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vendredi 9 juillet 2021

Quel est l’impact du télétravail sur la productivité ?

« La pandémie de Covid-19 a imposé une large adoption du télétravail en conséquence des politiques de confinement adoptées dans plusieurs pays. Cette situation a renouvelé l’intérêt et les débats autour des conséquences du télétravail. Dans ce billet, nous passons en revue la littérature portant sur l’impact du télétravail sur la productivité. Cette littérature très diverse nous offre les résultats clés suivants : l’impact dépend de la nature des tâches, la part du télétravail importe et il y a une grosse différence entre télétravail contraint et télétravail choisi. Et les mises en garde sont également importantes : la réduction des coûts au niveau des entreprises ne se traduit par automatiquement par des gains de productivité au niveau de l’économie et les éléments empiriques sur les effets à long terme restent très diffus.

La littérature sur le sujet est très large et variée. Dans ce billet, notre focale porte sur l’effet sur la productivité. Nous n’évoquerons pas de questions plus larges telles que le bien-être, le style de management, les marchés du travail, les implications spatiales, les déplacements sectoriels et d’autres impacts potentiels.

Les effets du télétravail sur la productivité diffèrent significativement selon les tâches et fonctions


Peut-être que l’étude la plus connue dans la littérature est celle de Nicholas Bloom et alii (2015). Ces derniers se sont appuyés sur une expérience pour étudier l’impact du télétravail sur la performance de travailleurs de centres d’appels chinois procédant à des réservations hôtelières et à des réservations de vols. Parmi des travailleurs qui étaient volontaires pour le télétravail, certains ont été choisis aléatoirement pour travailler à domicile et les autres ont travaillé au bureau, et ce afin de se préserver contre les effets de biais de sélection dans l’échantillon. Ceux assignés au télétravail ont vu leurs performances s’améliorer de 13 % par rapport à ceux qui travaillèrent au bureau. Une partie de ce gain de performance est attribuée au fait que les télétravailleurs ont moins eu à prendre de congés ou à s’arrêter pour cause de maladie et une partie du gain a été attribuée au fait que les télétravailleurs ont pu profiter d’un environnement de travail plus calme qui leur permit de prendre plus d’appels par minute.

Mais d’autres études constatent que la séparation physique des travailleurs peut réduire la productivité pour d’autres types de tâches, par exemple quand les équipes ont besoin de travailler ensemble pour résoudre des tâches urgentes et complexes. Diego Battiston et alii (2017) exploitent une expérience naturelle impliquant 999 opérateurs de centres d’appels et opérateurs radio au Royaume-Uni. Ils constatent que la performance, mesurée par le temps pris entre l’enregistrement de l’incident par l’opérateur du centre d’appel et la prise de contact avec des agents de police par un opérateur radio est 2 % meilleure quand les équipes sont dans la même salle et ils attribuent ce gain aux bénéfices de la communication en face-à-face.

Timothy Golden et Ravi Gajendran (2019) décèlent aussi des éléments empiriques suggérant que l’impact du télétravail sur la productivité dépend de la fonction. Ils utilisent les données d’enquête appariées relatives à des employés télétravaillant volontairement et à leurs superviseurs dans une organisation. Globalement, les deux économistes trouvent une relation positive entre télétravail et performance au travail. Mais il y a une association positive encore plus forte entre performance et l’ampleur du télétravail dans les fonctions avec une plus grande complexité de tâches et moins d’interdépendance.

