« Avec les progrès dans l’apprentissage machine et la robotique mobile, les robots peuvent finir par réaliser plus efficacement vos tâches que vous. Cette idée amène certains à prédire un chômage de masse, un surcroît de loisir ou un futur sans travail. Mais les innovations économes en travail et les débats qui les entourent ne sont pas nouveaux. La reine Elisabeth 1ère a refusé un brevet pour une machine à coudre par peur qu’elle crée du chômage. Ricardo pensaient que la technologie réduirait les salaires et Keynes avait prédit la semaine de travail de 15 heures pour 2030. (…)

Le progrès technique ne crée pas de chômage de masse…


La technologie peut détruire des emplois dans un secteur en particulier, mais pas au niveau de l’économie dans son ensemble. Dans le célèbre exemple de Paul Krugman, imaginons qu’il y ait deux biens, les saucisses et les petits pains, qui sont combinés un par un pour faire des hotdogs. 120 millions de travailleurs sont divisés également entre les deux secteurs : 60 millions de travailleurs produisent des saucisses, tandis que les autres 60 millions de travailleurs produisent des petits pains, et les uns et les autres ont besoin de deux jours pour produire une unité de production. Maintenant supposez que la technologie double la productivité dans les boulangeries. Moins de travailleurs sont nécessaires pour fabriquer des petits pains, mais cette croissance de la productivité signifie aussi que les consommateurs vont obtenir 33 % de hot dogs en plus. Finalement l’économie va se retrouver avec 40 millions de travailleurs produisant des petits pains et 80 millions de travailleurs fabriquant les saucisses. Entretemps, la transition que l'économie va connaître peut s’accompagner à court terme de chômage, en particulier si les compétences des travailleurs licenciés sont très spécifiques au secteur boulanger. Mais à long terme, un changement dans la productivité relative entraîne une réallocation des emplois, plutôt qu’une destruction nette d’emplois, même si les impacts distributionnels de cette réallocation peuvent être compliqués et significatifs.

… et il ne va peut-être pas réduire votre semaine de travail…


Comme la productivité s’accroît, les gens peuvent juste travailler moins longtemps et jouir du même niveau de consommation. Mais ils peuvent aussi travailler le même nombre d’heures et profiter de la croissance de la productivité pour davantage consommer ou, ce qui est plus probable, à la fois consommer plus et avoir plus de loisir. C'est ce qu'on appelle l'"effet de revenu" et celui-ci signifie que le temps de travail peut diminuer, mais moins amplement que n’augmente la productivité.

Mais ce n’est pas la seule chose qui se passe. La croissance de la productivité change les prix relatifs du loisir et de la consommation au profit de cette dernière, en raison de ce que les économistes appellent un "effet de substitution". La fascinante base de données de Gregory Clarke suggère qu’en 1700 un ouvrier devait travailler presque 10 heures pour gagner les 2 vieilles livres nécessaires pour acheter un kilo de bœuf. Mais en 2014, un travailleur médian en Grande-Bretagne peut gagner les dix livres nécessaires pour acheter un kilo de bœuf en travaillant moins d’une heure. Et ainsi, mesuré en termes de bœuf ou de biens en général, la récompense pour travailler cette heure supplémentaire est bien plus large.

L’effet global sur les heures dépend de l’équilibre entre les deux effets. L’opus majeur d’Angus Maddison publié en 2001 estime qu’entre 1820 et 1998, le PIB réel par tête en Europe de l’ouest a été multiplié par 15. Au cours de la même période, le nombre d'heures travaillées a décliné de moitié environ. Donc environ 87,5 % des gains tirés de la croissance de la productivité ont été utilisés pour accroître la consommation. On peut alors penser que toute chute du temps de travail sera non seulement modeste, mais aussi loin d’être immédiate, à moins que l’automatisation entraîne de vastes gains de productivité. Il faudrait une hausse de la productivité de 75 % pour que le temps de travail chute conséquemment de 10 %. Ou une hausse de 150 % de la productivité pour qu’une journée entière soit retranchée de la semaine de travail.

… et il va probablement pousser les salaires à la hausse


Le consensus parmi les économistes est que le progrès technique tend à stimuler l’emploi, c’est-à-dire qu’il accroît la production de la même façon que le fait un accroissement du facteur travail. Si cela semble contre-intuitif, c’est seulement l’autre face de l’hypothèse selon laquelle les innovations sont économes en travail. L’histoire permet de vérifier cette hypothèse : si le progrès technique stimule le travail, alors le progrès technique doit entraîner une hausse des salaires, mais laisser le taux d’intérêt inchangé. La base de données de la Banque d’Angleterre suggère que les taux longs ont (sauf durant les périodes de forte inflation anticipée) oscillé autour de 4 % depuis 1500. (…) Depuis 1800, le rendement du travail (c’est-à-dire le taux de salaire réel) a été multiplié par environ 15. Bien sûr, ces chiffres agrégés peuvent très bien dissimuler de forts écarts d’un secteur à l’autre, d’un groupe de travailleurs à l’autre. Certains travailleurs peuvent être durement affectés par le progrès technique, en particulier si leur capital humain est rendu obsolète. La robotisation peut ne pas être une bonne nouvelle pour l’ensemble des travailleurs et conduire à de profonds changements dans la répartition des revenus.

Est-ce que la robotisation se distingue des précédentes innovations ?


Ainsi, pour affirmer que la robotisation va bénéficier au capital aux dépens du travail, vous devez croire qu’il y a quelque chose d’intrinsèquement différent concernant la robotisation par rapport aux innovations précédentes. Une chose qui peut (j’ai bien dit « qui peut ») être différente est que la substituabilité entre le travail et le capital. Si le progrès technique stimule l’emploi et si ce paramètre est inférieur à l’unité, alors l’accroissement des ratios capital sur production au cours du temps conduit à une hausse de la part du revenu national au travail, mais s’il est égal à l’unité, alors la part du revenu rémunérant le travail reste inchangée.

L’observation des données suggère que la part du revenu rémunérant le travail est constante ou croissante, pour l’essentiel de l’ère postindustrielle. La plupart des économistes en ont conclu que l’élasticité était inférieure ou égale à l’unité. Donc un surcroît de capital a signifié que son prix relatif a chuté plus que sa quantité n’a augmenté ; donc une plus faible part du revenu va au capital. Comment la technologie change-t-elle cela ?

Imaginons un taxi et son chauffeur ; il y a par essence pas de substituabilité entre les deux. Ils doivent être combinés dans des proportions fixes et ainsi un taxi avec deux chauffeurs ou un chauffeur avec deux taxis n’entraîne pas un surcroît de production. Les précédentes avancées technologiques, les voitures plus rapides, les GPS, Uber, n’ont pas changé grand-chose sur ce point. Mais peut-être que les robots vont rendre le travail et le capital plus interchangeables ; donc le chauffeur peut être substitué par un ordinateur et le passager se déplacer avec une voiture sans chauffeur. Si cela pousse la substituabilité au-dessus de l’unité, l’accroissement du stock de capital au cours du temps s’accompagne par une hausse de la part du revenu rémunérant le capital. En effet, Piketty et Zucman affirment que cela s’applique à une plus large gamme de progrès technique que la seule robotisation et a pu expliquer la hausse des inégalités que l’on a pu observer ces dernières décennies. (...) »

John Lewis, « Robot macroeconomics: What can theory and several centuries of economic history teach us? », in Banque d’Angleterre, Bank underground (blog), 6 septembre 2016. Traduit par Martin Anota