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« On pense généralement qu'il y a deux groupes qui sont les grands gagnants de ces deux dernières décennies de mondialisation : d'abord, les très riches, ceux au sommet de la répartition nationale et mondiale du revenu, mais aussi les classes moyennes des pays émergents, en particulier de la Chine, de l'Inde, de l'Indonésie et du Brésil. Est-ce vrai ? Le graphique 1 fournit une réponse en montrant la variation du revenu réel (mesuré en dollars constants internationaux ou PPA) entre 1988 et 2008 pour différents centiles de la répartition mondiale des revenus.

GRAPHIQUE 1 Variation du revenu réel entre 1988 et 2008 pour différents centiles de la répartition mondiale du revenu (calculée en dollars internationaux de 2005)

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Quelles parts de la distribution mondiale des revenus ont enregistré les plus fortes hausses entre 1988 et 2008 ? Comme le montre le graphique 1, c’est en effet au sommet de la répartition mondiale des revenus et parmi les "classes moyennes mondiales émergentes", qui comprennent plus d'un tiers de la population mondiale, que nous observons les plus fortes hausses du revenu par habitant. Le 1 % supérieur a vu son revenu réel augmenter de plus de 60 % au cours de ces deux décennies. Les plus fortes hausses ont toutefois été enregistrées autour de la médiane : une hausse réelle de 80 % à la médiane et de presque 70 % à ses alentours. C'est là, entre le 50ème et 60ème centiles de la distribution mondiale des revenus que nous trouvons quelques 200 millions de Chinois, 90 millions d'Indiens et environ 30 millions de personnes en Indonésie, au Brésil et en Egypte. Ces deux groupes (le 1 % des plus riches et les classes moyennes des pays émergents) sont en effet les principaux gagnants de la mondialisation.

La surprise est que ceux qui sont au tiers inférieur de la répartition mondiale du revenu ont aussi réalisé des gains importants, avec la hausse des revenus réels comprise entre 40 % et 70 %. La seule exception est les 5 % les plus pauvres de la population dont les revenus n’ont pas varié. C'est cette augmentation de revenus au bas de la pyramide mondiale qui a permis à la proportion de ce que la Banque mondiale appelle la pauvreté absolue (les personnes dont le revenu par habitant est inférieur à 1,25 dollars PPA par jour) de passer de 44 % à 23 % au cours des deux décennies.

Mais le plus grand perdant (mis à par 5 % les plus pauvres), ou tout du moins les "non-gagnants" de la mondialisation sont ceux entre le 75ème et 90ème centiles de la distribution mondiale des revenus dont les gains en termes de revenu réel ont été pratiquement nuls. Ces personnes, qui constituent une sorte de classe moyenne supérieure mondiale, proviennent d’un grand nombre d'anciens pays communistes et d'Amérique latine, ainsi que des citoyens des pays riches dont les revenus stagnent. La répartition mondiale du revenu mondial a donc changé d'une manière remarquable. C'était sans doute le plus profond bouleversement de la situation économique de la population mondiale depuis la Révolution industrielle. D'une manière générale, le tiers inférieur, à l'exception des plus pauvres, est devenu nettement plus aisé, et beaucoup de ces gens-là ont échappé à la pauvreté absolue. Le tiers médian est s’est enrichi, en voyant ses revenus réels augmenter d'environ 3 % par habitant et par an. Les évolutions les plus intéressantes, cependant, ont eu lieu parmi le quartile supérieur (c’est-à-dire le quart le plus riche de la population mondiale) : le 1 % le plus riche et, plus largement quoiqu’à un moindre degré, les 5 % les plus riches ont réalisé des gains significatifs, tandis que le reste du quartile supérieur a soit très peu gagné, soit vu ses revenus stagner. Cela s’est traduit par une polarisation au sein du quartile le plus riche de la population mondiale, ce qui a permis au 1 % le plus riche de devancer les autres riches et de réaffirmer (surtout aux yeux du public) leur place en tant que gagnants de la mondialisation.

Qui sont les personnes dans le 1 % le plus riche ? (…) Le 1 % le plus riche est composé de plus de 60 millions de personnes (…). Ainsi, parmi le centile supérieur mondial, nous trouvons les 12 % des Américains les plus riches (plus de 30 millions de personnes) et entre 3 et 6 % des Britanniques, des Japonais, des Allemands et des Français les plus riches. Il s'agit d'un "club" encore largement composé des "vieux riches" de l'Europe occidentale, de l’Amérique du Nord et du Japon. Le 1 % le plus riche (…) en Italie, en Espagne, au Portugal et en Grèce font tous partie du 1 % le plus riche de la population mondiale. Cependant, le 1 % des Brésiliens, Russes et Sud-Africains les plus riches en font également partie.