La relation entre télétravail et productivité sur le lieu de travail peut être non linéaire


En utilisant cinq études de cas relatives à deux grandes entreprises de télécommunication, Marja Coenen et Robert Kok (2014) constatent que le télétravail améliore la vitesse et la qualité de développement de nouveaux produits, à condition que les contacts en face à face (qui sont davantage susceptibles de nourrir la confiance et faciliter la transmission de savoirs de haute qualité) ne soient pas complètement remplacés par les contacts virtuels. En étudiant l’influence du télétravail sur la productivité du travail au Japon en utilisant des données d’enquêtes de 2017 et 2018, Sachiko Kazekami (2020) constate que la relation est en forme de cloche : jusqu’à un certain niveau, le télétravail stimule la productivité, mais lorsque le temps de travail réalisé au domicile est trop important, la productivité chute. Une méta-analyse de 46 études psychologiques réalisée par Ravi Gajendran et David Harrison (2007) suggère aussi que plus de 2,5 jours de télétravail par semaine peut nuire aux relations avec les collègues. Pour évaluer l’impact à long terme du télétravail sur le PIB, Kristian Behrens et alii (2021) construisent un modèle d’équilibre général. Ils estiment que 1-2 jours (20 %-40 %) de télétravail maximiserait le PIB de long terme étant donné le niveau courant de développement des technologies d’information et de communication, dans la mesure où davantage de télétravail réduirait la productivité.

L’environnement domestique est également un déterminant clé des effets de la productivité du télétravail. Le domicile n’est initialement pas conçu pour le travail et il s’avère plus ou moins adapté aux travailleurs selon leurs moyens financiers et leurs conditions de vie. L’OIT (2020) note des difficultés à obtenir des conditions de télétravail appropriées et à surveiller la conformité avec les normes de santé du travail. PWC (2020) souligne le manque d’espace physique, de respect de la vie privée et de disposition de moyens technologiques comme possibles problèmes, plus sévères pour les plus jeunes travailleurs (qui sont davantage susceptibles de vivre dans de petits logements et dans des ménages avec davantage d’adultes qui travaillent) et ceux qui ont des enfants à la maison. Les analyses empiriques réalisées durant le premier confinement face à l’épidémie de Covid-19 suggèrent aussi que travailler au domicile avec des enfants réduit la productivité, en particulier pour les mères. Alison Andrew et alii (2020) ont réalisé une enquête des familles avec deux parents au Royaume-Uni avec des enfants âgés de 4 à 15 ans durant la période de fermetures d’école en avril et mai 2020. Ils constatent que les mères ne faisaient en moyenne qu’un tiers du temps de travail rémunéré ininterrompu des pères.

Mais certaines études ont aussi montré que certaines formes d’organisation de bureaux peuvent réduire la productivité et la collaboration. Tonya Smith-Jackson et Katherine Klein (2009) ont étudié l’effet du fond sonore sur les taux de finalisation des tâches et ils trouvent que les open spaces trop bruyants réduisent les performances. Ethan Bernstein et Stephen Turban (2018) ont entrepris une étude des interactions bilatérales mesurées par des dispositifs sociométriques et ils constatent que plus d’ouverture dans les bureaux réduit les interactions en face à face de 70 %, comme les employés recherchent à avoir plus d’intimité. Marja Coenen et Robert Kok (2014), dont nous avons déjà évoqué l’étude, constatent que l’incidence du télétravail augmenta après l’introduction d’espaces de bureau partagés. Une étude réalisée par l’Oxford Economics (2016) qui se basait sur une enquête notait que la capacité à se focaliser sans interruptions, la connectivité, la disposition de zones de collaboration et l’attribution aux employés d’espace personnel constituent les aspects les plus importants de l’organisation des bureaux pour améliorer la productivité.

Il est important que les travailleurs aient le choix


L’étude réalisée par Nicholas Bloom et alii (2013) évoquée précédemment constatait qu’environ 50 % des volontaires initiaux changèrent d’avis et décidèrent de travailler au bureau après la fin de l’expérimentation, en avançant des raisons sociales et que cela perturbait d’autres membres de leur ménage. Environ 10 % des non-volontaires optèrent pour le télétravail après avoir été convaincus par ses bienfaits sur leurs pairs qui avaient travaillé à domicile.

