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Tag - livre sterling

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samedi 1 octobre 2022

Pourquoi la livre sterling s'est-elle fait frapper ?

« D’habitude, les marchés financiers donnent beaucoup de marge budgétaire aux pays riches, politiquement stables. En l’occurrence, un pays comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne peut normalement générer de larges déficits budgétaires sans créer de panique sur sa devise. C’est parce que les investisseurs financiers croient typiquement que des pays comme ceux-là vont, à terme, agir de concert et rembourser leur dette ; ils croient aussi que les banques centrales comme la Réserve fédérale et la Banque d’Angleterre vont faire tout ce qu’il faut pour empêcher le déficit public de provoquer une inflation galopante.

En fait, les déficits publics dans une économie avancée poussent normalement la devise de ce pays à s’apprécier relativement aux autres devises, parce que la collision entre la relance budgétaire et le resserrement monétaire entraîne des taux d’intérêt élevés et que ces taux élevés attirent un afflux de capitaux du reste du monde. Quand Ronald Reagan a réduit les impôts tout en augmentant les dépenses militaires au début des années 1980, le dollar s’est fortement apprécié vis-à-vis des autres devises majeures, comme le deutschemark allemand (c’était bien avant la création de l’euro).

Mais une chose amusante (enfin, guère amusante si vous êtes britannique) est survenue au cours de la semaine dernière, quand Liz Truss, la nouvelle Première ministre du Royaume-Uni a annoncé un "événement budgétaire" néo-reaganien. (Elle n’a pas appelé cela un "Budget" parce que cela aurait nécessité de publier des prévisions budgétaires et économiques, des prévisions qui auraient probablement été embarrassantes.)

Il était déjà manifeste que le gouvernement de Truss aurait à accroître les dépenses à court terme pour aider les ménages touchés par la hausse des prix de l’énergie provoquée par l’embargo russe sur le gaz naturel. Plutôt que d’accroître les impôts pour couvrir cette dépense, le chancelier de l’Echiquier de Truss a annoncé des baisses d’impôts, notamment une forte réduction des impôts pour les plus riches. Le parallèle avec la Reaganomics était évident. Les taux d’intérêt ont augmenté. Mais, cette fois-ci, au lieu de s’apprécier, la livre sterling a plongé.

Ce n’est pas la réaction à laquelle vous pouvez vous attendre de la part de marchés financiers à l’égard d’une économie avancée. Ce fut par contre similaire à ce que l’on observe régulièrement dans les pays émergents, là où les investisseurs financiers s’inquiètent à l’idée de voir les gouvernements couvrir leurs déficits en faisant tourner la planche à billets, amenant l’inflation à accélérer.

De telles choses s’étaient déjà produites en Grande-Bretagne par le passé. En 1976, celle-ci a connu une crise de la livre sterling, parce que des inquiétudes à propos des déficits budgétaires avaient fait plonger la monnaie, alimentant une inflation déjà forte. Chose humiliante, le gouvernement avait été forcé de se tourner vers le FMI pour obtenir un prêt, qui lui fut octroyé en contrepartie de fortes réductions dans les dépenses publiques.

A l’époque, cependant, la Banque d’Angleterre n’était pas l’institution indépendante qu’elle est devenue par la suite. Elle était, en effet, une simple branche du Trésor de Sa Majesté et elle a assoupli sa politique monétaire face aux effets inflationnistes des déficits publics au lieu d’agir de façon à les contrer. Aujourd’hui, la Banque d’Angleterre est non seulement indépendante, mais elle a aussi pour mandat de maintenir l’inflation à un faible niveau.

Donc pourquoi la soudaine panique sur la livre ? Une réponse que j’ai aimée vient d’un économiste de la City, Dario Perkins, qui déclara que le problème avec le Budget n’est pas qu’il est inflationniste, mais qu’il est "idiot" et qu’une économie dirigée par des idiots devait payer une prime de risque. Mais même si j’aime l’idée d’une "prime de stupidité", il peut aussi y avoir un motif d’inquiétude plus pressant. J’ai été en correspondance avec d’autres économistes de la City et ils ont exprimé des doutes à propos de la volonté de la Banque d’Angleterre de suffisamment resserrer sa politique monétaire pour compenser l’impact inflationniste de la Trussonomics. Ces doutes se sont renforcés lundi, quand la banque centrale a déçu les investisseurs financiers, qui espéraient une hausse du taux d’urgence pour stabiliser le taux de change, en se contenant de déclarer vaguement qu’elle "n’hésiterait pas" à relever ses taux si nécessaire pour limiter l’inflation.

