« Beaucoup d’entre nous se sont montrés critiques à l’idée d’adopter un plan d’austérité si tôt dans la reprise consécutive à la Grande Récession. Les monétaristes de marché (market monetarists) affirment que cette critique n’est pas fondée, car ils estiment que la politique monétaire peut compenser l’impact de l’austérité sur la demande globale. Les critiques de l’austérité répondent que ce n’est pas le cas lorsque les taux d’intérêt butent sur leur borne inférieure zéro (zero lower bound). Les monétaristes de marché répliquent en affirmant que la borne zéro n’est pas un problème.

Je veux réaliser deux trois observations. Premièrement, les monétaristes de marché imaginent souvent qu’ils inventèrent cet argument de la "compensation monétaire". Cependant il fait partie intégrante de l’objection initialement soulevée par les critiques de l’austérité. Si l’impact de la consolidation budgétaire est toujours le même, alors les raisons pour retarder la réduction du déficit tant que l’économie est en récession s’en trouvent significativement affaiblis. Pour être exact, il ne faut pas chercher à réduire le déficit budgétaire tant que les taux d’intérêt sont contraints par la borne inférieure zéro. Dès lors que ce n’est plus le cas, la politique monétaire peut compenser l’impact de la consolidation budgétaire sur la demande globale, alors qu’elle ne peut pas le faire à la borne inférieure zéro (selon les critiques de l’austérité). Les critiques de l’austérité prennent bien en compte la compensation monétaire.

Deuxièmement, si vous êtes le responsable de la politique budgétaire et si vous voulez prendre au sérieux la thèse des monétaristes de marché, vous devez croire deux choses. Tout d’abord, que la politique monétaire est capable de compenser l’impact de l’austérité autant aujourd’hui que plus tard. Ensuite, que c’est effectivement ce que les autorités monétaires vont faire. Si vous acceptez la première hypothèse, mais n’êtes pas sûr de la seconde, alors l’adoption d’un plan d’austérité aujourd’hui est une erreur. Bien sûr, vous pouvez accuser les banques centrales de ne pas compenser l’impact de vos mesures budgétaires, mais vous tenez également une certaine responsabilité si vous avec conscience qu’elles agissent ainsi.

Ce deuxième point montre à quel point la thèse des monétaristes de marché est fragile à la borne inférieure zéro. Ils affirment non seulement que la politique monétaire non conventionnelle peut compenser l’impact de la contraction budgétaire à la borne inférieure zéro, mais aussi qu’elle va le faire. Ce n’est pas le ciblage du PIB nominal qui pose en soi un problème. Les banques centrales ciblent aujourd’hui l’inflation et elles sont susceptibles de continuer à le faire à l’avenir, donc adopter un plan d’austérité en espérant qu’elles vont changer est particulièrement irresponsable.

Donc l’idée des monétaristes de marché que la borne inférieure zéro n’importe pas dépend de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing). Mais il y a ici un problème fondamental auquel les monétaristes de marché n’ont, à ma connaissance, jamais répondu. Quelle dose d’assouplissement quantitatif faut-il pour compenser toute contraction budgétaire ? Nous n’en savons rien, parce que nous avons si peu de données. Les délais entre la mise en œuvre des politiques économiques et les réactions à celles-ci sont telles que nous ne pouvons pas en avoir idée, parce que nous avons perdu beaucoup de production (ou créé trop peu d’inflation) avant que les décideurs politiques parviennent à la stabiliser. En réalité, les décideurs politiques vont vouloir rester prudents, donc ils vont presque certainement ne pas compenser suffisamment, même en présumant que l’assouplissement quantitatif est capable de compenser entièrement l’impact sur la demande globale. Donc encore une fois, si nous sommes réalistes à propos de ce que nous savons et de ce que les autorités monétaires vont faire, alors la contraction budgétaire à la borne inférieure zéro est irresponsable. (...)