Rocco Palumbo (2020) et Jodi Oakman et alii (2020) ont eu tendance à trouver que la liberté de choisir où travailler et la perception de l’autonomie sont des facteurs importants pour expliquer les résultats positifs du télétravail. Mais le télétravail forcé, motivé par le désir de réduire la superficie des bureaux, peut mener à un autre résultat. Par exemple, Nicholas Bloom (2020) note que son étude souvent citée se penchait sur un cas où les salariés étaient volontaires pour passer au télétravail et n’obtinrent l’autorisation de télétravailler s’ils avaient un bureau à la maison où personne d’autre ne pouvait entrer. Il décrit le télétravail forcé dans des espaces inadaptés comme "un désastre de productivité pour les firmes".

De plus larges considérations


Les études sur le télétravail tendent à se focaliser sur des conséquences à court terme, plutôt que sur les effets à plus long terme. Les études empiriques et expérimentales existantes observent typiquement un ensemble étroit, bien défini de tâches et des indicateurs de productivité étroitement spécifiés. Cette littérature ne dit pas grand-chose sur les effets à plus long terme et ces effets sont difficiles à mesurer, que ce soit sur l’innovation, la rétention de salariés, l’intégration de nouveaux collègues et la cohésion des équipes.

En outre, les expériences sur le télétravail peuvent être affectées par le stock de capital social accumulé au cours des expériences passées au bureau en termes de réseaux, de savoir institutionnel et de construction de la confiance (Haldane, 2020). Si le basculement vers davantage de télétravail affecte l’accumulation de capital social, les effets peuvent être différents de ceux détectés par les expériences. De même, les modèles d’affaires et les technologies d’information peuvent ne pas être (pour l’heure) adaptés à un monde avec davantage de télétravail.

Il est aussi important de noter que faire travailler à domicile les travailleurs peut se traduire par une réduction des coûts au niveau des entreprises prises individuellement, mais pas nécessairement pas une hausse de la productivité au niveau agrégé de l’économie. La productivité mesurée relie la production agrégée aux intrants. Un télétravail davantage généralisé peut permettre aux entreprises de réduire leurs coûts sur les intrants intermédiaires et la terre (l’espace pour les bureaux, le chauffage, l’éclairage, etc.). Mais si cela déplace simplement les coûts des entreprises vers les travailleurs tout en maintenant inchangée la fonction de production sous-jacente en termes de travail et de capital, cela n’aura pas d’effet direct sur la productivité. La décision des entreprises de faire passer leurs travailleurs au télétravail ne peut se traduire par des gains de productivité agrégés que si les travailleurs peuvent être plus productifs à leur domicile qu’ils ne le sont au bureau ou si les entreprises utilisent le télétravail pour réduire l’espace des bureaux sans perdre en productivité et l’espace libéré pour d’autres activités productives.

Ultimes remarques


Une récente enquête réalisée après la pandémie par Taneja et alii (2021) suggère qu’environ 80 % des travailleurs au Royaume-Uni préfèreraient travailler au domicile au moins quelques jours par semaine. Il reste à voir si l’essor soudain et rapide de l’usage du télétravail avec l’épidémie de Covid-19 mènera à des changements plus permanents dans les façons de travailler. La littérature portant sur le télétravail a décollé depuis le début de la pandémie et le débat est susceptible de demeurer. Les messages clés tirés de ces travaux suggèrent un impact hétérogène selon les tâches et les travailleurs, selon la qualité relative du domicile relativement au bureau et selon que le télétravail soit contraint ou choisi. Mais étant donné l’environnement riche pour de nouvelles études fourni par la pandémie et l’intérêt accru pour le sujet ces 12 derniers mois, la littérature portant sur le sujet n’est qu’au début de discussions plus durables et plus générales. »

