« Quand le responsable de la Fed William McChesney Martin fit sa fameuse tirade à propos des banques centrales, son point clé était que c’était leur tâche d’enlever le bol de punch quand la fête bat son plein, plutôt que d’attendre que les fêtards soient saouls et bruyants. Dans le sillage de l’inflation des années 1970, ce devint un acte de foi que les autorités monétaires ne doivent pas attendre qu’une forte inflation se montre pour commencer à freiner une économie en surchauffe. (…)

Durant la décennie qui suivit la crise financière mondiale de 2008, certains banquiers centraux ont dû suivre cette pratique au cours d’épisodes où la politique monétaire a été excessivement restrictive. Avec le recul, ils ont surestimé à plusieurs reprises les dangers de l’inflation. Ils "combattaient la dernière guerre".

L’année dernière, les banquiers centraux ont à nouveau "combattu la dernière guerre", cette fois-ci en sous-estimant les dangers de l’inflation, comme la reprise de l’activité économique commença à buter sur les contraintes en capacités. Le taux de chômage aux Etats-Unis a chuté à 4,0 % en décembre. A la fin de l’année 2021, l’inflation avait atteint 7 %, le niveau le plus élevé en quarante ans. Une bonne vieille courbe de Phillips pouvait prédire cela. Les avertissements de Larry Summers et Olivier Blanchard à propos de l’inflation en février 2021 se sont révélés exacts. La vue de la Fed selon laquelle l’inflation serait transitoire s’est révélée être excessivement optimiste. Elle doit à présent rattraper sa faute.

Les banques centrales ont surestimé l’inflation en 2008-2018

L’expérience de la période 2008-2018 suggérait que la politique monétaire expansionniste pouvait promouvoir la croissance économique et finalement ramener le chômage américain en-deçà des 4 %, avec peu d’effets adverses en termes d’inflation et de taux d’intérêt. Cette prise de conscience ne nécessitait pas une reconsidération fondamentale de la théorie macroéconomique, contrairement à ce qu’on lit souvent. La conclusion découlait plutôt naturellement de la proposition que l’économie à cette époque opérait sur la partie plate et inférieure de la "courbe LM" et la partie plate et inférieure de la courbe de Phillips. Considérons quatre cas de la période 2008-2018 au cours desquels le risque que l’assouplissement monétaire mène à de l’inflation était surestimé.

Premièrement, la BCE a relevé son taux directeur en juillet 2008. Elle a ensuite rapidement corrigé son erreur, le réduisant fortement entre novembre 2008 et avril 2009, après que l’ampleur de la crise financière mondiale se dévoila pleinement. Mais elle releva à nouveau ses taux d’intérêt en avril-juillet 2011. La première hausse était probablement une surréaction à la hausse des prix du pétrole et la seconde fut une expression prématurée de la victoire dans la lutte contre la crise financière mondiale. (Mario Draghi vint à la rescousse en 2011.)

Deuxièmement, la Riksbank suédoise commit les mêmes erreurs : elle releva ses taux d’intérêt en 2008 jusqu’en septembre et, plus notoirement, releva ses taux de 175 points de base en 2010-2011.

Troisièmement, encore plus clairement erronée en 2010 fut la célèbre lettre adressée au président de la Fed Ben Bernanke d’un groupe de 24 personnalités, incluant des économistes, des universitaires et des gestionnaires de hedge funds s’opposant à l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) qui était alors entrepris et avertissant que celui-ci ne stimulerait pas l’emploi mais provoquerait une chute du dollar et de l’inflation. A une époque où le chômage dépassait toujours les 9 %, il n’y avait en fait pas de raison de craindre que la relance monétaire mène à une inflation excessive. Le consensus parmi les économistes était que l’assouplissement agressif de la politique monétaire dans le sillage de la Grande Récession de 2007-2009 était pleinement justifié. (La même chose était vraie en ce qui concerne la relance budgétaire d’Obama en 2009-2010, qui aurait dû être plus importante et plus durable.)

Quatrièmement, il y a eu la période 2016-2018, qui s’est révélée être plus surprenante à la plupart des économistes. Le PIB des Etats-Unis était supérieur à ce que l’on estimait être son potentiel et le chômage chuta en-deçà des 4 %. Par le passé, cela signalait habituellement une surchauffe de l’économie. Donc, il était compréhensible que la Fed commence à relever ses taux d’intérêt en 2016 et continua à le faire jusqu’à la fin de l’année 2018, de façon à revenir à la normale. Pourtant, à la fin de la période, l’inflation ne s’est guère matérialisée, suggérant avec le recul que l’économie aurait pu rester en surchauffe davantage de temps. Apparemment, la courbe de Phillips était, sinon morte, en tout cas bien inerte.

Les banquiers centraux ont sous-estimé l’inflation en 2021-2022

Aujourd’hui, l’inflation est de retour. Il apparaît que lorsque la demande augmente plus vite que l’offre l’inflation revient, comme le suggèrent les manuels. La courbe de Phillips pentue est vivante et de nouveau sur ses pieds. Mais la Fed, ne voulant pas répéter l’erreur de 2018, sous-estima les dangers de l’inflation en 2021.

