« Nous faisons face à une crise à la fois sanitaire et économique aux dimensions sans précédents au cours de l’histoire récente.

Je veux commencer par souligner que le confinement de l’épidémie est la première priorité. Le graphique 1 résume la façon par laquelle les autorités en charge de la santé publique peuvent s’attaquer au problème.

GRAPHIQUE 1 L’aplatissement de la courbe épidémique

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A court terme, la capacité du système de santé d’un quelconque pays est finie (la capacité des unités de soins intensifs, le nombre de lits d’hôpital, le nombre de professionnels de santé qualifiés, le nombre de respirateurs artificiels, etc.). Cela donne une limite supérieure au nombre de patients qui peuvent être efficacement traités, à n’importe quel moment du temps, une limite indiquée par une ligne horizontale sur le graphique. (...)

La politique de santé publique, du moins dans tous les pays à peu près décemment dirigés, cherche à "aplatir la courbe" en imposant de drastiques mesures de distanciation sociale et en promouvant des pratiques de santé pour réduire le taux de transmission. Cet "aplatissement de la courbe" permettrait d’étirer la diffusion de la pandémie au cours du temps, permettant ainsi aux gens d’être mieux traités par le système hospitalier, ce qui réduirait en définitive le taux de mortalité. C’est la courbe bleue sur le graphique 1. Ces politiques, là où elles sont mises en œuvre, ont eu de puissants résultats. Les pays qui ont adopté des mesures drastiques de confinement comme Taïwan, Singapour ou les régions chinoises en-dehors de Hubei, ont vu le nombre de cas croître à un rythme bien plus faible et ils connaissent maintenant un déclin. Clairement, c’est la bonne politique de santé publique à court terme.

Supposons que les autorités de santé publique prennent les bonnes décisions, donc que nous soyons sur la courbe d’infections aplatie (en bleu). Quelles sont les implications macroéconomiques ?

Je vais affirmer que, à court terme, l’aplatissement de la courbe d’infections accentue inévitablement la courbe de récession. Considérons la Chine et l’Italie : l’accroissement des distances sociales a nécessité de fermer les écoles, les universités, les entreprises qui ne sont pas essentielles et de demander à la majorité de la population en âge de travailler de rester à la maison. Alors que certains peuvent être capables de travailler à domicile, cela reste une petite fraction de l’ensemble de la main-d’œuvre. Même si le télétravail reste une option, la perturbation à court terme touchant le travail et la vie de famille est importante et elle va réduire la productivité. Bref, la politique de santé publique appropriée plonge l’économie dans un arrêt brusque. Tous les indicateurs venant de Chine, par exemple, mettent en évidence un plongeon dramatique de la production et des échanges.

Dans un monde parfait, les gens s’isoleraient d’eux-mêmes jusqu’à ce que les taux d’infections chutent suffisamment et que les autorités de santé publique donnent le feu vert. A cet instant-là, les moteurs de l’économie repartiraient : les travailleurs retourneraient travailler, les usines seraient relancées, les bateaux pourraient charger leur cargaison et les avions pourraient redécoller.

La première chose à noter est que, même dans ce monde "parfait", les dommages économiques seraient considérables. Pour le comprendre, supposons que, par rapport à une trajectoire de base, les mesures de confinement réduisent l’activité économique de 50 % au cours d’un mois et de 25 % au cours du mois suivant, puis qu’ensuite l’économie retourne à la trajectoire de base. Une telle chute brutale, mais temporaire, de l’activité ne semble pas irréaliste lorsque l’on voit qu’une majorité de la main-d’œuvre est actuellement confinée à domicile dans des endroits comme l’Italie ou la Chine. En fait, nous pouvons anticiper un processus bien plus fastidieux.

Pourtant, ce scénario délivrerait toujours un sacré coup aux chiffres du PIB, avec un déclin de la production annuelle de l’ordre de 6,5 % par rapport à l’année précédente. Si l’on étend le confinement un mois supplémentaire, le déclin de la production annuelle (relativement à l’année précédente) atteint presque 10 % !

Comme de nombreux économistes l’ont souligné, l’essentiel de ces pertes en PIB ne sera jamais rattrapé, donc il est raisonnable de supposer un retour à la trajectoire de base, plutôt qu’un essor ultérieur de l’activité au-delà de celle-ci, bien que l’on puisse s’attendre à un rebond post-récession des achats retardés de biens durables. A titre de comparaison, une chute de la croissance de la production aux Etats-Unis au cours de la Grande Récession de 2008-2009 était d’environ 4,5 %. Nous sommes sur le point de connaître une contraction de l’activité qui éclipse la Grande Récession.

