décideurs politiques pourraient très bien ne jamais avoir la chance de résoudre les problèmes de long terme parce que la zone euro se sera entretemps effondrée".

L'ultime question qui se pose ici est celle de la destination que souhaite la zone euro. Dans son article paru dans le symposium du JEP, Enrico Spolaore examine les arguments des "intergouvernementalistes", qui voient l'intégration européenne comme un processus à travers lequel les gouvernements nationaux cherchent à coopérer pour leur bénéfice mutuel, tout en gardant leur pleine souverainement, et les "fonctionnalistes" qui voient l'intégration européenne comme une longue marche vers les Etats-Unis d'Europe. Beaucoup d'Européens se montrent ambigus sur la question, se penchant parfois d’un côté, tantôt vers l'autre. Comme Spolaore l’écrit, "cette ambiguïté est présente dans les vues contradictoires au sujet de l'euro parmi ses supporters: est-ce une monnaie qui n’a pas encore d’État ou bien est-ce une monnaie qui n’aura jamais d’État ?". »

Timothy Taylor, « A euro narrative », in Conversable Economist (blog), 15 août 2013. Traduit par M.A.


aller plus loin… lire « Les déséquilibres extérieurs de la zone euro », « Quels sont les mécanismes d’ajustement d’une union monétaire ? » et « Risque bancaire et risque souverain : explorer le nexus »