« La pandémie de Covid-19 a imposé une large adoption du télétravail en conséquence des politiques de confinement adoptées dans plusieurs pays. Cette situation a renouvelé l’intérêt et les débats autour des conséquences du télétravail. Dans ce billet, nous passons en revue la littérature portant sur l’impact du télétravail sur la productivité. Cette littérature très diverse nous offre les résultats clés suivants : l’impact dépend de la nature des tâches, la part du télétravail importe et il y a une grosse différence entre télétravail contraint et télétravail choisi. Et les mises en garde sont également importantes : la réduction des coûts au niveau des entreprises ne se traduit par automatiquement par des gains de productivité au niveau de l’économie et les éléments empiriques sur les effets à long terme restent très diffus.

La littérature sur le sujet est très large et variée. Dans ce billet, notre focale porte sur l’effet sur la productivité. Nous n’évoquerons pas de questions plus larges telles que le bien-être, le style de management, les marchés du travail, les implications spatiales, les déplacements sectoriels et d’autres impacts potentiels.

Les effets du télétravail sur la productivité diffèrent significativement selon les tâches et fonctions


Peut-être que l’étude la plus connue dans la littérature est celle de Nicholas Bloom et alii (2015). Ces derniers se sont appuyés sur une expérience pour étudier l’impact du télétravail sur la performance de travailleurs de centres d’appels chinois procédant à des réservations hôtelières et à des réservations de vols. Parmi des travailleurs qui étaient volontaires pour le télétravail, certains ont été choisis aléatoirement pour travailler à domicile et les autres ont travaillé au bureau, et ce afin de se préserver contre les effets de biais de sélection dans l’échantillon. Ceux assignés au télétravail ont vu leurs performances s’améliorer de 13 % par rapport à ceux qui travaillèrent au bureau. Une partie de ce gain de performance est attribuée au fait que les télétravailleurs ont moins eu à prendre de congés ou à s’arrêter pour cause de maladie et une partie du gain a été attribuée au fait que les télétravailleurs ont pu profiter d’un environnement de travail plus calme qui leur permit de prendre plus d’appels par minute.

Mais d’autres études constatent que la séparation physique des travailleurs peut réduire la productivité pour d’autres types de tâches, par exemple quand les équipes ont besoin de travailler ensemble pour résoudre des tâches urgentes et complexes. Diego Battiston et alii (2017) exploitent une expérience naturelle impliquant 999 opérateurs de centres d’appels et opérateurs radio au Royaume-Uni. Ils constatent que la performance, mesurée par le temps pris entre l’enregistrement de l’incident par l’opérateur du centre d’appel et la prise de contact avec des agents de police par un opérateur radio est 2 % meilleure quand les équipes sont dans la même salle et ils attribuent ce gain aux bénéfices de la communication en face-à-face.

Timothy Golden et Ravi Gajendran (2019) décèlent aussi des éléments empiriques suggérant que l’impact du télétravail sur la productivité dépend de la fonction. Ils utilisent les données d’enquête appariées relatives à des employés télétravaillant volontairement et à leurs superviseurs dans une organisation. Globalement, les deux économistes trouvent une relation positive entre télétravail et performance au travail. Mais il y a une association positive encore plus forte entre performance et l’ampleur du télétravail dans les fonctions avec une plus grande complexité de tâches et moins d’interdépendance.

La relation entre télétravail et productivité sur le lieu de travail peut être non linéaire


En utilisant cinq études de cas relatives à deux grandes entreprises de télécommunication, Marja Coenen et Robert Kok (2014) constatent que le télétravail améliore la vitesse et la qualité de développement de nouveaux produits, à condition que les contacts en face à face (qui sont davantage susceptibles de nourrir la confiance et faciliter la transmission de savoirs de haute qualité) ne soient pas complètement remplacés par les contacts virtuels. En étudiant l’influence du télétravail sur la productivité du travail au Japon en utilisant des données d’enquêtes de 2017 et 2018, Sachiko Kazekami (2020) constate que la relation est en forme de cloche : jusqu’à un certain niveau, le télétravail stimule la productivité, mais lorsque le temps de travail réalisé au domicile est trop important, la productivité chute. Une méta-analyse de 46 études psychologiques réalisée par Ravi Gajendran et David Harrison (2007) suggère aussi que plus de 2,5 jours de télétravail par semaine peut nuire aux relations avec les collègues. Pour évaluer l’impact à long terme du télétravail sur le PIB, Kristian Behrens et alii (2021) construisent un modèle d’équilibre général. Ils estiment que 1-2 jours (20 %-40 %) de télétravail maximiserait le PIB de long terme étant donné le niveau courant de développement des technologies d’information et de communication, dans la mesure où davantage de télétravail réduirait la productivité.

L’environnement domestique est également un déterminant clé des effets de la productivité du télétravail. Le domicile n’est initialement pas conçu pour le travail et il s’avère plus ou moins adapté aux travailleurs selon leurs moyens financiers et leurs conditions de vie. L’OIT (2020) note des difficultés à obtenir des conditions de télétravail appropriées et à surveiller la conformité avec les normes de santé du travail. PWC (2020) souligne le manque d’espace physique, de respect de la vie privée et de disposition de moyens technologiques comme possibles problèmes, plus sévères pour les plus jeunes travailleurs (qui sont davantage susceptibles de vivre dans de petits logements et dans des ménages avec davantage d’adultes qui travaillent) et ceux qui ont des enfants à la maison. Les analyses empiriques réalisées durant le premier confinement face à l’épidémie de Covid-19 suggèrent aussi que travailler au domicile avec des enfants réduit la productivité, en particulier pour les mères. Alison Andrew et alii (2020) ont réalisé une enquête des familles avec deux parents au Royaume-Uni avec des enfants âgés de 4 à 15 ans durant la période de fermetures d’école en avril et mai 2020. Ils constatent que les mères ne faisaient en moyenne qu’un tiers du temps de travail rémunéré ininterrompu des pères.

