« Doit-on vraiment croire tout ce qu’il y a dans les modèles nouveaux keynésiens pour les utiliser ? Pour répondre à cette question, vous devez connaître l'histoire de la pensée macroéconomique. Je pense que la réponse est également pertinente pour une autre question fréquemment posée : quelle est la différence entre un "nouveau keynésien" et un "vieux keynésien" ?

Vous ne pouvez pas comprendre la macroéconomie d’aujourd'hui sans revenir à la révolution menée par les nouveaux classiques dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Je dis souvent que la guerre entre la macroéconomie traditionnelle (keynésienne ou monétariste) et la nouvelle macroéconomie classique a été gagnée et perdue sur le champ de bataille des anticipations rationnelles. Ce n’est pas seulement parce que l’idée des anticipations rationnelles était novatrice et rafraîchissante, mais aussi parce que la principale arme dans l'arsenal des traditionalistes y était particulièrement vulnérable. Prenez la version de la courbe de Phillips de Friedman et remplacez les anticipations adaptatives par les anticipations rationnelles et le keynésianisme traditionnel s'effondre. (…) (cf. Roger Farmer, par exemple).

Je crois que la révolution (et le programme des fondements microéconomiques qui lui était sous-jacent) a permis d’améliorer considérablement la macroéconomie. Mais elle a aussi conduit à une expérience de mort imminente pour l'économie keynésienne. Il est clair que c'était l'un des objectifs de la révolution et les vainqueurs des guerres réécrivent toujours les règles. Donc, faire revenir les idées keynésiennes dans la macroéconomie a été un processus de longue haleine. La conception des nouveaux classiques n'a pas été renversée, mais modifiée. Les modèles des nouveaux keynésiens étaient des modèles de cycles d’affaires réels où l’on introduit une viscosité des prix (et parfois les salaires) et où cette viscosité est (en quelque sorte) microfondée. Pourtant, du point de vue des nouveaux classiques, l’analyse des nouveaux keynésiens n'était pas une menace fondamentale pour leur révolution. Elle repose sur leur analyse et pourrait être facilement rejetée en supposant une flexibilité des prix. Plus précisément, les modèles des nouveaux keynésiens ont conservé l’idée d’arbitrage entre travail et loisir qui était au cœur de l'analyse des cycles d’affaires réels. Les autorités monétaires gardaient de toute façon une optique keynésienne, donc peu de choses ont été concédées en matière de politique économique.

Donc, la détermination de l'offre du travail et l'équilibre du marché du travail sont devenus une partie du noyau du modèle nouveau keynésien. Est-ce parce que tous ceux qui utilisent les modèles nouveaux keynésiens pensent que c'est une bonne approximation de ce qui se passe dans les cycles économiques ? J'en doute beaucoup. Toutefois, dans de nombreux cas, travailler avec des marchés du travail parfaits n'a pas trop d'importance. La rigidité des prix génère une distorsion à laquelle la politique monétaire peut s’attaquer en stabilisant le cycle économique. La position que vous essayez alors d’atteindre est tout simplement le résultat d'un modèle de cycles d’affaires réels, mais dans de nombreux cas cela implique le genre de stabilisation qui serait familier à des keynésiens plus traditionnels.

Cela ne veut pas dire que les nouveaux keynésiens soient traditionalistes. En ce qui me concerne, je suis beaucoup plus heureux de travailler avec les anticipations rationnelles qu’avec les anticipations adaptatives et je trouve qu'il est très difficile de réfléchir aux décisions de consommation sans partir d’un consommateur procédant à une optimisation intertemporelle. Je pense également que les vieux keynésiens peuvent se montrer très confus en ce qui concerne la relation entre l'offre globale et la demande globale, alors que je trouve l’approche des nouveaux keynésiens à la fois cohérente et intuitive. Cependant, l'idée que les marchés du travail s’équilibrent au cours d’une récession est une toute autre affaire. Elle est clairement fausse (cf. Roger Farmer). Alors pourquoi les nouveaux keynésiens n’abandonnent-ils pas rapidement l'hypothèse d'équilibre du marché du travail ?

Une partie de la réponse est une explication classique : il s'agit d'une hypothèse simplificatrice utile qui ne nous donne pas de réponses erronées pour un certain nombre de questions. Mais si j’ai commencé par plonger dans l'histoire de la macroéconomie, c’est parce que je pense qu'il y (…) a une autre explication : (…) moins vous suscitez la colère de ceux qui ont gagné la grande guerre de la macroéconomie, plus vous aurez de chances de faire publier votre article.