Ce sont des arguments abstraits, mais ils peuvent s’appliquer à deux exemples réels. Premièrement à la zone euro. Nous n’avons actuellement pas d’assouplissement quantitatif. Nous devons avoir un assouplissement quantitatif, même si je crois personnellement qu’il serait encore mieux si nous utilisions la monnaie-hélicoptère, mais pour présumer que ces choses vont forcément survenir à l’instant même où nous en avons besoin est particulièrement irréaliste. Il était stupide de supposer que la borne inférieure zéro ne serait jamais être contraignante lorsque le nouveau régime budgétaire était mis en place suite à la crise. Donc la contraction budgétaire dans la zone euro est un problème majeur et une décision particulièrement irresponsable, qu’importe l'angle par lequel vous la considérez.

Au Royaume-Uni, on affirme souvent que l’austérité de 2010 ne fut pas un problème, parce qu’en raison de l’inflation rapide que l’on a observée en 2011, la Banque d’Angleterre aurait relevé ses taux d’intérêt s’il n’y avait pas eu d’austérité. Cependant c’est un argument qui ne justifie l’austérité qu’après coup. Elle ne nous permet pas de conclure que l’austérité était une bonne décision politique lorsqu’elle a été prise en 2010. En 2010, on ne s’attendait pas à ce que l’inflation grimpe à 5 %, donc la coalition n’avait aucune raison de croire que la borne inférieure zéro ne serait plus contraignante à partir de 2011 (…). Pour justifier l’austérité de 2010, nous devons supposer que, si les prévisions de 2010 s’avéraient excessivement optimistes (ce qu’elles firent), l’assouplissement quantitatif aurait été appliqué au degré requis pour stabiliser l’économie. Etant données les incertitudes notées ci-dessus, cela aurait été une hypothèse stupide à faire. Donc l’austérité de 2010 fut une décision politique coûteuse (…).

Donc, pour conclure, l’argument de la compensation monétaire n’est pas un problème pour les critiques de l’austérité à la borne inférieure zéro, mais une partie clé de leur démonstration. Pour croire que la compensation monétaire va continuer de s’appliquer de la même ampleur à la borne zéro, vous devez faire des hypothèses irréalistes à propos de ce que les autorités monétaires sont capables de faire avec l’assouplissement quantitatif et aussi à propos de ce qu’elles vont effectivement faire. »

Simon Wren-Lewis, « On the monetary offset argument », in Mainly Macro (blog), 11 janvier 2015. Traduit par Martin Anota



« Tony Yates, comme d’autres économistes, n’a pas manqué de noter que la réticence à utiliser la politique budgétaire pour la stabilisation macroéconomique est essentielle au monétarisme de marché (market monetarism). Pour autant, ils n’affirment pas que la politique budgétaire n’a pas d’impact sur la demande globale et donc la production, mais plutôt que la politique monétaire peut toujours compenser cet impact. C'est l’argument de la "compensation monétaire".

Comme je l’ai déjà noté, l’idée d’une compensation monétaire est joue un rôle important dans les objections des keynésiens à l’encontre de l’adoption d’un plan d’austérité dans une trappe à liquidité (1). Dans une trappe à liquidité, la capacité de la politique monétaire à compenser l’austérité budgétaire est sévèrement compromise, mais elle est préservée dans d’autres situations. Par conséquent, il fait plus sens de retarder l’austérité jusqu’à l’instant où une compensation monétaire est clairement possible. Donc l’idée qu’une compensation monétaire puisse survenir est assez largement acceptée. Ce qui est débattu, c’est l’ampleur à laquelle une trappe à liquidité (ou de façon équivalente le fait que les taux d’intérêt nominaux ne puissent devenir trop négatifs) empêche une compensation monétaire complète.

Si l’on trouve des preuves empiriques confirmant qu’une compensation monétaire complète a déjà été observée dans une trappe à liquidité, la thèse des monétaristes de marché gagnerait fortement en crédibilité. Scott Sumner a récemment présenté une certaine analyse de Mark Sadowski proclamant avoir trouvé de telles preuves empiriques. En prenant le solde primaire ajusté en fonction de la conjoncture comme mesure de l’orientation de la politique budgétaire, il affirme qu’il n’y a pas de corrélation entre celle-ci et la croissance du PIB nominal au cours de la période allant de 2009 à 2014 pour les pays disposant d’une politique monétaire indépendante.

