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Tag - John Rawls

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lundi 24 avril 2017

Inégalités ou pauvreté ?

« Tony Blair a dit un jour : "s’il y a des gens qui gagnent beaucoup d’argent. Ce n’est pas mon problème. Je m’inquiète pour les personnes qui sont dépourvus d’opportunités, désavantagés et modestes". La plupart des gens, notamment le gouvernement travailliste, interprétèrent ces phrases comme se focalisant sur la pauvreté plutôt que sur les inégalités. (…)

J’ai récemment vu de la part de Miles Kimball une défense très claire de l’idée selon laquelle la pauvreté importerait plus que les inégalités. Il tire son raisonnement d’enquêtes qui cherchent à quantifier un principe fondamental de l’économie : la décroissance de l’utilité marginale. Il cite des résultats qui suggèrent qu’un euro de revenu signifie bien plus à une personne qui gagne la moitié du salaire moyen qu’à une personne qui gagne le double du salaire moyen. Il suggère que ces résultats tendent à valider le second principe de justice sociale avancé par John Rawls. Si nous le simplifions, nous pouvons dire que nous n’avons pas à nous inquiéter de trop des riches parce qu’un supplément de monnaie ne leur rapporte qu’un faible supplément d’utilité, si bien que nous devons nous focaliser sur la seule réduction de la pauvreté.

Maintenant, bien sûr, ce point n’est pas pertinent si nous réduisons la pauvreté en taxant les riches. Les riches sont une très bonne source d’argent, parce que l’argent ne leur manque pas. L’importance transparaît si nous comparons deux sociétés : une qui n’a pas de pauvres, mais qui a beaucoup de personnes très riches ; une autre qui n’a pas de riches, mais qui a toujours des pauvres. Selon Miles, nous devons préférer la société sans pauvreté à celle sans super-riches. D’un point de vue statique, je pense qu’il a raison, mais j’ai quelques inquiétudes, comme je vais le voir à présent, sur le plan dynamique.

Il y a un paragraphe intéressant au début du billet de Miles : "(…) J’admets que le montant de richesse détenue par les ultra-riches est vraiment astronomique et qu’il est important de s’assurer que les ultra-riches n’utilisent pas leur richesse pour prendre entièrement contrôle de notre système politique. Il est crucial d’observer et d’étudier en détails les diverses façons par lesquelles les ultra-riches influencent la politique. Mais en laissant de côté l’idée que les ultra-riches puissent subvertir notre système politique, nos inquiétudes vis-à-vis des inégalités doivent se focaliser sur la façon par laquelle nous prenons soin des pauvres ; il est important de savoir si l’argent nécessaire pour aider les pauvres provient des classes moyennes ou des riches, mais c’est moins important que le fait même de prendre soin des pauvres".

Je vais aller plus loin que Miles. Si l’argent importe si peu aux très riches, pourquoi voudraient-ils alors s’enrichir à un degré astronomique et contrôler le système politique pour s’assurer qu’ils gagnent même plus encore ? La réponse vient précisément du même concept qu’utilise Miles. Si 1.000 euros ne signifie rien pour vous parce que vous êtes très riche, vous allez plutôt chercher à gagner 10.000 euros ou 100.000 euros en plus. Le fait que les ultra-riches aient un si grand patrimoine n’est pas un simple accident, mais peut résulter du principe même que Miles explore : la décroissance de l’utilité marginale. Les riches ne sont pas différents des autres, dans le sens où ils veulent eux aussi être satisfait, sauf qu’ils ne peuvent y parvenir qu’en gagnant de larges montants d’argent.

(...) Considérons l’argument mis en avant par Piketty, Saez et Stantcheva dont j’ai discuté ici. Pourquoi est-ce que la part du revenu avant impôt des 1 % les plus riches s’est autant accrue au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, c’est-à-dire précisément dans deux pays qui ont connu dans les années 1980 une forte réduction des taux d’imposition des plus hauts revenus ? L’argument que Piketty et ses coauteurs avancent est qu’avec des taux d’imposition punitifs, il y a peu d’incitations pour les PDG et les autres salariés très rémunérés à utiliser leur pouvoir de monopole pour extraire des rentes (…) de leur entreprise. Cela ne vous rapporterait que très peu d’argent après imposition, si bien que cela ne vous permettrait pas d’accroître de beaucoup votre satisfaction. Mais si les taux d’imposition marginaux diminuent, il est désormais rentable pour ces individus de se lancer dans l’extraction de rentes.