Pourquoi les chiffres sont-ils plus élevés aujourd’hui ? Pour le dire rapidement, même au pic de la crise financière, quand l’économie américaine détruisait des emplois au rythme de 800.000 emplois par mois, la grande majorité des travailleurs était encore employée et travaillait. Le taux de chômage aux Etats-Unis a atteint un pic de "juste" 10 %. Par contraste, le coronavirus crée une situation où, pour un bref instant, 50 % des travailleurs, voire plus, peuvent ne pas être capables d’aller travailler. L’impact sur l’activité économique est donc bien plus important.

Pourtant, c’est le scénario "optimiste". Nous ne visons pas dans le "monde parfait" décrit ci-dessus. Une contraction de cette magnitude enverrait des vagues de chocs à travers l’économie qui pourraient occasionner de sérieux dommages. Si les chocs ne sont pas efficacement gérés, le coût économique pourrait être bien plus large et bien plus durable.

Une économie moderne est un réseau complexe de parties interconnectées : salariés, entreprises, fournisseurs, consommateurs, banques et autres intermédiaires financiers, etc. Chacun est le salarié de quelqu’un, un client, un prêteur, etc. Un arrêt brusque comme celui décrit ci-dessus peut facilement déclencher des événements en chaîne, alimentés par des décisions individuellement rationnelles, mais collectivement catastrophiques.

(…) Les acteurs économiques prennent des décisions individuelles qui amplifient et précipitent une plus sévère chute de l’activité économique. Les consommateurs isolés peuvent avoir de moindres opportunités pour dépenser. Face aux incertitudes à propos des perspectives économiques futures, une réaction commune consiste à réduire davantage les dépenses. Une telle réaction réduit davantage les recettes des firmes, même sur les stocks courants. Face à la baisse de la demande pour leurs produits (dans certains secteurs tels que le loisir, le voyage ou le divertissement, la demande risque même de presque totalement s’écrouler), les entreprises vont vouloir réduire leurs coûts, licencier du personnel pour éviter une faillite. Les banques, avec un portefeuille aux prêts non performants toujours plus nombreux, vont naturellement chercher à moins prêter, assombrissant davantage les perspectives pour le secteur non financier. Les fournisseurs vont exiger d’être payés, etc. La panique ou la perte de confiance ajoutent une nouvelle couche. La conséquence serait une faillite en chaîne des entreprises, avec une hausse subséquente des licenciements et l’accumulation de fragilités financières.

En d’autres termes, un vrai danger est que le virus mute et infecte notre système économique même si nous réussissons à le sortir de notre corps. Sa forme économique n’est certainement pas aussi mortelle, mais elle peut néanmoins provoquer de réels dommages. Les économistes vont reconnaître que le problème dans les deux cas (l’infection et la récession) tient à des externalités : des actions qui sont individuellement parfaitement sensées, mais qui s’avèrent nuisibles au niveau collectif.

L’implication est que l’économie fait face aussi à un problème "d’aplatissement de la courbe". Sans soutien macroéconomique efficace, l’impact de la contraction de l’activité peut être représenté par la courbe rouge sur le graphique 2. Celle-ci représente la production perdue durant une récession brutale et intense, amplifiée par les décisions économiques de millions d’agents économiques essayant de se protéger en réduisant leurs dépenses, en retardant leurs investissements, en réduisant leurs prêts et généralement en se terrant chez soi. Notez l’ironie de la chose : c’est l’isolement qui génère des externalités négatives !

GRAPHIQUE 2 L’aplatissement de la courbe de récession

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Sur le graphique, la zone en bleu représente la contraction de l’activité économique, si nous pouvons prévenir toute "infection économique" additionnelle, c’est-à-dire limiter la perte d’activité économique à la production perdue durant la période de confinement. Comme je l’ai déjà dit, c’est probablement un grand chiffre négatif. La ligne rouge (et la zone additionnelle en rouge) représente la perte additionnelle d’activité économique une fois que l’économie elle-même a été "infectée" et que les divers cercles vicieux et mécanismes décrits ci-dessus se mettent en œuvre.