Soit dit en passant, contrairement à ce qui est souvent rapporté, l’inflation américaine n’a pas "augmenté de 7 %" l’année dernière. C’est le niveau des prix qui a augmenté de 7 %. Ou, pour le dire autrement, l’inflation a atteint le niveau de 7 %. (…)

La pandémie en mars 2020 provoqua à la fois une chute de l’offre globale et une chute de la demande globale. C’est ce qui explique la récession brutale au deuxième trimestre. La grosse relance monétaire et budgétaire aux Etats-Unis explique la subséquente reprise rapide.

Qu’est-ce qui explique l’absence l’inflation en 2020 ? (L’inflation a chuté au deuxième trimestre, en grande partie en raison du bref plongeon des prix du pétrole.) La première réponse fournie par les manuels est que le choc de demande négatif a été initialement plus puissant que le choc d’offre négatif, avant que les relances monétaire et budgétaire ne soient mises en œuvre.

Une deuxième raison possible est moins orthodoxe. Considérons l’exemple d’une panique sur le papier toilette, suivant un désastre comme la pandémie. Bien que les économistes pensent que la meilleure réponse consiste à relever les prix avant les stocks disparaissent complètement, personne d’autre ne pense cela. Les consommateurs, les distributeurs et les fabricants de papier toilette (qui sont ceux qui importent) (…) font part d’un désaccord moral. Donc, les prix restent inchangés. Plus tard, quand le sentiment d’urgence s’efface, les fabricants et les distributeurs peuvent relever leurs prix sans rencontrer le même opprobre moral, en particulier quand ils peuvent mettre en avant le fait que leurs coûts augmentant (notamment avec les perturbations des chaînes de valeur). Malgré les pénuries bien connues du début de l’année 2020, le prix du papier toilette n’a pas augmenté avant 2021.

S’il y a une part de vérité dans cette hypothèse, l’inflation de 7 % de l’année dernière peut avoir inclus un certain « rattrapage » de la part des firmes. Cela peut suggérer une certaine modération de l’inflation au cours des prochaines années, à moins que la hausse des prix du pétrole, du gaz naturel et d’autres matières premières le domine les indices des prix.

Il est temps de faire disparaître le bol de punch

En tout cas, il est temps de retirer le bol de punch. L’inflation n’est pas la seule manifestation d’une surchauffe. La croissance du PIB des Etats-Unis a été rapide et le marché du travail est sous tensions.

La Fed a presque complété la fin accélérée de l’assouplissement quantitatif. Retirer le bol de punch signifie faire plus que cela. Cela signifie relever les taux d’intérêt, bien sûr, comme la Fed s’attend à commencer à le faire en mars. Comme Jason Furman et d’autres l’ont souligné, une hausse de l’inflation anticipée appelle une hausse correspondante du taux d’intérêt nominal, même avant que la Fed ne commence à accroître le taux d’intérêt réel et à resserrer plus globalement les conditions financières.

Cela signifie aussi que la banque centrale commence à se débarrasser des actifs non conventionnels qu’elle a accumulés dans son bilan, en particulier (dans le cas des Etats-Unis) les titres adossés à des prêts hypothécaires. (La Fed a achevé des obligations d’entreprises en mars 2020, les revendant en 2021.) La Banque d’Angleterre a déjà commencé à vendre certaines des obligations qu’elle détient, notamment de la dette d’entreprises.

En dehors de circonstances exceptionnelles comme la crise financière mondiale et la pandémie de Covid-19, il est toujours un bon principe que les banques centrales doivent chercher à minimiser leurs détentions d’actifs qui influencent l’allocation sectorielle du crédit. Le raisonnement est que, lorsque la société veut la stimulation d’un secteur en particulier, elle doit le promouvoir directement via le gouvernement, qui a une responsabilité démocratique.

Une autre mesure opportune serait de revenir à une réglementation financière plus agressive. Dans certains pays, cela commence par relever les exigences en réserves auxquelles sont soumises les banques.

Entretemps, la BCE peut toujours combattre la dernière guerre. A la différence de la Fed et de la Banque d’Angleterre, elle n’a toujours pas commencé à inverser son assouplissement quantitatif, ni à relever ses taux d’intérêt, qui sont toujours négatifs de 50 points de base. Elle peut chercher à éviter les erreurs commises en 2008-2011, quand elle échoua à soutenir la reprise dans le sillage de la crise financière mondiale. (En outre, l’Europe n’a pas une demande, une croissance et une inflation aussi fortes que les Etats-Unis.)

Le syndrome du "combat de la dernière guerre" découle de la nature humaine. Les événements des dernières années, comme la période 2008-2018, sont plus saillants dans les perceptions que l’histoire de long terme. Donner une attention exclusive aux développements du récent passé peut se justifier en pointant la rapidité avec laquelle la technologie et la société changent. Mais l’histoire de long terme contient des enseignements tirés d’une variété de circonstances plus large. »

Jeffrey Frankel, « Fighting the last inflation war », in Econbrowser (blog), 27 février 2022. Traduit par Martin Anota



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