Comme je l’ai discuté ici, la culture du bonus est l’une des façons d’extraire des rentes qui a été stimulée par la réduction des taux marginaux d’imposition. (…)

Donc je peux prendre le même principe fondamental sur lequel s’appuie Miles et pourtant arriver à une bien différente conclusion. Une fois que nous donnons à ceux qui sont au sommet l’opportunité de gagner de très hauts revenus et que la seule façon par laquelle ces individus peuvent d’obtenir une satisfaction supplémentaire est de s’embarquer dans la quête de rentes, nous les incitons alors à tourner leurs efforts hors des activités socialement bénéfiques (…). Quand leurs efforts visent à influencer le système politique, nous avons en sérieux problème. Ces activités peuvent culminer en prenant le dessus sur le système politique, ce qui est précisément ce qui s’est passé aux Etats-Unis, avec des répercussions potentiellement désastreuses. Ne serait-ce que pour cette seule raison, les inégalités importent autant que la pauvreté. »

Simon Wren-Lewis, « Inequality or poverty », in Mainly Macro (blog), 18 avril 2017. Traduit par Martin Anota



Ni l'inégalité, ni pauvreté

« (…) Des réductions d’impôts, de plus généreuses pensions, plus d’emplois et une hausse du salaire minimum ont contribué à réduire la pauvreté au Royaume-Uni, mais le gouvernement de Blair fit en parallèle peu de choses pour restreindre la hausse des très hauts revenus.

Cela néglige malheureusement quelque chose : les maths. Si les riches s’enrichissent et si la situation des pauvres s’améliore, alors à un niveau de revenu donné, la situation de quelqu’un doit se dégrader. La "société blairiste" avec des super-riches, mais peu de pauvres, est une société dans laquelle la classe moyenne est relativement pauvre.

Ce n’est pas sans poser problème, peut-être surtout d’un point de vue conservateur. Comme Deirdre McCloskey l’a suggéré, une société bourgeoise incarne les vertus de la retenue, de la justice et du respect d’autrui. Une société blairiste où "le gagnant rafle tout" les met à mal : pourquoi travailler dur à l’école et à l’université (et s’endetter fortement) quand cela ne permet d’avoir qu’un emploi précaire et peu d’espoir d’avoir un logement décent ? Et une classe moyenne précarisée et aigrie menace aussi la stabilité politique. En 2013, Fraser Nelson écrivait : "Nos classes moyennes (qui constituent pourtant une grande force stabilisatrice dans notre société) se contractent rapidement. Il est difficile d’imaginer la bourgeoisie britannique descendre dans la rue, mais un jour ou l’autre bientôt ils pourraient faire demi-tour et dire :'Désolé, mais nous sommes plutôt dingues et nous ne supporterons plus cela'." Peut-être que le Brexit, l’UKIP et la hausse des sentiments insulaires, anti-marché lui donnèrent raison : les inégalités peuvent être mauvaises pour la liberté économique.

Bien sûr, je ne m’inquièterais pas si la société blairiste menait à une croissance plus rapide et donc à un plus gros gâteau pour tous. Malheureusement ce n’est pas le cas. C’est en fait plutôt l’opposé. Depuis le milieu des années 1990, la croissance du PIB par tête a ralenti.

Et cela peut s’expliquer par le virage blairiste. Simon a raison de dire que les super-riches s’engagent dans la quête de rentes. Mais cela n’est pas confiné aux choses comme l’ingérence d’Arron Banks dans la politique politique. Cela affecte aussi le monde du travail : la hausse de la rémunération des PDG s’est faite aux dépens des actionnaires et des travailleurs. Et il y a diverses raisons amenant à penser qu’une hausse de la part du revenu détenue par les super-riches réduit la croissance économique. Par exemple, elle mène à l’adoption de mauvaises politiques en réduisant la confiance.

Miles a peut-être raison lorsqu’il dit qu’il vaut mieux avoir une société avec de nombreux ultra-riches et sans pauvres plutôt qu’une société dans laquelle il y a de la pauvreté et aucun super-riche. Mais (…) cela omet une troisième option : une société dans laquelle il n’y a ni pauvres, ni super-riches. C’est ce que nous devrions rechercher.

Une dernière chose : Oui, je sais que le coefficient de Gini a chuté ces dernières années. Mais cela nous dit peu de choses : la société blairiste peut avoir un faible Gini parce qu’il y a un faible écart entre les classes moyennes et les pauvres même si les riches sont très riches. »

Chris Dillow, « Neither inequality nor poverty », in Stumbling & Mumbling (blog), 19 avril 2017. Traduit par Martin Anota

mardi 2 août 2016

N’est-il pas temps d’abandonner Rawls ?