John Lewis, Andrea Šiško et Misa Tanaka, « Covid-19 briefing: working from home and worker productivity », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 2 juillet 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Et si nous restions au domicile ? Les heurs et malheurs du télétravail »

samedi 19 décembre 2020

Quand l'économie rencontre l'épidémiologie : les extensions du modèle SIR

« Le modèle SIR, développé tout d’abord par Kermack et McKendrick (1927), reste le modèle épidémiologique canonique. Il est naturel que les économistes le choisissent lorsqu’ils cherchent à modéliser les interactions entre les dynamiques économiques et épidémiologiques. Cette brève revue de la littérature présente plusieurs adaptations apportées au cadre SIR de base qui ont été proposées dans les travaux d'épi-macroéconomie réalisés au cours des six derniers mois. Ceux-ci ont toutes été utilisées pour analyser des questions comme les politiques de confinement, les super-propagateurs, l’immunité collective, les capacités hospitalières et la stratégie "test et traçage".

Le modèle SIR canonique

Le modèle SIR répartit la population en trois catégories (ou "compartiments" dans le jargon des épidémiologistes) : les personnes saines (susceptible), les personnes infectées (infected) par la maladie et les personnes guéries de la maladie (recovered). Il modélise le passage de ces individus d’une catégorie à l’autre en utilisant un ensemble de taux de transition qui sont donnés de façon exogène et qui sont liés aux tailles relatives des différents groupes. Et il suppose que la transition ne peut se faire que dans un seul sens (par exemple, les personnes saines peuvent devenir infectées, les personnes infectées peuvent guérir, mais il n’y a pas d’autres passages possibles entre les groupes).

Les modèles épi-macroéconomiques basés sur le modèle SIR modifient ce cadre de base en supposant que ces transitions entre compartiments sont endogènes et sont liées aux décisions économiques des individus (par exemple, en matière de consommation ou d’offre de travail). Ils s’appuient sur un modèle macroéconomique simple pour permettre des effets retour entre les dynamiques pandémiques et la macroéconomie.

Plusieurs articles en épi-macroéconomie utilisent ce modèle SIR de base, soit parce qu’ils veulent générer une simple référence (par exemple, Eichenbaum, Rebelo et Trabandt, 2020), soit parce que l’article se focalise sur autre chose. Au cours des six derniers mois, d’autres auteurs ont enrichi les modèles épi-macroéconomiques en étendant le cadre SIR de plusieurs façons.

L’incertitude sur le statut d’infection

Forsyth (2020) introduit une fiction informationnelle plausible : certaines personnes infectées sont asymptomatiques et d’autres présentent des symptômes ressemblant à ceux du coronavirus, mais ne sont pas infectés par ce dernier. Ce cadre permet de comparer des politiques ciblées sur ceux avec des symptômes par rapport à l’alternative d’un confinement uniforme. La première mesure est moins coûteuse en termes de production, parce que moins d’agents sont isolés, mais il se traduit par une certaine transmission via les agents asymptomatiques. La calibration à partir des données britanniques dans l’article suggère que les mesures d’atténuation réduisent le nombre de décès de 39,1 % au cours de 18 mois. Dans le cadre d’un confinement uniforme, le PIB baisse de 21,4 % en 2020, mais si les politiques sont conditionnées aux symptômes, les pertes en PIB peuvent être réduites sans accroître le nombre de décès.

Variations de "R"

D’autres articles ont relâché l’hypothèse que la probabilité des individus sains d’être infectés est la même d’un individu à l’autre. Cela peut être fait en introduisant une variation soit dans les taux de contact entre personnes, soit dans la probabilité de transmission quand deux individus se rencontrent.

Ellison (2020) utilise les avancées en matière de modélisation épidémiologique des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix pour relâcher l’hypothèse de "taux de contacts uniformes" de deux façons. Premièrement, les agents sont répartis en sous-groupes avec différents niveaux d’activité, ce qui implique différentes probabilités de rencontrer les autres. Deuxièmement, les agents sont davantage susceptibles de rencontrer ceux de leur propre groupe que ceux qui en sont extérieurs. Ellison montre que les paramètres clés relatifs à la population comme les seuils d’immunité collective et le R composite, ne sont pas simplement des moyennes des groupes sous-jacents, mais dépendent de l’éventail et de la distribution des niveaux d’activité au sein de la population. Il montre que R peut décliner plus vite quand les rencontres sont plus hétérogènes et donc les modèles sur les hypothèses de rencontres homogènes peuvent surestimer l’impact initial des mesures de confinement et sous-estimer la vitesse à laquelle le virus peut se propager en l’absence de mesures de confinements.