A quels pays et groupes de revenu les gagnants et perdants appartiennent-ils ? Considérons les personnes à la médiane de la distribution de leur revenu national en 1988 et en 2008. En 1988, une personne avec un revenu médian en Chine était plus riche que 10 % seulement de la population mondiale. Vingt ans plus tard, une personne à la même position dans la distribution des revenus chinoise était plus riche que plus de la moitié de la population mondiale. Ainsi, il ou elle a devancé plus de 40 % des personnes dans le monde. Pour l'Inde, l'amélioration a été plus modeste, mais tout de même remarquable. Une personne avec un revenu médian est passée du 10ème au 27ème centile de la répartition mondiale. Une personne à la même position en Indonésie est passée du 25ème au 39ème centile mondial. Une personne ayant le revenu médian au Brésil a réalisé le même gain. Elle est passée d'environ le 40ème centile de la distribution mondiale des revenus à peu près le 66ème centile. Pendant ce temps, la position des grands pays européens et des États-Unis est restée sensiblement la même (…). Mais si la crise économique qui affecte actuellement les pays avancés persiste, nous ne devrions pas être surpris de trouver l’individu médian dans le "monde riche" s’appauvrir en termes relatifs.

Alors, qui a perdu entre 1988 et 2008 ? La plupart des gens en Afrique, certains en Amérique latine et dans les pays postcommunistes. Le Kenyan moyen est passé du 22ème au 12ème centile au niveau mondial, tandis que le Nigérien moyen passait du 16ème au 13ème centile. (…) En 1988, un Africain avec le revenu médian avait un revenu égal aux deux tiers de la médiane mondiale. En 2008, cette proportion a chuté à moins de la moitié. Une personne avec le revenu médian dans les pays postcommunistes est passée du 75ème au 73ème centile mondial. Les déclins relatifs de l'Afrique, de l'Europe orientale et de l'ex-Union soviétique confirment l'échec de ces parties du monde à s'adapter à la mondialisation, du moins jusqu’aux premières années du vingt-et-unième siècle. (…)

GRAPHIQUE 2 Les courbes de Lorenz pour les répartitions du revenu mondial en 1988 et en 2008

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Les courbes de Lorenz, qui présentent le pourcentage du revenu cumulé (allant de 1 à 100) sur l'axe vertical par rapport au pourcentage de la population cumulée (allant également de 1 à 100) sur l'axe horizontal pour 1988 et pour 2008 se croisent (…) (cf. le graphique 2). Aucune des deux courbes de Lorenz n’est dominante. Les gains de revenu réalisés au-dessous et autour de la médiane permettent à la courbe de Lorenz de 2008 d’être au-dessus de la courbe de Lorenz de 1988 jusqu’au 80ème centile. Par exemple, les deux tiers inférieurs de la population mondiale ont reçu 12,7 % du revenu mondial en 2008 contre 9,3 % en 1988. Mais en raison, d’une part, de la stagnation ou du déclin des revenus réels de la classe mondiale moyenne supérieure et, d’autre part, des gains importants réalisés par le 1 % le plus riche, les courbes de Lorenz se sont inversées pour le dernier cinquième de la distribution. Ici, le 1 % le plus riche recevait en 2008 près de 15 % du revenu global contre 11,5 % vingt ans plus tôt.

(…) Ces résultats montrent un changement remarquable dans la distribution mondiale des revenus sous-jacente. Nous vivons maintenant dans un monde avec un renflement autour de la médiane en raison de la hausse significative des revenus pour l'ensemble du deuxième tiers (…) de la distribution mondiale des revenus. (…) Nous voyons aussi l’accroissement de la richesse (et probablement aussi du pouvoir) des personnes au sommet et, chose remarquable, la stagnation des revenus tant pour les personnes juste en dessous des 5 % les plus riches que pour les plus pauvres dans le monde. »

Branko Milanovic, « Global income inequality by the numbers : In history and now. An overview », Banque mondiale, 2012. Traduit par Martin Anota


aller plus loin… lire « Le commerce international accroît-il les inégalités ? »