« L’autre jour, j’ai exprimé mes inquiétudes à propos de l’économie chinoise. J’avais écrit qu’elle "émerge comme un point dangereux dans une économie mondiale qui n’a vraiment, vraiment pas besoin de cela en ce moment". Pour tout vous avouer, j’ai écrit cela il y a six ans. Et je n’étais pas le seul à tenir de tels propos. Beaucoup prédisent depuis longtemps une crise chinoise et celle-ci a persisté à ne pas éclater.

Mais l’économie chinoise semble à nouveau vaciller. Est-ce le moment où toutes les prophéties de gros problèmes dans la grande Chine se réalisent ? Honnêtement, je n’en sais rien. D’un côté, les problèmes de la Chine sont réels. De l’autre, le gouvernement chinois (retenu ni par une idéologie rigide, ni par quelque chose qui ressemble à un processus politique démocratique) a régulièrement montré sa capacité et sa volonté à faire ce qu’il faut pour stimuler son économie. Personne ne peut savoir si cette fois les choses se passeront différemment ou si Xi-qui-doit-être-obéi peut impulser une nouvelle reprise.

Mais peut-être que c’est un autre exemple de la loi de Dornbusch, qui tire son nom de mon ancien professeur Rudi Dornbusch : La crise prend plus de temps à venir que vous ne le pensez, et lorsqu’elle survient, elle survient plus vite que vous ne vous y attendiez. Donc il semble utile de résumer pourquoi beaucoup s’inquiètent à propos de la Chine, et pourquoi les difficultés chinoises sont un problème pour le reste du monde.

Le problème fondamental avec l’économie chinoise est qu’elle est très déséquilibrée : Elle a des niveaux d’investissement extrêmement élevés, sans que la consommation domestique soit suffisamment forte pour justifier un tel investissement. Vous pouvez être tenté de penser que ce n’est pas grave, que la Chine peut juste exporter son excès de production vers d’autres pays. Mais s’il y a eu une époque où la Chine avait de larges excédents, en l’occurrence du milieu des années deux mille jusqu’au début des années deux mille dix, cette époque est révolue.

GRAPHIQUE 1 Investissement et solde du compte courant de la Chine (en % du PIB)

Paul_Krugman__Chine_investissement_solde_compte_courant.png

Il est vrai qu’un investissement très élevé peut être soutenu pendant une longue période de temps dans une économie en forte croissance (c’est ce qu’on appelle l’effet accélérateur). Et la Chine a en effet connu une croissance incroyable. Mais le potentiel pour la croissance future effrite, pour au moins deux raisons. La première est que la technologie chinoise converge sur celle des pays développés, si bien que la marge pour des améliorations rapides via l’emprunt décline. La seconde est que la politique de l’enfant unique adoptée par la Chine a produit une démographie qui ressemble beaucoup à celle de l’Europe ou du Japon. Le graphique suivant montre la population en âge de travail en Chine, qui a cessé d’augmenter.

GRAPHIQUE 2 Population chinoise de 15-64 ans (en milliards)

Paul_Krugman__Chine_population_en_age_de_travailler.png

Donc la Chine ne peut vraiment pas continuer à investir plus de 40 % de son PIB. Elle doit se tourner vers une plus forte consommation, ce qu’elle peut faire en transférant plus de profit des entreprises publiques vers la population, en renforçant sa protection sociale, et ainsi de suite. Mais elle persiste à ne pas le faire.

Au lieu, le gouvernement chinois a facilité le prêt aux entreprises, poussant les entreprises publiques à dépenser davantage, et ainsi de suite. Dans le fond, elle a continué de maintenir l’investissement à un niveau élevé malgré de faibles rendements. Pourtant ce processus a des limites et lorsqu’il butera sur la (grande) muraille, il est difficile d’imaginer comment la consommation pourrait augmenter suffisamment vite pour maintenir l’activité à son rythme. Cependant, si ce raisonnement semble juste, il ne faut pas oublier que c’est le même raisonnement que nous avions eu, moi et bien d’autres, en 2011. (…)

Quelles seraient les conséquences mondiales si la Chine se retrouvait en difficultés ? La chose importante à avoir en tête ici est que la Chine ne génère plus de larges excédents commerciaux avec le monde pris dans son ensemble (le déficit bilatéral étasunien est exceptionnel et décevant). Et, par conséquent, la Chine est devenue un marché majeur. Le graphique ci-dessous représente les importations de la Chine en pourcentage du PIB mondial ; elles sont assez fortes. De plus, en 2017, les importations de la Chine s’élevaient à 2.000 milliards de dollars, alors que celles des Etats-Unis s’élevaient à 2.900 milliards de dollars ; la Chine est presque autant une locomotive pour le monde que les Etats-Unis.

GRAPHIQUE 3 Importations chinoises (en % du PIB mondial)

Paul_Krugman__importations_chinoises_en___PIB_mondial.png

Cela signifie qu’un ralentissement marqué de l’activité chinoise nuirait beaucoup à l’économie mondiale, tout particulièrement aux exportateurs de produits de base, notamment les fermiers américains. En d’autres mots, il y a d’autres choses effrayantes mis à part Trump et le Brexit. »

Paul Krugman, « Will China’s economy hit a Great Wall? », 15 janvier 2019. Traduit par Martin Anota