Mais certaines études ont aussi montré que certaines formes d’organisation de bureaux peuvent réduire la productivité et la collaboration. Tonya Smith-Jackson et Katherine Klein (2009) ont étudié l’effet du fond sonore sur les taux de finalisation des tâches et ils trouvent que les open spaces trop bruyants réduisent les performances. Ethan Bernstein et Stephen Turban (2018) ont entrepris une étude des interactions bilatérales mesurées par des dispositifs sociométriques et ils constatent que plus d’ouverture dans les bureaux réduit les interactions en face à face de 70 %, comme les employés recherchent à avoir plus d’intimité. Marja Coenen et Robert Kok (2014), dont nous avons déjà évoqué l’étude, constatent que l’incidence du télétravail augmenta après l’introduction d’espaces de bureau partagés. Une étude réalisée par l’Oxford Economics (2016) qui se basait sur une enquête notait que la capacité à se focaliser sans interruptions, la connectivité, la disposition de zones de collaboration et l’attribution aux employés d’espace personnel constituent les aspects les plus importants de l’organisation des bureaux pour améliorer la productivité.

Il est important que les travailleurs aient le choix


L’étude réalisée par Nicholas Bloom et alii (2013) évoquée précédemment constatait qu’environ 50 % des volontaires initiaux changèrent d’avis et décidèrent de travailler au bureau après la fin de l’expérimentation, en avançant des raisons sociales et que cela perturbait d’autres membres de leur ménage. Environ 10 % des non-volontaires optèrent pour le télétravail après avoir été convaincus par ses bienfaits sur leurs pairs qui avaient travaillé à domicile.

Rocco Palumbo (2020) et Jodi Oakman et alii (2020) ont eu tendance à trouver que la liberté de choisir où travailler et la perception de l’autonomie sont des facteurs importants pour expliquer les résultats positifs du télétravail. Mais le télétravail forcé, motivé par le désir de réduire la superficie des bureaux, peut mener à un autre résultat. Par exemple, Nicholas Bloom (2020) note que son étude souvent citée se penchait sur un cas où les salariés étaient volontaires pour passer au télétravail et n’obtinrent l’autorisation de télétravailler s’ils avaient un bureau à la maison où personne d’autre ne pouvait entrer. Il décrit le télétravail forcé dans des espaces inadaptés comme "un désastre de productivité pour les firmes".

De plus larges considérations


Les études sur le télétravail tendent à se focaliser sur des conséquences à court terme, plutôt que sur les effets à plus long terme. Les études empiriques et expérimentales existantes observent typiquement un ensemble étroit, bien défini de tâches et des indicateurs de productivité étroitement spécifiés. Cette littérature ne dit pas grand-chose sur les effets à plus long terme et ces effets sont difficiles à mesurer, que ce soit sur l’innovation, la rétention de salariés, l’intégration de nouveaux collègues et la cohésion des équipes.

En outre, les expériences sur le télétravail peuvent être affectées par le stock de capital social accumulé au cours des expériences passées au bureau en termes de réseaux, de savoir institutionnel et de construction de la confiance (Haldane, 2020). Si le basculement vers davantage de télétravail affecte l’accumulation de capital social, les effets peuvent être différents de ceux détectés par les expériences. De même, les modèles d’affaires et les technologies d’information peuvent ne pas être (pour l’heure) adaptés à un monde avec davantage de télétravail.

Il est aussi important de noter que faire travailler à domicile les travailleurs peut se traduire par une réduction des coûts au niveau des entreprises prises individuellement, mais pas nécessairement pas une hausse de la productivité au niveau agrégé de l’économie. La productivité mesurée relie la production agrégée aux intrants. Un télétravail davantage généralisé peut permettre aux entreprises de réduire leurs coûts sur les intrants intermédiaires et la terre (l’espace pour les bureaux, le chauffage, l’éclairage, etc.). Mais si cela déplace simplement les coûts des entreprises vers les travailleurs tout en maintenant inchangée la fonction de production sous-jacente en termes de travail et de capital, cela n’aura pas d’effet direct sur la productivité. La décision des entreprises de faire passer leurs travailleurs au télétravail ne peut se traduire par des gains de productivité agrégés que si les travailleurs peuvent être plus productifs à leur domicile qu’ils ne le sont au bureau ou si les entreprises utilisent le télétravail pour réduire l’espace des bureaux sans perdre en productivité et l’espace libéré pour d’autres activités productives.

Ultimes remarques


Une récente enquête réalisée après la pandémie par Taneja et alii (2021) suggère qu’environ 80 % des travailleurs au Royaume-Uni préfèreraient travailler au domicile au moins quelques jours par semaine. Il reste à voir si l’essor soudain et rapide de l’usage du télétravail avec l’épidémie de Covid-19 mènera à des changements plus permanents dans les façons de travailler. La littérature portant sur le télétravail a décollé depuis le début de la pandémie et le débat est susceptible de demeurer. Les messages clés tirés de ces travaux suggèrent un impact hétérogène selon les tâches et les travailleurs, selon la qualité relative du domicile relativement au bureau et selon que le télétravail soit contraint ou choisi. Mais étant donné l’environnement riche pour de nouvelles études fourni par la pandémie et l’intérêt accru pour le sujet ces 12 derniers mois, la littérature portant sur le sujet n’est qu’au début de discussions plus durables et plus générales. »

John Lewis, Andrea Šiško et Misa Tanaka, « Covid-19 briefing: working from home and worker productivity », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 2 juillet 2021. Traduit par Martin Anota



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