« Le Droit des gens de John Rawls constitue un ouvrage majeur en philosophie politique à l’ère de la mondialisation. Il a été écrit en 1993. Il m’a absorbé au début des années deux mille, lorsque je travaillais déjà sur les inégalités mondiales, une question qui était alors totalement nouvelle, entièrement ignorée, en économie. La seule chose en économie qui s’en rapprochait le plus était le théorème Heckschler-Ohlin-Samuelson (HOS) dans l'économie du commerce international, théorème selon lequel les inégalités salariales doivent diminuer dans les pays pauvres et augmenter dans les pays riches quand ils s’engagent dans les échanges commerciaux. Mais ce n’est qu’une facette des mondialisations, qui ne prend en compte que les salaires et néglige d’autres formes de revenu : elle laisse de côté les mouvements de capitaux, l’aide au développement, les mouvements migratoires, les délocalisations, etc. Rien de cela n’était vraiment discuté en économie (et beaucoup de ces thèmes ne le sont toujours pas) dans un cadre mondial et non simplement dans une cadre très limité, par exemple une modélisation à 2 biens et 2 pays. Mais les philosophes politiques avaient beaucoup de choses à dire à propos de tout cela.

A la fin des années quatre-vingt-dix, John Rawls ne se focalisait plus sur la façon par laquelle un Etat-nation devait être organisé (comme il le faisait dans sa Théorie de la Justice). Il avait tourné son attention sur la façon par laquelle le monde devait être organisé. Evidemment, cela doit être fait à un niveau très abstrait et (…) ce niveau abstrait était très proche de la situation à laquelle Rawls (mais aussi le monde) semblait faire face au cours des années quatre-vingt-dix. Mais, et ce sera mon point clé ici, cette situation a profondément changé au cours des deux dernières décennies, au point que la description abstraite du monde que propose Rawls n’est plus compatible avec ce que nous voyons aujourd’hui et les recommandations que Rawls a pu tirer de sa description ont perdu par là même de leur pertinence.

Dans Le Droit des gens, Rawls a abandonné la métaphore des individus se rencontrant derrière le voile d’ignorance pour s’accorder a priori sur les principes de justice devant régner dans leur société. Cette règle tient toujours, selon Rawls, dans les sociétés prises individuellement, mais pas dans le monde d’Etats-nations dont les représentants (et non les individus eux-mêmes) se rencontrent pour s’accorder sur les principes qui encadrent leurs relations (inter-sociétales).

Rawls identifie cinq types de sociétés : les sociétés libérales (c’est-à-dire précisément celles dont il est question dans sa Théorie de la justice), les sociétés hiérarchiques consultatives, les sociétés "accablées", les Etats hors-la-loi (notez que Rawls n’utilise pas le terme de "sociétés" les concernant) et les absolutismes bienveillants. Nous pouvons écarter cette dernière catégorie parce qu’elle n’a jamais joué de rôle dans Le Droit des gens. (Je n’ai jamais compris pourquoi. Peut-être que Rawls ne savait pas quoi faire avec elle.) Les sociétés libérales et les hiérarchies consultatives sont des sociétés "bien ordonnées" (ce qui signifie que dans chacune d’entre elles les principes sur lesquels elles se fondent sont renforcés par les actions quotidiennes des peuples) ; elles se respectent mutuellement, elles respectent les principes (différents) sur lesquels chacune est fondée. Les sociétés accablées ne peuvent devenir libérales parce qu’elles sont freinées par leur pauvreté. Les Etats hors-la-loi font tout le temps la guerre (et ce sans réel motif ; comme dans un film d’Hollywood, ils semblent juste adorer jouer les fauteurs de désordres).

Donc les règles deviennent alors relativement simples et certains diraient même simplistes. Les sociétés bien ordonnées, bien que différentes en termes de structure interne, peuvent coexister en paix parce qu’elles se respectent l’une l’autre et les sociétés libérales n’essayent pas d’imposer leurs normes sur les hiérarchies consultatives. Elles n’essayent pas d’exporter la démocratie. Deuxièmement, les sociétés libérales ont le devoir d’aider les sociétés accablées, mais pas plus qu’il ne le faut pour que ces dernières deviennent libérales, ce qui, selon Rawls, survient à un très faible niveau de vie. Au-delà de ce point, même de larges écarts en termes de revenu dans le groupe des sociétés bien ordonnées ne justifient pas une poursuite de l’aide internationale. En d’autres mots, il n’y a pas de raison pour que la Norvège aide le Bangladesh dans la mesure où ils sont tous deux bien ordonnés. Enfin, Rawls rejette l’idée que la migration soit un droit, contre l’idée d’utiliser la migration pour alléger la pauvreté et les inégalités mondiales. Les pays (autrement dit, les populations organisées) ont le contrôle de leur territoire et eux seuls décident des personnes qu’ils acceptent. Ils peuvent accepter les réfugiés qui fuient la persécution, mais pas les migrants économiques (ce qui est d’ailleurs cohérent avec le fait que Rawls sous-estime l’importance que revêt le revenu pour notre bonheur).

