« L’un des meilleurs conseils que me donna Rudi Dornbusch a été : "Ne parle jamais de méthodologie. Contente-toi de faire". Pourtant, je vais lui désobéir et faire le grand saut.

C’est le projet initié par David Vines à propos des modèles DSGE, de leur comportement dans la crise et de la façon par laquelle ils peuvent être améliorés, qui m’a conduit à écrire ce billet. (…) J’avais tout d’abord écrit une note de politique économique, puis, en réponse aux commentaires que cette note a suscités, j’ai poursuivi avec un premier billet de blog, puis avec un deuxième, en espérant à chaque fois avoir été plus sage que la précédente. Je pensais avoir fait le tour de la question, mais David a récemment organisé une conférence sur le sujet, conférence au cours de laquelle j’ai beaucoup appris et qui m’amène à écrire cet ultime (?) billet sur le sujet.

Je vais développer ici une idée simple : Nous avons besoin de différents types de modèles macroéconomiques. Un type de modèles n’est pas mieux qu’un autre. Ils sont tous nécessaires et ils doivent interagir. De telles remarques seraient triviales et superflues si cette proposition était largement acceptée. Et il n’y aurait pas de guerres de religion. Mais ce n’est pas cas. Et il y a des guerres de religion.

Voici la typologie que je propose ; en l’occurrence, je distingue cinq types de modèles. (Je me limite aux modèles d’équilibre général. L’essentiel de la macroéconomie doit, cependant, chercher à élaborer des pièces individuelles, à construire des modèles d’équilibre partiel et à examiner les preuves empiriques correspondantes, pièces sur lesquelles les modèles d’équilibre général doivent ensuite se baser.) En faisant cela, je dois, avec toutes mes excuses, répéter certaines choses que j’ai pu avoir dites dans mes précédents billets.

Les modèles fondateurs. Le propos de ces modèles est de souligner un point théorique particulier, susceptible d’être pertinent pour presque tout modèle macroéconomique, mais sans prétendre capturer la réalité. Je pense ici au modèle consommation-prêt de Paul Samuelson, au modèle à générations imbriquées de Peter Diamond, au modèle de prime boursière d’Ed Prescott, aux modèles de recherche d’emploi de Diamond, Mortensen et Pissarides et aux modèles de monnaie de Neil Wallace ou Randy Wright. (…)

Les modèles DSGE. Le propos de ces modèles est d’explorer les implications macroéconomiques de certaines distorsions ou d’introduire des distorsions. Pour laisser la possibilité d’une discussion productive, ils doivent être construits autour d’un cœur faisant l’objet d’un consensus, avec chaque modèle explorant ensuite de nouvelles distorsions, que ce soit la rationalité limitée, l’asymétrie d’information, les différentes formes d’hétérogénéité, etc. (A la conférence, Ricardo Reis a une bonne liste d’extensions que l’on voudrait trouver dans un modèle DSGE.)

Ce sont ces modèles que David Vines (et beaucoup d’autres) a critiqués quand il débuta son projet et, dans leur forme actuelle, ils soulèvent deux questions. La première est : quel doit être le modèle fondamental ? Le fondement actuel, essentiellement un modèle de cycles d’affaires réels (real business cycles) avec une seule grande distorsion, les rigidités nominales, semble trop éloigné de la réalité pour être le meilleur point de départ. L’équation d’Euler pour les consommateurs et l’équation de fixation des prix semblent impliquer, en combinaison avec les anticipations rationnelles, des agents économiques trop tournés vers l’avenir. Je pense que le modèle fondamental doit avoir des rigidités nominales, une rationalité limitée, des horizons bornés, des marchés incomplets et un rôle pour la dette. Comme d’autres, j’ai discuté de ces questions ailleurs et je ne vais pas revenir dessus ici. (…) La seconde question est : à quel point ces modèles doivent-ils être proches de la réalité ? Selon moi, ils doivent évidemment chercher à s’en rapprocher, mais pas via des additions et des retouches ad hoc (…). C’est à la prochaine catégorie de modèle qu’incombe la tâche de coller à la réalité.

Les modèles de politique économique. (Simon Wren-Lewis préfère les appeler les modèles économétriques structurels.) Le propos de ces modèles est d’aider à concevoir la politique économique, pour étudier les effets dynamiques des chocs spécifiques, pour évaluer l’impact potentiel de politiques alternatives. Si la Chine ralentit, quel sera l’effet sur l’Amérique latine ? Si l’administration Trump s’embarque pour une expansion budgétaire, quels seront les effets sur les autres pays ?