Holden et Thornton (2020) font varier la probabilité de transmission d’un individu à l’autre en considérant que le taux de reproduction spécifique à une paire d’individu est une variable aléatoire. C’est une façon de modéliser les "super-propagateurs" qui sont bien plus contagieux que la moyenne. Si par "malchance" davantage des individus infectés au départ sont des super-propagateurs, cela accroît le nombre de cas initiaux et a des effets durables comme les cas s’accumulent à partir de cette base plus élevée. Le rôle de la "chance" est bien plus grand aux premiers temps de l’épidémie, quand moins de personnes sont infectées, tandis qu’après "la loi des moyennes" tend à se vérifier et R à converger vers la moyenne de la population. Par conséquent, des populations identiques peuvent présenter des trajectoires épidémiques très différentes simplement du fait de la chance. Dans ce modèle, la politique optimale dépend, non simplement du R moyen, mais étroitement de la proportion de sa distribution qui est supérieure à l’unité. Holden et Thornton montrent que l’efficacité relative des mesures pour réduire la transmissibilité d’un virus (par exemple les masques) versus la réduction des taux de contacts (par exemple les injonctions à rester chez soi) est affectée par la distribution de R.

La décroissance de l’immunité

Dans le modèle SIR canonique, l’immunité est permanente une fois acquise, parce que les agents guéris ne sont pas susceptibles d’être infectés de nouveau. Cette hypothèse peut être relâchée dans le modèle SIRS, où les individus qui sont guéris peuvent perdre leur immunité et se retrouver de nouveau dans la catégorie des personnes susceptibles de tomber malades. Cela suppose que l’immunité peut diminuer dans une certaine mesure, ce qui est cohérent avec certains cas de réinfections au coronavirus (par exemple Tillett et alii, 2020).

Le modèle SIRS de Çenesiz et Guimarães (2020) implique que plus la durée d'immunité est courte, plus il est difficile d’atteindre l’immunité collective et plus longue sera la période de distanciation physique nécessaire. La disparition de l’immunité a un rôle relativement faible au début de la pandémie, parce que les prescriptions en matière de politique sont similaires, qu’importe les hypothèses à propos de la durée de l’immunité. Mais au cours du temps, la différence entre les résultats des deux modèles s’accentue, parce que si l’immunité est permanente le stock d’agents immunisés s’accumule régulièrement. A des horizons plus lointains, même des changements relativement faibles dans la dureté du confinement peuvent avoir de larges implications.

Ils permettent alors d’enrichir les déterminants de l’immunité, notamment en prenant en compte la possibilité que les agents précédemment infectés soient moins susceptibles d’avoir des formes sévères de Covid-19 et considèrent la politique optimale si un futur vaccin est prévu. En l’occurrence, plus l’immunité disparaît rapidement et plus l’arrivée d’un vaccin est éloignée dans le temps, plus l’impact de la disparition de l’immunité sur la politique optimale sera importante, parce que la pandémie dure plus longtemps.

L’ajout de compartiments supplémentaires

Plusieurs travaux ont augmenté le nombre de compartiments entre lesquels la population est répartie, (bien) au-delà des trois compartiments du modèle SIR classique. Et, en permettant d’enrichir les équations de transitions, ils peuvent étudier d’autres possibilités que celle selon laquelle les individus ne peuvent aller que d’un groupe à l’autre selon une séquence précise. Favero (2020) a développé un modèle avec un compartiment pour les patients hospitalisés. Cela permet au modèle de faire des prédictions directes à propos du nombre d’hospitalisations et il permet aussi de prendre explicitement en compte le rôle des capacités hospitalières. Quand les admissions excèdent les capacités, ces patients additionnels ont (…) une plus forte probabilité de mourir parce qu’ils ne peuvent pas être soignés comme les autres. Favero montre que l’ajout de cette contrainte peut expliquer le taux de décès bien plus élevé dans la région de Lombardie en Italie et il montre que les stratégies qui impliquent un plus grand nombre d’infections simultanées sont associées à des taux de mortalité bien plus élevés.