Pourtant, je ne vois pas de raison de croire que la banque centrale de la Grande-Bretagne ait perdu son indépendance politique ou qu’elle soit intimidée par un gouvernement qui croit apparemment en l’idée zombie qu’une réduction d’impôts s’autofinancerait. Il pourrait toutefois y avoir une raison spécifique à la Grande-Bretagne qui expliquerait pourquoi la Banque d’Angleterre hésiterait à relever suffisamment ses taux pour contenir l’inflation.

Plus je me penche sur les événements qui se passent actuellement en Grande-Bretagne, plus je pense, non pas à la crise sterling de 1976, mais à celle de 1992. A l’époque, l’euro n’existait pas encore, mais plusieurs pays européens, notamment la Grande-Bretagne, faisaient partie d’un système cherchant à stabiliser la valeur relative de leurs devises, le Système Monétaire Européen. En 1992-1993, le SME s’est retrouvé sous la pression des spéculateurs, notamment de George Soros, qui commencèrent à parier que plusieurs pays cesseraient de défendre leur monnaie et finiraient par la laisser chuter vis-à-vis du deutschemark. Défendre contre une vague de spéculation aurait nécessité de relever brutalement les taux d’intérêt pendant une longue période. Et à la fin, plusieurs pays, la Grande-Bretagne elle-même, se révélèrent guère enclins à le faire.

Pourquoi ? Une partie de la réponse était que la Grande-Bretagne souffrait d’un chômage élevé à l’époque et qu’elle craignait que le relèvement des taux aggrave sa récession. Mais il y avait une inquiétude, peut-être plus pressante. Pour diverses raisons, les propriétaires britanniques, contrairement aux propriétaires américains, tendaient à avoir soit des crédits à taux variables, c’est-à-dire dont le taux d’intérêt variait avec celui du marché, ou des crédits qui arriveraient bientôt à échéance et qui devraient être refinancés dans les prochains jours. En 1992, cela signifiait que défendre la livre avec une hausse des taux d’intérêt infligerait immédiatement une détresse financière pour des millions de personnes. Et après quelques semaines de grandes paroles, les autorités plièrent sous la pression et laissèrent la livre chuter. Je n’ai pas d’éléments montrant que des considérations similaires pèsent aujourd’hui sur la Banque d’Angleterre. Mais il est possible que ce soit le cas.

Il est trop tôt pour faire une croix sur la Grande-Bretagne. C’est un pays riche avec une grande liberté de manœuvre. D’un autre côté, si la politique monétaire britannique est vraiment contrainte de cette façon, donner libre cours à la politique budgétaire zombie est encore plus irresponsable. Et vous devez vous demander combien de temps Truss va rester en place, étant donné cette énorme erreur de politique. »

Paul Krugman, « Why is the British pound getting pounded? », 28 septembre 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « La crise du SME : simplement le produit d'événements domestiques ? »

jeudi 13 octobre 2016

Quelques remarques sur le Brexit et la livre sterling

« Jusqu’à présent, la sévère récession que tout le monde évoquait au lendemain du référendum du Brexit ne semble pas se matérialiser en Grande-Bretagne, ce qui ne doit réellement pas nous surprendre, parce que, comme je l’ai expliqué, les arguments économiques justifiant l’idée d’une telle récession sont très fragiles. (…) Mais nous sommes les témoins d’une large chute de la livre, qui s’est accélérée lorsqu’il est devenu de plus en plus manifeste que la sortie de l’Union européenne ne se fera pas sans heurts. Que devons-nous en penser ?