Pour ces modèles, il est clairement essentiel de coller aux données et de capturer les dynamiques observées. Mais aussi d’avoir assez de structure théorique de façon à ce que le modèle puisse être utilisé pour saisir les effets des chocs et politiques. Ces deux objectifs impliquent que la structure théorique doit nécessairement être plus souple que pour les modèles DSGE : L’agrégation et hétérogénéité mènent à des dynamiques agrégées plus complexes que celles qu’un modèle théorique étroit peut espérer capturer. Les vieux modèles de politique partaient de la théorie et laissaient ensuite les données parler, équation par équation. Certains modèles en vogue partent d’une structure DSGE et laissent ensuite les données déterminer des dynamiques plus riches. Un des principaux modèles utilisés à la Fed, le modèle FRB/US, utilise la théorie pour restreindre les relations à long terme et permettre ensuite des coûts d’ajustement d’ordre supérieur pour coller aux dynamiques des données. Je suis sceptique à l’idée que ce soit la meilleure approche, comme je ne vois pas ce que l’on gagne, théoriquement ou empiriquement, en contraignant les dynamiques de cette façon.

En tout cas, pour cette classe de modèles, les règles du jeu doivent être différentes que pour les modèles DSGE. Est-ce que le modèle colle bien, par exemple, dans le sens où il est cohérent avec les dynamiques d’une caractérisation VAR ? Est-ce qu’il capture bien les effets des politiques passées ? Est-ce qu’il permet de considérer des politiques alternatives ?

Les modèles-jouets. Ici, j’ai à l’esprit des modèles tels que les diverses variations du modèle IS-LM, du modèle Mundell-Fleming, du modèle des cycles d’affaires réels et du modèle des nouveaux keynésiens. Comme la liste l’indique, certains peuvent être seulement vaguement fondés sur la théorie, d’autres plus explicitement. Mais ils ont le même propos. Permettre de donner rapidement un premier aperçu à une certaine question ou présenter une bribe de réponse à partir d’un modèle ou d’une classe de modèles plus compliqué. Pour le chercheur, ces modèles peuvent être élaborés avant de passer à un modèle plus élaboré ou après, une fois que le modèle élaboré a été développé et que ses entrailles ont été examinées. La proximité de ces modèles vis-à-vis de la théorie formelle n’est pas un critère pertinent ici. Entre de bonnes mains, et je pense ici à des maîtres-artisans tels que Robert Mundell ou Rudi Dornbusch, ils peuvent être éclairants. Il y a une raison qui explique pourquoi ils dominent les manuels de macroéconomie. Ils fonctionnent comme des appareils pédagogiques. Ils relèvent autant de l’art que de la science et tous les économistes ne sont pas des artistes talentueux. Mais l’art est utile. (…)

Les modèles de prévision. Le propos de ces modèles est simple : Donner les meilleures prévisions. Et c’est le seul critère sur lequel nous devons les juger. Si la théorie est utile pour améliorer les prévisions, alors elle doit être utilisée. Si elle ne l’est pas, elle doit être ignorée. (…) Les questions sont alors statistiques : comment traiter le sur-paramétrage ? comment traiter l’instabilité des relations sous-jacentes ? etc.

En somme : Nous avons besoin de différents modèles pour différentes tâches. Les tentatives de certains de ces modèles visant à faire plus que ce pour quoi ils ont été conçus semblent avoir été trop ambitieuses. Je ne suis pas sûr que les modèles DSGE soient de bons modèles de politique économique, à moins qu’ils deviennent plus souples à propos des contraintes associées à la théorie. J’aimerais qu’ils soient utilisés pour la prévision, mais je suis encore sceptique à l’idée qu’ils gagnent à ce jeu. Cela étant dit, chaque classe de modèles a beaucoup à apprendre des autres et bénéficierait à ce qu’il y ait plus d’interactions entre eux. Les vieux modèles de politique économique bénéficieraient du travail mené sur l’hétérogénéité, sur les contraintes de liquidité, qui se trouve formalisé dans certains modèles DSGE. Et, pour répéter un point souligné au début, tous les modèles doivent être construits sur de solides fondations d’équilibre partiel et sur les preuves empiriques. »

Olivier Blanchard, « On the need for (at least) five classes of macro models », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 10 avril 2017. Traduit par Martin Anota