Il y a de nombreux problèmes avec les corrélations simples de ce genre (j’ai d’ailleurs discuté de certaines d’entre elles ici), ce qui explique pourquoi des techniques économétriques assez élaborées sont aujourd’hui utilisées pour évaluer l’impact de la politique budgétaire. Mais il y a un problème plutôt simple avec cette corrélation. Pour autant que je sache, personne n’a exprimé d’inquiétude à propos de l’impact de l’austérité budgétaire sur le PIB nominal. On s’intéresse à l’impact sur l’activité réelle, pour des raisons qui sont assez évidentes.

Donc qu’est-ce que nous obtenons si nous relions la politique budgétaire à la croissance du PIB réel en utilisant l’ensemble de données de Sadowski ? Voici la réponse :

Il y a deux anomalies évidentes ici : d’un côté, Singapour, de l’autre, l’Islande. Excluons-les et nous obtenons cela :

Simon_Wren-Lewis__solde_primaire_ajuste_croissance_PIB_reel__1__Martin_Anota_.png

Il y a une claire corrélation négative entre l’ampleur du resserrement budgétaire et le montant de croissance du PIB réel. Etrange que Scott Sumner n’en parle pas !

Simon_Wren-Lewis__solde_primaire_ajuste_croissance_PIB_reel__2__Martin_Anota_.png

Pour autant, est-ce que je pense qu’il s’agit de preuves empiriques définitives ? Non, pour deux raisons. Premièrement, il y a des problèmes évidents avec de corrélations aussi simples que celle-ci comme je l’ai noté plus haut. Deuxièmement, cet échantillon inclut certains pays où les taux d’intérêt avaient atteint en moyenne plus de 2 % au cours de la période (notamment l’Australie, la Norvège, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud), c’est-à-dire des pays qui ne sont pas confrontés à une trappe à liquidité. D’autres pays peuvent avoir été dans une trappe à liquidité seulement pendant une partie de cette période. Ce que nous pouvons dire, c’est que ces corrélations sont cohérentes avec l’idée selon laquelle l’austérité réduit la croissance dans les pays disposant d’une politique monétaire indépendante. (2)

Si vous concluez que nous n’avons pas assez de données pour savoir à quelle ampleur la compensation monétaire peut s’opérer dans une trappe à liquidité, je pense que vous auriez raison. Si vous poursuivez en disant que les données ne peuvent par conséquent nous permettre d’opter pour un bord ou un autre en termes de politique, vous avez tort. Ce que les monétaristes de marché veulent vous faire croire, c’est qu’il n’y a pas à s’inquiéter de l’austérité budgétaire dans une trappe à liquidité, parce qu’une politique monétaire indépendante peut toujours compenser son impact. C’est faux, précisément parce que les preuves empiriques sont si limitées. Vous savez, à la fois grâce à la théorie et à la grande majorité des études économétriques, que la contraction budgétaire va réduire de façon prévisible le PIB. Nous n’avons aucune idée de montant de mesures non conventionnelles de politique monétaire nécessaire pour compenser cet impact récessif. Etant donnés les délais, cela signifie que l’on échouera à obtenir une compensation monétaire complète dans une trappe à liquidité. Dès lors que vous pensez à propos de l’incertitude, l’idée des monétaristes de marché selon laquelle il n’y pas à s’inquiéter de l’austérité dans une trappe à liquidité s’écroule.

(1) Ce n’est pas la seule raison expliquant pourquoi l’austérité budgétaire au cours d’une sévère récession peut être une mauvaise idée. Il y a beaucoup de preuves empiriques suggérant que l’austérité est plus nocive dans les récessions que lorsque la croissance est robuste et il y a d’autres raisons théoriques autres que la compensation monétaire expliquant pourquoi cela peut être le cas. C’est d’une certaine importance pour les économies individuelles dans une union monétaire.

(2) Si le coefficient sur la politique budgétaire était plus faible pour cet échantillon que pour les pays de la zone euro (je n’ai pas essayé de le voir), cela serait-il au moins la preuve d’une certaine compensation monétaire ? Le problème ici est que certains pays expliquant les résultats de la zone euro souffraient d’un taux de change réel surévalué en raison d’un excès passé de demande et donc cela peut biaiser vers le haut le coefficient sur la politique budgétaire dans ces régressions. »

Simon Wren-Lewis, « Evidence for monetary offset », in Mainly Macro (blog), 17 juillet 2015. Traduit par Martin Anota