GRAPHIQUE Parité de la livre sterling vis-à-vis de l'euro

Paul_Krugman__parite_de_la_livre_sterling_vis-a-vis_de_l__euro.png

Les récits que l’on entend habituellement à propos de la chute de la livre sont souvent associés à la prédiction d’une récession en Grande-Bretagne : la demande d’investissement domestique s’effondrerait, ce qui pousserait durablement les taux d’intérêt à un faible niveau et par là même entraînerait une fuite des capitaux. Mais l’effondrement de la demande ne semble pas avoir lieu. Donc que se passe-t-il ?

Jusqu'à maintenant, j’ai abordé cette question via l’angle du commerce, en particulier du commerce de services financiers. Il me semble que l'on peut en parler en termes d’"effet de taille de marché" (home market effect), une vieille histoire dans le commerce international, mais qui n’a été formalisée qu’à partir des années quatre-vingt.

En voici une version informelle : imaginez un bien ou service qui soit sujet à des économies d’échelle dans la production tellement larges que, s’il est consommé dans deux économies, vous voulez le produire dans un seul pays et l’exporter vers l’autre, même s’il y a des coûts de transport. Où cette production sera-t-elle localisée ? Toutes choses égales par ailleurs, vous choisirez le plus large marché, notamment pour minimiser les coûts totaux de transport. Bien sûr, toutes les choses se sont pas égales, mais cet effet de taille de marché va être un élément important, dépendant du niveau des coûts de transport.

Dans l’un des modèles que j’ai développés dans ce vieil article, la totalité de la production ne quitte pas le plus petit pays ; ce dernier verse de plus faibles salaires, ce qui lui permet de gagner en compétitivité ce qu’il a perdu en termes d’accès en marché. En effet, il a utilisé une plus faible devise pour compenser le fait qu’il ait un plus petit marché.

Dans le cas de la Grande-Bretagne, je suggère que nous considérions les services financiers comme le secteur en question. De tels services sont sujets à des économies d’échelle aussi bien internes qu’externes, ce qui tend à les concentrer dans une poignée de grands centres financiers autour du monde, notamment la City de Londres. Mais maintenant nous faisons désormais face à la perspective d’une hausse significative des coûts de transaction entre la Grande-Bretagne et le reste de l’Europe, ce qui génère une incitation à déplacer ces services de la plus petite économie (la Grande-Bretagne) vers la plus grande économie (le reste de l’Europe). La Grande-Bretagne a par conséquent besoin d’un plus faible taux de change pour compenser cet impact négatif. Est-ce que cela appauvrit la Grande-Bretagne ? Ce n’est pas juste l’effet d’efficience associé aux barrières aux échanges, il y a aussi un effet sur les termes de l’échange, dans la mesure où le taux de change réel se déprécie.

Mais il est important d’être conscient que tout le monde en Grande-Bretagne est également affecté. Avant le Brexit, la Grande-Bretagne a évidemment connu une version de la soi-disant "maladie hollandaise". Dans sa forme traditionnelle, celle-ci désigne la façon par laquelle l’exploitation et l’exportation de ressources naturelles évincent l’industrie en poussant le taux de change à la hausse. Dans le cas du Royaume-Uni, les exportations financières de la City jouent le rôle que peuvent jouer les ressources naturelles dans d’autres pays. Donc l’affaiblissement du secteur financier est bénéfique à l’industrie britannique, mais aussi peut-être aux revenus des personnes qui vivent loin de la City et qui dépendent toujours, directement ou indirectement, de l’industrie pour leurs revenus. Ce n’est pas une coïncidence si ce sont certaines régions de l’Angleterre (non de l’Ecosse !) qui se prononcèrent en faveur d’une sortie de l’Union européenne.

Y a-t-il une morale pour la politique économique ? Fondamentalement, une dépréciation de la livre sterling ne doit pas être perçue comme un coût additionnel du Brexit, elle fait juste partie intégrante de l’ajustement. Et ce serait une grande erreur de chercher à soutenir la livre sterling : les vieilles notions de taux de change d’équilibre ne s’appliquent plus. »

Paul Krugman, « Notes on Brexit and the pound », in The Conscience of a Liberal (blog), 11 octobre 2016. Traduit par Martin Anota