« Beaucoup de personnes ont des difficultés à saisir l’idée que le modèle orthodoxe basique (le modèle d’offre et de demande avec un seul marché où s’échange une marchandise indifférenciée) ne marche pas pour le marché du travail. Pour certaines personnes qui sont impliquées dans les débats autour de la politique de l’emploi, la théorie est presque axiomatique : le marché du travail doit être décrit en termes de "courbe d’offre de travail" et de "courbe de demande de travail". Si vous leur dites que ce n’est pas possible, cela les déconcertera. Comment pourrait-il ne pas y avoir de courbe de demande de travail ? Comment pourrait-il ne pas y avoir de relation entre le prix de quelque chose et la quantité que les gens désirent acheter ?

Réponse : Si vous ne pouvez pas observer quelque chose, vous pouvez très bien le considérer comme s’il n’existait pas.

Les gens ont tendance à l'oublier, mais les courbes de demande ne sont en fait pas directement observables. Elles sont hypothétiques. "Si le prix était X, combien achèteriez-vous ?". Vous pouvez réaliser une enquête auprès des gens, mais la seule façon de réellement savoir quelle quantité ils achèteraient consisterait fixer le prix à X. Et la seule façon de le faire est de déplacer la courbe de l’offre. Mais comment savez-vous ce qu’est la courbe d’offre ? La seule façon est de déplacer la courbe de demande !

C’est ce qu’on appelle un problème d’identification. A moins que vous puissiez observer quelque chose qui constitue clairement un choc touchant seulement l’une des courbes, mais pas l’autre, vous ne pouvez pas savoir ce à quoi ressemblent les courbes. (…)

Et avec les marchés du travail, il est très difficile de trouver un choc qui affecte seulement l’une des "courbes". Cela s’explique par le fait que presque tout dans l’économie est produit avec le travail. Si vous trouvez un ensemble de nouveaux travailleurs, ils constituent aussi de nouveaux consommateurs et ce qu’ils achètent requière plus de travailleurs pour produire. Si vous accroissez le salaire minimum, la hausse du revenu des personnes toujours en emploi stimulera indirectement la demande de travail (…). Le travail est un intrant crucial dans de si nombreux marchés qu’il nécessite vraiment d’être traité dans un cadre d’équilibre général (en d’autres termes, en analysant tous les marchés à la fois), plutôt qu’en l’observant à travers un unique marché isolé des autres. Cela rend le modèle d’équilibre partiel orthodoxe assez inutile pour analyser le travail.

"Mais", vous pouvez dire, "ne pouvons-nous pas faire certains hypothèses plus lâches qui soient assez raisonnables ?". C’est possible. Il est logique que, dans la mesure où il faut du temps pour que de nouvelles entreprises soient créées, un afflux d’immigrés non qualifiés puisse représenter un plus gros choc pour l’offre de travail que pour la demande de travail à très court terme. Et il est logique qu’une hausse du salaire minimum ne stimule pas assez la demande de travail pour compenser la contrainte exercée par le prix plancher.

Avec ces hypothèses plus lâches, vous pouvez donner du sens à des courbes d’offre et de demande. Le problème est le suivant : Les résultats se contredisent alors les uns les autres. Les résultats empiriques sur les afflux soudains d’immigrés non qualifiés indiquent une très forte élasticité de la demande de travail, tandis que les résultats empiriques sur les hausses du salaire minimum indiquent une très faible élasticité de la demande de travail. Ces deux propositions ne peuvent être vraies au même instant.

Donc si vous acceptez ces hypothèses d’identification plausibles, lâches, cela ne fait toujours pas sens de considérer les marchés du travail en les décrivant par une courbe d’offre et une courbe de demande. Bien sûr, vous pouvez proposer des hypothèses d’identification étranges, douteuses, irréalistes qui réconcilient ces faits empiriques (et les diverses autres choses que nous savons à propos des marchés du travail). Avec des hypothèses suffisamment baroques, vous pouvez toujours sauver toute théorie, comme Romer l’a souligné (et comme Lakatos lui-même l’a souligné avant lui). Mais à partir d’un certain point, cela commence vraiment à sembler ridicule.

En fait, il y a plusieurs autres raisons qui amènent à penser que la théorie orthodoxe ne convient pas pour les marchés du travail :

1. Les graphiques d’offre et de demande sont utiles pour une seule marchandise ; or le travail est extrêmement hétérogène.

2. Les graphiques d’offre et de demande sont des modèles statiques ; en raison de la réglementation du travail et des contrats implicites, les marchés du travail impliquent de la part des agents qu’ils adoptent un comportement prospectif.

3. Les graphiques d’offre et de demande sont sans frictions ; les marchés du travail impliquent évidemment de larges frictions dans la recherche d’emploi, et ce pour de nombreuses raisons. Si les modèles d’offre et de demande orthodoxes fonctionnaient pour chaque marché, la grande majorité des économistes aujourd’hui seraient totalement inutiles. Affirmer que le modèle orthodoxe doit toujours être un bon modèle, c’est dire fondamentalement que l’essentiel de l’économie fait fausse route et que tout cela tient à Marshall. Heureusement, les économistes forment toutefois une équipe intelligente, avec un certain esprit scientifique, si bien qu’ils réalisent que les effets d’équilibre général, l’hétérogénéité, le comportement prospectif, les frictions dans la recherche d’emploi, etc., existent, et qu’ils sont souvent essentiels pour comprendre les marchés.

Le modèle d’offre et de demande orthodoxe n’est juste pas une bonne description du marché du travail. La construction théorique derrière "la courbe de demande du travail" est ontologiquement suspecte, c’est-à-dire qu’elle constitue un mauvais choix de modélisation. Si nous adoptions une certaine sorte de philosophie positiviste ou empiriste ("si je ne peux pas observer quelque chose, il se pourrait que cela n’existe pas"), alors nous pouvons aussi bien dire que "la courbe de demande de travail" n’existe pas. Ce n’est pas une chose réelle. »

Noah Smith, « Why the 101 model doesn't work for labor markets », in Noahpinion (blog), 14 avril 2017. Traduit par Martin Anota