« La Russie est un petit pays. D’un point de vue économique, j’entends. Le produit intérieur brut (PIB) de la Russie est d’environ la même taille que le PIB combiné de la Belgique et des Pays-Bas. Même si vous ajoutiez ces deux pays à la Russie, cela resterait un petit pays. Le PIB de la Russie représente à peine 10 % du PIB de l’UE. La Russie est un nain économique en Europe.

Est-ce qu’un pays aussi petit peut gagner une guerre intense contre un pays qui résiste bec et ongles et qui devra être longuement occupé ? Ma réponse est non. La Russie ne dispose pas des ressources pour le faire.

Pour gagner une telle guerre, la Russie aurait à drastiquement accroître ses dépenses militaires. La Russie dépense aujourd’hui 62 milliards de dollars, soit presque 5 % de son PIB, dans la défense. C’est l’équivalent de 8 % des dépenses des Etats-Unis en matière de défense. Un tel budget de défense ne suffira pas pour poursuivre une guerre intense et prolongée.

Davantage de dépenses militaires devront être faites. Mais les dépenses militaires sont un gâchis économique. Les tanks et les avions de combat qui doivent être produits pour gagner la guerre sont des investissements économiquement inutiles. Ce n’est pas la même chose qu’avec les investissements en machines (et autres facteurs de production) qui permettent de produire davantage à l’avenir. Les tanks et les combattants ne permettront pas d’accroître d’un rouble supplémentaire la production future. Ils vont cependant faire pression sur l’investissement productif. La petite économie que constitue la Russie aujourd’hui va par conséquent être plus faible à l’avenir.

Au lieu de réduire son investissement productif, le dictateur russe peut réduire la consommation en Russie pour permettre de dépenser davantage en défense. Le fait que la Russie ait un si faible PIB alors que le pays a 146 millions d’habitants (soit 5 fois la population de la Belgique plus celle des Pays-Bas) dissimule le fait qu'une part significative des Russes sont pauvres. Poutine aurait à les pousser davantage dans la pauvreté pour réaliser ses ambitions mégalomaniaques. Il est douteux qu’une telle politique renforce sa dictature.

Il y a d’autres effets à attendre d’une politique poussant un pays dans une économie de guerre. Les revenus gagnés dans l’industrie de guerre ne pourront être dépensés dans les biens de consommation parce que leur production aura été restreinte. En conséquence, l’inflation va brutalement augmenter. La tentation sera forte d’introduire un contrôle des prix. Le résultat est bien connu : du rationnement et de la rareté. Paradoxalement, cela permettra à Poutine de réaliser son ambition : un retour à l’Union soviétique avec ses longues queues au devant des magasins.

La Russie est économiquement un petit pays. C’est aussi un pays sous-développé. Elle a une structure de production typique d’un pays africain. Elle exporte essentiellement des matières premières et de l’énergie (du gaz et du pétrole brut). Celles-ci représentent 80 % des exportations russes. Les importations sont concentrées dans les produits manufacturés (équipements, équipement de transport, électronique, produits chimiques, produits pharmaceutiques). Ces produits représentent plus des trois quarts des importations russes.

Le problème avec un tel pays sous-développé est que les recettes tirées de l’exportation sont sujettes à de larges fluctuations. Aujourd’hui, les prix de l’énergie et des matières premières sont très élevés. Cela permet à la Russie d’accumuler plus de 600 milliards de dollars en réserves internationales (en dollars, en euros, en livre sterling, en or). Cela a aussi permis de stimuler les recettes budgétaires du gouvernement russe. Mais ce sont des effets temporaires. Cela a créé l’illusion que la Russie a les ressources pour mener une guerre prolongée.

Il est déjà manifeste que c’est une illusion. Environ la moitié de ces réserves internationales ont déjà été gelées par les mesures punitives imposées par les pays occidentaux. Cela rend également manifeste à quel point un pays sous-développé est dépendant des pouvoirs occidentaux qui contrôlent le système financier international. Le vaste stock de réserves internationales désormais disponibles pour la Russie n’est pas une source de pouvoir, mais son talon d’Achille.

En outre, les prix élevés des matières premières sont un phénomène temporaire. Ce qui s’élève finit par redescendre. Les prix du gaz, les prix du pétrole et les prix des matières premières vont chuter à nouveau, ce qui réduira les ressources disponibles pour le gouvernement russe et rendre une guerre prolongée impossible.

La Russie peut réduire ses livraisons de gaz à l’Europe en réponse aux sanctions occidentales. Cela serait certainement douloureux à court terme pour ces pays qui se sont bêtement rendus dépendants du gaz russe. Si la Russie réduisait aujourd’hui ses livraisons de gaz, cela détruirait à long terme l’un des piliers des recettes étrangères russes comme les pays européens rechercheront des alternatives. Cela réduirait davantage les ressources de la Russie pour mener le conflit.

La Russie est économiquement un petit pays fragile. C’est bien sûr un grand et puissant pays grâce à son arsenal nucléaire. Les bombes nucléaires ne permettent pas de gagner de façon conventionnelle une guerre, mais on peut détruire un pays avec elles, en un clin d’œil. Et c’est là que réside le grand risque pour le reste du monde. Que fait un dictateur lorsqu’il prend conscience qu’il ne peut gagner la guerre par des moyens conventionnels ? C’est la question la plus terrifiante qui reste aujourd’hui. »

Paul De Grauwe, « Russia will lose the war », in Ivory Tower (blog), 28 février 2022. Traduit par Martin Anota