« J’ai passé une semaine extrêmement mouvementée et intellectuellement stimulante à Berlin. Malgré mon suivi de la politique allemande (toute personne intéressée par l’Europe ne peut se permettre d’ignorer la politique allemande), je ne m’attendais pas à voir un tel malaise transparaître dans pratiquement chaque conversation. (…)

Quels sont les sujets qui ont alimenté ce pessimisme ? Voici une liste approximative : l’inflation et les problèmes énergétiques, la stagnation économique (une croissance quasi nulle), l’essor de l’extrême-droite, la paralysie politique, l’écroulement des exportations vers la Chine, le déclin de la technologie automobile allemande, les fortes inégalités de patrimoine, l’assimilation imparfaite des personnes nées à l’étranger, l’inefficacité du réseau ferroviaire allemande, l’obscurité des rues de Berlin (en raison des économies d’énergie), la pleine dépendance politique vis-à-vis Etats-Unis. On peut continuer, selon la personne avec qui j’ai pu parler, les aléas de la conversation et l’humeur du jour.

Pour un observateur étranger qui aurait débarqué en Allemagne sans en savoir autant, ce pessimisme semble exagéré. Du côté positif du bilan, on pourrait lister la richesse globale du pays, l’acceptation de plus d’un million de réfugiés syriens et presque autant d’Ukraine et le plein emploi. Pourtant, le ton négatif l’emporte.

Je pense que le pessimisme domine non seulement à cause des guerres qui ont actuellement cours en Ukraine et en Palestine et de l’incertitude générale qui a enveloppé le monde, et l’Europe en particulier, mais en raison de la résonance des inquiétudes actuelles avec les événements qui se sont produits en Allemagne depuis un siècle. Il me semble que les événements actuels ont joué sur trois grandes peurs allemandes : l’inflation galopante, l’ébranlement de la démocratie et la hausse de l’antisémitisme. Ces trois événements ont eu lieu au cours de la période de Weimar ; et comme une personne qui a déjà été empoisonnée, la peur que des événements similaires se répètent n’est pas évaluée à l’aune de la force du "poison" actuel, mais à l’aune des souvenirs des événements passés.

La peur de l’inflation qui a largement détruit la crédibilité de la République de Weimar est bien connue. Elle a expliqué l’orientation excessive que les politiques monétaire et budgétaire allemandes ont pu présenter depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La différence entre l’inflation de 1921-1923, qui attint à son pic le rythme mensuel de 30.000 %, et l’actuelle inflation, à un chiffre, est énorme. Pourtant l’inflation actuelle est tirée par la hausse de produits de base comme l’énergie et l’alimentaire. Son impact, bien que numériquement faible, semble disproportionné. Elle affecte bien davantage les segments les plus pauvres de la population que les riches.

Cela met en lumière, de façon plus crue, la question des inégalités et de la redistribution des richesses. Malgré plusieurs années de régime social-démocrate et d’un large Etat-providence, les inégalités de richesse sont très élevées en Allemagne. Selon l’enquête que le SOEP a réalisée auprès des ménages, 39 % des Allemands ont une richesse financière nette nulle ou quasi nulle et presque 90 % de la population une richesse financière, non immobilière, assez négligeable (…). Cela rend les inégalités de richesses allemandes (selon l’indicateur utilisé) égales ou même supérieures à celles, déjà très élevées, observées aux Etats-Unis. Le sentiment que beaucoup de grandes fortunes sont dissimulées ou jouissent de privilèges fiscaux grâce aux dispositifs européens et à la concurrence fiscale entre les pays-membres de l’UE vient alimenter le sentiment d’injustice.

La deuxième peur est celle d’une fragilisation de la démocratie. Cette crainte semble aussi, au regard des chiffres, très exagérée. Mais l’ancrage de l’Alternativ für Deutschland comme parti parlementaire stable avec environ 10 % des suffrages, et non une mode passagère comme les Républicains par le passé, rappelle qu’il y a une chance non négligeable d’un brutal basculement à droite ou de l’influence indirecte de la droite sur les gouvernements de coalition (quelle qu’en soit la couleur partisane). Il n’y a bien sûr pas de déni direct du mode démocratique du gouvernement par l’AfD, ni (a priori) de chances que ce parti vienne au pouvoir comme membre dominant d’une coalition, mais la peur naissante que l’on détecte est davantage une crainte que la démocratie s’érode graduellement comme ce fut le cas en Hongrie et peut-être en Pologne. Mais la forme et certains des attributs essentiels de la démocratie peuvent être conservés, mais d’autres attributs essentiels pourraient se diluer graduellement.

La troisième crainte est, d’une certaine façon, la plus irrationnelle, mais elle ne semble pas absente. Le soutien fort, et peut-être excessif, de l’Allemagne envers Israël dans la guerre qui a actuellement cours au Proche-Orient trouve ses racines dans la Shoah et l’expiation pour ce crime que l’opinion publique et les politiciens allemands ont considérée, depuis la création de la République fédérale, comme un principe presque fondamental, égal à la gouvernance démocratie et à l’indépendance du système judiciaire. L’ironie est qu’un zèle excessif dans l’expiation pourrait conduire à l’acceptation de politiques qui entraînent des crimes contre des populations civiles. L’Allemagne fait donc face à l’équivalent d’un drame grec : le désir de corriger ses erreurs passées pourrait l’amener à comme aujourd’hui des erreurs.

Les trois peurs qui se manifestent dans une atmosphère, déjà bien sombre, du déclin économique global de l’Europe, les pressions migratoires continues depuis le Sud que l’Europe se montre incapable de gérer (comme l’illustre la fermeture des frontières dans les pays nordiques), sa dépendance énergétique et l’absence d’une voix politique distincte, m’ont amené à voir les rues inhabituellement sombres de Berlin (et même les clubs et restaurants bien éclairés et joyeux) avec une plus grande appréhension qu’elles ne le méritent. »

Branko Milanovic, « The three German fears », in globalinequality (blog), 16 novembre 2023. Traduit par Martin Anota



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