« Est-ce que le capitalisme est un jeu à somme positive ou un jeu à somme nulle ? Les deux. Adam Smith et Karl Marx avaient tous deux vu juste. Cependant, ils n’ont pas raison aux mêmes époques.

Par exemple, entre le milieu des années quarante et le milieu des années soixante-dix, les capitalistes avaient intérêt à ce qu'il y ait une forte croissance des salaires et que l'économie soit au plein emploi. La hausse des salaires soutenait la demande globale non seulement via la croissance des dépenses de consommation, mais aussi parce que de plus hauts salaires incitaient les entreprises à investir dans des technologies économisant le travail.

Dans les années soixante-dix, cela cessa d’être le cas. La croissance des salaires commença alors à étouffer les profits des capitalistes. Le jeu à somme positive devint un jeu à somme nulle, comme l’ont décrit Marglin et Bhaduri. La solution à ce problème fut le thatchérisme ou, si vous préférez, le néolibéralisme. Des politiques visant à restaurer les marges de profit en affaiblissant les syndicats et l’Etat-providence et en suscitant une insécurité de l’emploi contribuèrent à accroître la productivité, les taux de profit et la croissance.

Mais nous pourrions bien être de retour dans une phase du jeu à somme positive. Une récente analyse réalisée par Servaas Storm affirme que la stagnation séculaire est due en grande partie à "la création délibérée après 1980, via les politiques économiques, d’une économie dont la croissance des salaires est structurellement faible". De faibles salaires et une faible croissance des salaires désincitent les entreprises à investir dans de nouvelles technologies, ce qui provoque une faible croissance de la productivité. Cela fait écho à un argument récemment avancé par Ben Chu et c’est cohérent avec le fait que l’ère néolibérale ait été synchrone avec une chute de la croissance de la productivité.

En ce sens, de faibles salaires ne sont pas seulement mauvais pour les salariés, mais également pour les capitalistes, parce qu’une faible productivité signifie de faibles taux de profit et de faibles taux d’intérêt, donc de faibles rendements sur l’épargne. Bien sûr, de faibles salaires sont bons pour tout capitaliste pris isolément. Mais ils ne sont pas nécessairement bons pour tous.

En ce sens, le parti conservateur peut aujourd’hui être dans une position similaire à celle des sociaux-démocrates dans les années soixante-dix. A cette époque, le parti travailliste jouait un jeu à somme positive dans une économie à somme nulle. La conséquence fut une crise économique et une déroute intellectuelle qui s’empara du parti pendant plusieurs années. Le parti conservateur aujourd’hui joue un jeu à somme nulle dans un monde à somme positive et les conséquences sont similaires : une crise économique et une confusion intellectuelle.

Mais il y a un autre parallèle à tirer avec cette époque. Le projet de Thatcher consistant à nous faire passer des politiques à somme positive vers des politiques à somme nulle était dangereux et incertain. Ce pourrait être la même chose dans le sens inverse. Toute politique d’accroissement des salaires n’est pas nécessairement bénéfique. Comme Servaas le dit, une hausse générale des salaires n’est pas une formule magique. J'identifie trois problèmes ici. Premièrement, l’une des raisons pour lesquelles les hausses de salaire minimum n’ont pas eu beaucoup d’effets négatifs sur l’emploi jusqu’à présent était qu’elles réduisaient le pouvoir de monopsone des employeurs. A partir d’un certain moment, cependant, lorsque les fruits les plus faciles à prendre auront été cueillis, toute nouvelle hausse du salaire minimum pourrait se révéler dommageable à l’emploi. Seattle pourrait être autour de ce point. Deuxièmement, plusieurs secteurs à faible salaire sont aussi des secteurs à faible profit ; pensez aux stations de nettoyage de voitures ou aux maisons de soins. Une hausse des salaires dans de tels secteurs n’y stimulerait pas plus l’innovation qu’elle ne les perturberait. Avec une faible épargne et une dette élevée, les ménages peuvent répondre aux hausses de salaires en épargnant davantage. Si c’est le cas, la demande globale ne s’accroitrait pas beaucoup et il y aurait peu d’incitations à investir. C’est un avertissement que nous tirons des années soixante-dix. L’une des raisons pour lesquelles le jeu à somme positive s’est enrayé fut que les travailleurs épargnèrent une part croissante de leurs salaires. Ces doutes ne m’amènent pas à accepter les conclusions du néolibéralisme ; ils m’amènent juste à penser qu’une croissance tirée par les salaires ne suffirait pas. »

Chris Dillow, « The crisis of positive-sum capitalism », in Stumbling & Mumbling (blog), 9 juin 2017. Traduit par Martin Anota