Il y a bien sûr un certain nombre de méthodes standards pour compliquer le marché du travail dans le modèle de base des nouveaux keynésiens. Nous pouvons introduire la concurrence imparfaite dans le marché du travail, ce qui permet de faire apparaître le chômage involontaire. Nous pouvons supposer que les salaires sont rigides, bien sûr. Nous pouvons ajouter les problèmes d’appariement entre les travailleurs et les postes vacants. Mais je dirais que rien de tout cela ne permet de modéliser de façon réaliste le chômage au cours des cycles d'affaires. En période de récession, je doute fort que le chômage disparaîtrait si les chômeurs disposaient d’une quantité de temps infinie pour trouver un emploi. (J'ai toujours considéré les programmes visant à fournir une assistance aux chômeurs dans leur recherche d'emploi comme un moyen de réduire les effets stigmatisants du chômage à long terme, plutôt que comme un moyen de réduire le taux de chômage agrégé lors d’une récession.) Pour capturer le chômage au cours du cycle économique, nous devons introduire le rationnement, comme l’affirme Pascal Michaillat ici (article de l'American Economic Association ici). Ce n'est pas une alternative aux autres imperfections : pour "soutenir" l’idée de rationnement nous avons besoin d’introduire une rigidité des salaires réels et le modèle de Michaillat incorpore le problème d’appariement.

Je pense qu'un modèle de rationnement de ce type est ce que beaucoup de "vieux keynésiens" avaient à l'esprit lorsqu’ils réfléchissaient à propos du chômage au cours du cycle d’affaires. (…) En ce sens, je tiens ici beaucoup plus d'un vieux keynésien que d’un nouveau keynésien. La question qui se pose est de savoir quand cela importe : quand est-ce qu’un marché du travail rationné fait une différence significative ? Je suggère deux réponses (…) et je suis sûr qu'il y en a d'autres.

La tentative suggestion concerne les asymétries. Dans le modèle de base des nouveaux keynésiens, les booms sont tout le contraire des ralentissements - il n'y a aucune asymétrie fondamentale. Pourtant, les mesures traditionnelles des cycles économiques, en parlant de "potentiel productif" (…), sont implicitement basées sur une conception assez différente du cycle. La dernière étude d'Antonio Fatás et d'Ilian Mihov adopte une approche similaire. (Voir aussi Paul Krugman ici.) Maintenant, il y a en fait une asymétrie implicite dans le modèle des nouveaux keynésiens : bien que la concurrence imparfaite signifie que les entreprises peuvent trouver profitable d'augmenter la production et de maintenir les prix inchangés suite à des "petites" hausses de la demande, il arrive un moment où toute production supplémentaire risque de se révéler non rentable. Il n'y a pas de chose équivalente avec la baisse de la demande. Cependant, cette asymétrie est habituellement ignorée. Je suspecte le modèle de chômage basé sur le rationnement de produire des asymétries qui ne peuvent être ignorées. (…)

Cependant, je pense qu'il y a une raison plus subtile expliquant pourquoi les modèles qui traitent le chômage conjoncturel comme rationnement devraient être plus répandus. Cela permettra aux nouveaux keynésiens de dire que c'est ce qu'ils modéliseraient dans l’idéal, même s’ils peuvent s'en tirer avec des modèles plus simples où le marché du travail s’équilibre. Une fois que vous reconnaissez que les périodes de rationnement sur le marché du travail sont assez fréquentes parce que les ralentissements économiques sont monnaie courante et qu’être du mauvais côté de ce rationnement est très coûteux, alors vous pouvez voir plus clairement pourquoi le contrat de travail entre un travailleur et une entreprise lui-même implique d’importantes asymétries, des asymétries que les entreprises seraient tentées d'exploiter lors d’une récession.

Pourtant, (…) s’il est vrai que cette façon de modéliser le chômage est plus réaliste (…), pourquoi est-elle si rarement présente dans la littérature ? Sommes-nous encore dans une situation où tout écart au paradigme des cycles d’affaires réels doit être limité et ne pas apparaître menaçant pour les vainqueurs de la révolution nouvelle classique ? »

Simon-Wren Lewis, « New Keynesian models and the labour market », in Mainly Macro (blog), 23 août 2013. Traduit par M.A.


aller plus loin... lire « Le taux de chômage naturel, un concept suranné »