Giordano et alii (2020) développent un modèle qui ajoute cinq compartiments supplémentaires. Certains capturent différentes possibilités pour ceux qui tombent malades, selon qu’ils présentent ou non des symptômes, qu’ils soient détectés ou non. D’autres compartiments sont pour les agents qui sont extrêmement malades et pour deux états finaux où les agents finissent soit par mourir, soit par pleinement guérir. Ce modèle enrichi permet de considérer davantage de paramètres, notamment différents taux de mortalité et une transmission différentielle des cas symptomatiques. Il permet de mieux expliquer les mauvaises perceptions du taux de mortalité et de la vitesse de propagation de l’épidémie. Les auteurs concluent que les mesures de confinement ne peuvent être retirées quand il est possible de tester et tracer à grande échelle et qu’une combinaison des deux outils est nécessaire pour réduire le nombre d’infections.

Mais un surcroît de complexité n’est pas toujours préférable. Roda et alii (2020) ont comparé le modèle SIR avec un modèle SEIR, qui présente une catégorie supplémentaire d’agents exposés, qui ont la maladie, mais qui ne sont pas encore contagieux. Cela crée deux paramètres supplémentaires, gouvernant la période de latence (combien de temps pour que ceux qui tombent malades deviennent contagieux) et la part initiale de la population dans la catégorie exposée. En pratique, il est difficile d’identifier les paramètres empiriquement, parce que le modèle ne peut pas distinguer entre une infection avec une longue période de latence et une faible part initiale ou un brève période de latence et une part initiale élevée. En utilisant les critères d’information d’Akaike, les auteurs concluent que le fait que le modèle SEIR colle un peu mieux aux données que le modèle SIR ne compense pas le gain de complexité qu’apportent ces deux paramètres supplémentaires.

En conclusion

Le modèle SIR originel a bien résisté à l’épreuve du temps. Dans sa forme la plus simple, il est capable de capturer les aspects clés des pandémies et cela en fait un modèle de choix en épi-macroéconomie pour les modélisateurs cherchant à élaborer un modèle économique qui reste simple. En outre, la structure compartimentée permet de la complexifier facilement. Ces extensions permettent d’obtenir d’importantes intuitions à propos des mérites respectifs des différentes politiques de confinement, du rôle des super-propagateurs dans la détermination de la trajectoire d’une pandémie, de la difficulté d’atteindre l’immunité collective, de la contrainte posée par les capacités hospitalières et du rôle des tests et traçages. »

John Lewis, « Covid-19 briefing: extensions to the SIR model », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 30 novembre 2020. Traduit par Martin Anota

mardi 17 novembre 2020

La stratégie post-Covid de la politique monétaire

« Le choc de l’épidémie de Covid-19 a posé aux autorités monétaires des défis substantiels et sans précédent. Ce billet résume la littérature clé sur la réponse immédiate de la politique monétaire au choc, notamment les questions relatives aux outils et aux stratégies à court et moyen termes (mais en laissant de côté la question des interactions entre politique monétaire et politique budgétaire à long terme).