Les mesures qui aident à résoudre la crise sanitaire peuvent aggraver la crise économique, du moins à court terme, et réciproquement : une réponse sanitaire plus stricte se traduit par un arrêt économique plus long, une zone bleue plus large. Pourtant, cela a beau ressembler à un arbitrage, ce n’en est pourtant pas un : le chômage versus des vies perdues, il n’y a pas beaucoup de choses à débattre, du moins aux taux d’infection et de mortalité que nous observons. En outre, même si aucune mesure de confinement n’est mise en œuvre, il y aurait de toute façon une récession, alimentée par les comportements de précaution et de panique de la part des ménages et entreprises faisant face à l’incertitude quant à la gestion d’une pandémie avec une réponse inadéquate de la part des autorités en charge de la santé publique.

Heureusement, la politique économique peut agir décisivement pour empêcher des "infections économiques". L’objectif basique ici est aussi d’"aplatir la courbe" et de limiter les dommages économiques à ce qui est inévitable du fait qu’une grande partie de la population soit en quarantaine et ne peut donc participer à la production.

Un système économique moderne (à nouveau, lorsqu’il est bien géré) contient plusieurs sécurités qui sont conçues pour empêcher ou limiter les effondrements catastrophiques de ce type. Considérez-les comme les "unités de soins intensifs, les lits et les ventilateurs" du système économique. En l’occurrence, les banques centrales peuvent fournir de la liquidité en urgence au secteur financier. Les stabilisateurs automatiques (le déclin des recettes fiscales et la hausse des revenus de transfert) contribuent aussi à atténuer l’ampleur des retombées économiques sur les ménages et les entreprises. En outre, les gouvernements peuvent déployer des mesures budgétaires discrétionnaires ciblées ou de plus larges programmes pour soutenir l’activité économique. Ces mesures contribuent à "aplatir la courbe économique", c’est-à-dire limiter les pertes économiques, comme cela est illustré sur le graphique 2.

Il est important de garder à l’esprit ce que la politique économique peut faire et ce qu’elle ne peut pas faire. L’objectif n’est pas et ne peut être d’éliminer la récession. Il y aura une récession, elle sera massive, mais espérons-le de courte durée. La priorité est de court-circuiter tous les cercles vicieux et canaux de contagion qui risquent d’amplifier de choc négatif.

Si elle n’est pas contenue, la récession menace de détruire le réseau complexe de liens économiques qui permet à l’économie d’opérer et cela prendrait du temps à le réparer. De ce point de vue, la priorité devrait être : (a) de s’assurer à ce que les travailleurs puissent restés employés (et percevoir leur salaire), même s’ils sont en quarantaine ou forcés de rester chez eux pour s’occuper de personnes dépendantes. L’assistance au licenciement temporaire est une composante clé. Sans elle, il n’est pas certain que les recommandations de santé publique puissent être suivies. Les ménages doivent être en mesure de faire des paiements basiques (loyers, factures d’énergie, remboursement de prêt, assurance) ; (b) de s’assurer que les firmes puissent essuyer la tempête sans faire faillite, avec des conditions d’emprunt plus accommodantes, et si possible une exonération temporaire des impôts ou des cotisations sociales, une suspension du remboursement des prêts ou la fourniture d’une assistance financière directe si nécessaire ; (c) de soutenir le système financier comme les prêts non performants vont augmenter, afin de s’assurer à ce que la crise économique n’entraîne pas de crise financière. Ces mesures vont atténuer, peut-être même éliminer, les mécanismes d’amplification et fortement réduire la sévérité de la récession. (...)

Combien de temps la production restera contenue avant que la taille de la récession ne devienne catastrophiquement large ? De simples calculs indiquent qu’un mois avec une production à 50 % et 2 mois à 25 % coûteraient déjà 10 % de la production annuelle. Deux autres mois supplémentaires à 75 % coûteraient 5 % supplémentaire de la production annuelle…

Cela indique que la bonne stratégie est dynamique. Si l’on reprend le graphique 1, le principal objectif de la politique budgétaire devrait être d’accroître la capacité du système de santé. Relever la ligne horizontale sur ce graphique permettrait de traiter davantage de patients, mais aussi de relâcher les mesures de confinement. Cela bénéficie directement à l’économie, sans dégrader la réponse de la politique de santé publique.

La conclusion est que nous avons besoin d’initiatives ambitieuses en termes de politique publique pour contenir la récession imminente. La bonne combinaison implique de mettre la politique de santé publique en siège conducteur pour limiter la "contagion humaine". Les politiques budgétaire et financière doivent ensuite être utilisées pour gérer le choc subséquent sur notre système économique et empêcher la "contagion économique". Ce n’est pas le moment d’être prudent. »

Pierre-Olivier Gourinchas, « Flattening the pandemic and recession curves », 13 mars 2020. Traduit par Martin Anota