« D’habitude, les marchés financiers donnent beaucoup de marge budgétaire aux pays riches, politiquement stables. En l’occurrence, un pays comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne peut normalement générer de larges déficits budgétaires sans créer de panique sur sa devise. C’est parce que les investisseurs financiers croient typiquement que des pays comme ceux-là vont, à terme, agir de concert et rembourser leur dette ; ils croient aussi que les banques centrales comme la Réserve fédérale et la Banque d’Angleterre vont faire tout ce qu’il faut pour empêcher le déficit public de provoquer une inflation galopante.

En fait, les déficits publics dans une économie avancée poussent normalement la devise de ce pays à s’apprécier relativement aux autres devises, parce que la collision entre la relance budgétaire et le resserrement monétaire entraîne des taux d’intérêt élevés et que ces taux élevés attirent un afflux de capitaux du reste du monde. Quand Ronald Reagan a réduit les impôts tout en augmentant les dépenses militaires au début des années 1980, le dollar s’est fortement apprécié vis-à-vis des autres devises majeures, comme le deutschemark allemand (c’était bien avant la création de l’euro).

Mais une chose amusante (enfin, guère amusante si vous êtes britannique) est survenue au cours de la semaine dernière, quand Liz Truss, la nouvelle Première ministre du Royaume-Uni a annoncé un "événement budgétaire" néo-reaganien. (Elle n’a pas appelé cela un "Budget" parce que cela aurait nécessité de publier des prévisions budgétaires et économiques, des prévisions qui auraient probablement été embarrassantes.)

Il était déjà manifeste que le gouvernement de Truss aurait à accroître les dépenses à court terme pour aider les ménages touchés par la hausse des prix de l’énergie provoquée par l’embargo russe sur le gaz naturel. Plutôt que d’accroître les impôts pour couvrir cette dépense, le chancelier de l’Echiquier de Truss a annoncé des baisses d’impôts, notamment une forte réduction des impôts pour les plus riches. Le parallèle avec la Reaganomics était évident. Les taux d’intérêt ont augmenté. Mais, cette fois-ci, au lieu de s’apprécier, la livre sterling a plongé.

Ce n’est pas la réaction à laquelle vous pouvez vous attendre de la part de marchés financiers à l’égard d’une économie avancée. Ce fut par contre similaire à ce que l’on observe régulièrement dans les pays émergents, là où les investisseurs financiers s’inquiètent à l’idée de voir les gouvernements couvrir leurs déficits en faisant tourner la planche à billets, amenant l’inflation à accélérer.

De telles choses s’étaient déjà produites en Grande-Bretagne par le passé. En 1976, celle-ci a connu une crise de la livre sterling, parce que des inquiétudes à propos des déficits budgétaires avaient fait plonger la monnaie, alimentant une inflation déjà forte. Chose humiliante, le gouvernement avait été forcé de se tourner vers le FMI pour obtenir un prêt, qui lui fut octroyé en contrepartie de fortes réductions dans les dépenses publiques.

A l’époque, cependant, la Banque d’Angleterre n’était pas l’institution indépendante qu’elle est devenue par la suite. Elle était, en effet, une simple branche du Trésor de Sa Majesté et elle a assoupli sa politique monétaire face aux effets inflationnistes des déficits publics au lieu d’agir de façon à les contrer. Aujourd’hui, la Banque d’Angleterre est non seulement indépendante, mais elle a aussi pour mandat de maintenir l’inflation à un faible niveau.

Donc pourquoi la soudaine panique sur la livre ? Une réponse que j’ai aimée vient d’un économiste de la City, Dario Perkins, qui déclara que le problème avec le Budget n’est pas qu’il est inflationniste, mais qu’il est "idiot" et qu’une économie dirigée par des idiots devait payer une prime de risque. Mais même si j’aime l’idée d’une "prime de stupidité", il peut aussi y avoir un motif d’inquiétude plus pressant. J’ai été en correspondance avec d’autres économistes de la City et ils ont exprimé des doutes à propos de la volonté de la Banque d’Angleterre de suffisamment resserrer sa politique monétaire pour compenser l’impact inflationniste de la Trussonomics. Ces doutes se sont renforcés lundi, quand la banque centrale a déçu les investisseurs financiers, qui espéraient une hausse du taux d’urgence pour stabiliser le taux de change, en se contenant de déclarer vaguement qu’elle "n’hésiterait pas" à relever ses taux si nécessaire pour limiter l’inflation.

Pourtant, je ne vois pas de raison de croire que la banque centrale de la Grande-Bretagne ait perdu son indépendance politique ou qu’elle soit intimidée par un gouvernement qui croit apparemment en l’idée zombie qu’une réduction d’impôts s’autofinancerait. Il pourrait toutefois y avoir une raison spécifique à la Grande-Bretagne qui expliquerait pourquoi la Banque d’Angleterre hésiterait à relever suffisamment ses taux pour contenir l’inflation.

Plus je me penche sur les événements qui se passent actuellement en Grande-Bretagne, plus je pense, non pas à la crise sterling de 1976, mais à celle de 1992. A l’époque, l’euro n’existait pas encore, mais plusieurs pays européens, notamment la Grande-Bretagne, faisaient partie d’un système cherchant à stabiliser la valeur relative de leurs devises, le Système Monétaire Européen. En 1992-1993, le SME s’est retrouvé sous la pression des spéculateurs, notamment de George Soros, qui commencèrent à parier que plusieurs pays cesseraient de défendre leur monnaie et finiraient par la laisser chuter vis-à-vis du deutschemark. Défendre contre une vague de spéculation aurait nécessité de relever brutalement les taux d’intérêt pendant une longue période. Et à la fin, plusieurs pays, la Grande-Bretagne elle-même, se révélèrent guère enclins à le faire.

Pourquoi ? Une partie de la réponse était que la Grande-Bretagne souffrait d’un chômage élevé à l’époque et qu’elle craignait que le relèvement des taux aggrave sa récession. Mais il y avait une inquiétude, peut-être plus pressante. Pour diverses raisons, les propriétaires britanniques, contrairement aux propriétaires américains, tendaient à avoir soit des crédits à taux variables, c’est-à-dire dont le taux d’intérêt variait avec celui du marché, ou des crédits qui arriveraient bientôt à échéance et qui devraient être refinancés dans les prochains jours. En 1992, cela signifiait que défendre la livre avec une hausse des taux d’intérêt infligerait immédiatement une détresse financière pour des millions de personnes. Et après quelques semaines de grandes paroles, les autorités plièrent sous la pression et laissèrent la livre chuter. Je n’ai pas d’éléments montrant que des considérations similaires pèsent aujourd’hui sur la Banque d’Angleterre. Mais il est possible que ce soit le cas.

Il est trop tôt pour faire une croix sur la Grande-Bretagne. C’est un pays riche avec une grande liberté de manœuvre. D’un autre côté, si la politique monétaire britannique est vraiment contrainte de cette façon, donner libre cours à la politique budgétaire zombie est encore plus irresponsable. Et vous devez vous demander combien de temps Truss va rester en place, étant donné cette énorme erreur de politique. »

Paul Krugman, « Why is the British pound getting pounded? », 28 septembre 2022. Traduit par Martin Anota



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