Chocs de demande versus chocs d’offre

Au début, la littérature a cherché à modéliser comment le choc sectoriel de l’épidémie affectait l’équilibre entre offre et demande. Ensuite, la littérature empirique a cherché à déterminer quel canal dominait et a conclu que la réponse différait selon le secteur et l’horizon temporel. En général, les analyses empiriques suggèrent que, du moins à court terme, les chocs de demande déflationnistes s’avèrent relativement plus importants, même si une minorité d’analyses donne plutôt la proéminence aux chocs d’offre (Brinca, Duarte et Castro, 2020 ; del Rio-Chanona et alii, 2020). En utilisant les révisions des prévisions dans les données d’enquête américaines, Bekaert, Engstrom et Ermolov (2020) ont décelé un ralentissement de l’inflation tiré par un choc de demande négatif. Alvarez et Lein (2020) et Balleer et alii (2020) utilisent respectivement les données relatives aux transactions via carte bleue en Suisse et les données tirées d’enquêtes menées auprès d’entreprises en Allemagne et constatent aussi un ralentissement de l’inflation durant les premiers mois de la pandémie.

Mécanismes économiques alternatifs

La nature sans précédent du choc de l’épidémie de Covid-19 a aussi accru l’intérêt pour d’autres mécanismes potentiellement en jeu. Caballero et Simsek (2020) ont souligné le rôle des marchés financiers dans al transmission du choc du coronavirus et ils évoquent une "déconnexion entre Wall Street et Main Street". Les prix d’actifs américains ont réagi rapidement aux nouvelles relatives à la pandémie et ils ont ensuite connu un rebond brutal dans le sillage de l’assouplissement monétaire de la Fed. Le chômage a graduellement augmenté et est resté élevé. Ils rationalisent la politique monétaire de la Fed dans un modèle où la demande globale est molle, réagissant avec retard aux prix d’actifs. La politique optimale requiert un brutal dépassement initial des prix d’actifs pour compenser les forces récessives futures sur la demande agrégée, étant donné la viscosité des décisions relatives aux dépenses.

L’épidémie de Covid-19 a également alimenté l’incertitude. Pellegrino, Castelnuovo et Caggiano (2020) montrent que les chocs d’incertitude financière ont des effets sur l’économie réelle. Ils constatent que la politique monétaire américaine a réagi plus agressivement aux variations de la production après la crise financière mondiale et, en agissant ainsi, a su compenser environ la moitié des pertes provoquées par le choc d’incertitude. Le choc d’incertitude provoqué par l’épidémie de Covid-19 peut générer les pertes en termes de production deux fois plus amples que celles provoquées par la crise financière mondiale, mais à nouveau une réponse agressive de la politique monétaire peut réduire ces pertes de moitié. De nombreuses analyses (voir Mendes, Murchison et Wilkins, 2017) ont étudié la conduite de la politique monétaire en présence d’une incertitude généralisée. De Grauwe et Ji (2020) montrent que durant les crises il vaut mieux que la politique monétaire réagisse aux données courantes plutôt qu’à ses prévisions, en raison de l’incertitude entourant les perspectives économiques futures. Bordo, Levin et Levy (2020) proposent l’usage explicite de différents scénarii épidémiologiques (par exemple si ou quand un vaccin efficace sera mise à la disposition de la population) dans la stratégie et les communications de la banque centrale pour illustrer la profonde incertitude non économique et ses potentielles implications pour la trajectoire de la politique monétaire.

Les effets sectoriels hétérogènes de l’épidémie de Covid-19 ont suscité un courant de recherche sur ce que peut être la politique monétaire optimale pour la réallocation sectorielle des ressources. Woodford (2020) montre qu’avec le "choc du coronavirus" poussant dans certains secteurs l’activité en-deçà des niveaux cohérents avec la maximisation du bien-être, la politique monétaire ne peut compenser les distorsions transsectorielles et qu’elle ne peut donc stabiliser les effets de ces chocs. C’est similaire au résultat obtenu dans une analyse portant sur les réseaux de production, dans lequel aucune politique monétaire ne peut obtenir l’allocation optimale (La’O et Tahbaz-Salehi, 2020). Woodford affirme que des transferts budgétaires ciblés sont mieux adaptés pour répondre aux insuffisances de la demande et qu’ils peuvent être à même d’atteindre la meilleure allocation des ressources sans nécessiter une réponse de la politique monétaire.