Résumons : les sociétés libérales réaffirment quotidiennement leurs principes libéraux, elles vivent en paix avec les sociétés hiérarchiques, elles n’exportent pas la démocratie, elles aident seulement les pays les plus pauvres et en l’occurrence très modestement, et elles refusent la migration économique.

Comme vous pouvez le comprendre, cela explique pourquoi j'ai pu être intéressé par Rawls par le passé : à la différence des économistes, il présente une description cohérente du monde et des règles économiques. Mais alors pourquoi ai-je aujourd’hui un problème avec la taxinomie de Rawls ?

Rappelons quelques changements qui sont survenus durant les deux dernières décennies et pour lesquels je ne trouve pas de place dans la taxinomie de Rawls. Les démocraties libérales n’affirment pas les principes du libéralisme, comme Rawls s’y attendrait, ni au niveau domestique, ni au niveau international. Il est inconcevable pour Rawls, si ces sociétés fonctionnent bien, qu’elles puissent rendre mécontent un tiers de la population, voire plus, comme aux Etats-Unis aujourd’hui, qu’autant de leurs résidents puissent ne pas croire dans les principes libéraux, ni ne vouloir les affirmer dans leur vie quotidienne. (…) Cela, plus l’importance proéminente de l’argent dans la politique électorale, les plus faibles taux d’imposition pour le capital que pour le travail, une désaffection de l’éducation publique, etc., impliquent qu’au niveau domestique les sociétés soi-disant libérales sont très éloignées de l’idée de libéralisme de Rawls. (…) Ces sociétés appartiennent à une catégorie entièrement différente. En outre, en politique étrangère, comme cela a pu apparaître manifestement avec la guerre d’Irak, ils agissent comme les Etats hors-la-loi puisqu’ils enfreignent les règles fondamentales sur lesquelles la communauté internationale est fondée, à savoir l’absence de guerres d’agression. Donc, les sociétés "libérales" sont non-libérales (dans le sens rawlsien du terme) au niveau domestique et agissent comme des Etats hors la loi.

Les bienveillantes hiérarchies consultatives que Rawls avait probablement en tête de façon à intégrer les sociétés islamiques dans son schéma n’existent pas en pratique. Le Moyen-Orient est soit plongé dans un chaos total, soit en grippes avec des dictatures absolutistes comme l’Egypte, l’Arabie saoudite et les émirats du Golfe. Donc ce ne sont pas des sociétés "bien ordonnées" dans le sens qu’en donne Rawls.

Il n’y a pas de place dans sa taxinomie pour des organisations non étatiques opérant dans plusieurs pays comme l’Etat islamique. Une théorie générale qui n’a pas de place pour des organisations qui n’acceptent pas les frontières étatiques actuelles est clairement incomplète. (C’est une question sur laquelle Rawls se montre particulièrement faible parce qu’il considère les frontières comme données, ce qui est plutôt étrange, sachant qu’il écrivait suite à l’éclatement de l’URSS, de la Tchécoslovaquie, de l’Ethiopie et de la Yougoslavie).

Il n’y a aussi pas de place pour ce que l’on appelle aujourd’hui une "démocratie illibérale", à savoir une société qui a essentiellement l’aspect d’une société libérale (élections, partis politiques, ONG) et où pourtant seul un parti ou un meneur remporte systématiquement les élections et où les médias et le système judiciaire sont contrôlés, directement ou indirectement.

Les migrations, conduites par des raisons économiques et donc par les inégalités mondiales, n’ont pas de place chez Rawls. Mais elles existent dans le monde réel, où il y a des millions de migrants économiques qui partent d’Afrique et d’Asie pour aller en Europe ou bien qui partent du Mexique et d’Amérique centrale pour aller aux Etats-Unis. Mais une théorie qui déclare que ces choses ne surviennent pas se révèle inutile quand elles surviennent.

Enfin, Rawls sous-estime nettement l’importance que les gens attachent au revenu et à la richesse pour leur bien-être. Or l’importance des incitations pécuniaires s’est accrue avec la mondialisation puisque les écarts de revenu sont alors devenus plus manifestes.

Les changements que l’on a pu observer au cours des deux dernières décennies ont été, je crois, si profonds que la typologie proposée par Rawls a perdu de sa pertinence. Mais si la typologie ne colle pas à la réalité, alors les relations entre les sociétés qu’il recommande en se basant sur cette typologie n’ont aucune pertinence. C’est pourquoi je pense qu’il est temps soit d’abandonner Rawls, soit de le réviser en profondeur. C’est une tâche pour les philosophes politiques. »

Branko Milanovic, « Time to ditch Rawls? », in globalinequality (blog), 31 juillet 2016. Traduit par Martin Anota