Choix d’outils et efficacité

L’épidémie de Covid-19 a éclaté dans une période de taux directeurs historiquement faibles à travers le monde et d’amples bilans pour les banques centrales, alors même que ces dernières reconsidéraient déjà leur boîte à outils. Outre les répercussions sur la demande globale à court terme, Jordà, Singh et Taylor (2020) constatent que le taux d’intérêt d’équilibre a durablement chuté après les pandémies passées, ce qui réduirait davantage la marge de manœuvre pour les banques centrales. Cela suggère que les responsables de la politique économique aient à utiliser de façon plus routinière les outils non conventionnels développés depuis la crise financière mondiale et peut-être même en concevoir de nouveaux.

Parallèlement, les théoriciens ont beaucoup de difficultés à décortiquer les mécanismes à l’œuvre pour les outils non conventionnels. Sims et Wu (2020) distinguent entre prêt au secteur financier ("assouplissement quantitatif pour Wall Street" et prêt aux entreprises non financières ("assouplissement quantitatif pour Main Street"). Si un choc détériore les soldes des sociétés financières (par exemple comme dans le cas de la crise financière mondiale), les deux types d’assouplissement quantitatif sont de parfaits substituts l’un à l’autre. Mais pour un choc détériorant les flux de trésorerie des entreprises non financières (comme le choc associé à l’épidémie de Covid-19), l’"assouplissement quantitatif de Main Street" est significativement plus efficace, étant donné qu’il soutient les entreprises dépendent de l’endettement. Caballero et Simsek (2020) affirment qu’un large choc non financier, tel que le choc du coronavirus, génère une chute endogène de la tolérance au risque. Dans ce cas, l’assouplissement quantitatif peut réduire les effets du choc en transférant le risque au bilan de la banque centrale.

Levin et Sinha (2020) ont analysé l’efficacité du forward guidance à la borne inférieure (lower bound) dans un modèle incorporant des frictions dans la formation des anticipations, une crédibilité imparfaite des engagements de la politique monétaire et une incertitude de la banque centrale sur la structure de l’économie. Ce cadre suggère que le forward guidance requiert des promesses à long terme de dépassements d’inflation et qu’il peut être contreproductif si le modèle de base de l’économie est mal spécifié. Les auteurs concluent qu’il peut être risqué d’aller au-delà de l’actuel forward guidance du comité de politique monétaire de la Fed (qu’ils perçoivent comme clarifiant la fonction de réaction du comité et proche des anticipations de marché courante).

L’épidémie de Covid-19 a aussi rallumé le débat sur les mérites des taux d’intérêt négatifs au sein de la blogosphère, alors que la littérature universitaire sur le sujet reste encore éparse. Il n’y a pas de consensus sur l’efficacité des expériences passées. Par exemple, Andersson et Jonung (2020) suggèrent que les taux négatifs en Suède sur la période allant de 2015 à 2019 ont eu un effet modeste sur l’inflation, mais qu’ils ont par contre contribué à alimenter les vulnérabilités financières, tandis que Krogstrup, Kuchler et Spange (2020) affirment que la période commençant avec l’adoption des taux neutres par la banque centrale danoise en 2012 a été bien plus bénigne. D’autres ont affirmé que les taux négatifs vont constituer un précieux outil, étant donné les anticipations de marché d’un besoin d’un surcroît d’assouplissement monétaire (par exemple Lilley et Rogoff, 2020 ; de Groot and Haas, 2020). Il est clair que la recherche sur ce thème doit se poursuivre. (…) »

Richard Harrison, Kate Reinold et Rana Sajedi, « Covid-19 briefing: monetary policy strategy post-Covid », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 16 novembre 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Covid-19 : l'épidémie a-t-elle entraîné un choc d'offre ou de demande ? »

« Quelles sont les répercussions des pandémies à long terme ? »