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Tag - décroissance

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mardi 7 juillet 2020

Ce que la pandémie nous apprend sur nos priorités, notre planète et le mouvement décroissant

« Certains écologistes affirment depuis longtemps que la croissance économique doit être interrompue pour protéger la planète. La "décroissance" est brièvement définie par l’un de ses proposants, Riccardo Mastini, comme "l’abolition de la croissance économique comme objectif social". La décroissance représente l’idée selon laquelle nous ne pouvons suffisamment réduire les émissions de dioxyde de carbone via les nouvelles technologies, les incitations tarifaires ou même des investissements majeurs dans l’énergie et les systèmes de transport. La seule chose qui marchera est l’arrêt définitif de la croissance économique. La pandémie nous donne un aperçu de ce à quoi ressemble la fin de la croissance. Donc, quelles leçons devons-nous en tirer ?

Les confinements ont en effet fait chuter les émissions de dioxydes de carbone, mais moins que nous pourrions espérer. Le site de science climatique Carbon Brief estime que les émissions en 2020 sont susceptibles de chuter d’environ 5 ou 6 % relativement au niveau d’émissions de l’année dernière. Ce serait la plus forte chute enregistrée. Cela peut vous surprendre, mais ce n’est pas suffisant. Si cette baisse se poursuivait au même rythme jusqu’à la fin de la décennie, nous ne respecterions toujours pas les objectifs du programme environnement des Nations Unies en vue de contenir la hausse de la température mondiale à 1,5 degrés. (Une cible de 2 degrés serait plus facile à atteindre : il suffirait de cinq pandémies au cours de la prochaine décennie.)

Evidemment, il paraît impossible d’atteindre les cibles d’émissions via une décroissance brute. La misère humaine serait immense. Il y aurait alors un contrecoup politique. Relativement à la crise lente du changement climatique, les effets du coronavirus sont visibles et immédiats. Il tue des gens par milliers, chaque jour, souvent dans les villes les plus riches et célèbres au monde. Il devrait être facile d’amener les gens à se rallier à l’idée de faire des sacrifices pour battre l’épidémie. Pourtant, il y aurait toujours une minorité visible opposée à un quelconque sacrifice économique. Cela devrait énerver tous ceux d’entre nous qui s’inquiéteraient de la menace bien plus diffuse que représente le changement climatique.

Les politiques raffinées battent les politiques brutes. La raison pour laquelle nous nous sommes résolus à nous confiner était que nous n’avions pas développé de meilleures options. Nous n’avions pas de vaccin, nous n’avions pas de remède efficace et, dans plusieurs pays, nous ne pouvions même pas obtenir des choses de base comme des tests en masse, le traçage des contacts et des équipements protecteurs pour le personnel soignant.

Le raffiné bat aussi le brut en ce qui concerne le changement climatique. Nous pourrions bien sûr réduire nos niveaux de vie pour empêcher l’effondrement de l’écosystème, tout comme nous les avons réduits pour empêcher qu’il y ait des décès massifs avec l’épidémie de Covid-19. Mais ce serait aussi en dernier ressort, si nous admettons que nous n’avons pas d’alternative.

Nous avons en fait plein d’alternatives, bien que nous hésitons à les utiliser : les subventions à la recherche pour la technologie verte ; le soutien aux réseaux intelligents nécessaires pour exploiter des énergies solaire et éolienne à des coûts toujours plus faibles ; la tarification du carbone. Cette dernière a été dure à vendre, politiquement, mais je suis prêt à parier qu’elle passera mieux qu’une puissante dépression verte.

Bien sûr, certains écologistes opineraient du chef en entendant Greta Thunberg parler des "contes de fée de la croissance économique éternelle", mais la plupart seraient d’accord à l’idée que la priorité n’est pas de ramener la croissance du produit intérieur brut à zéro ou en territoire négatif, mais de réduire les émissions de pollution, de préserver les écosystèmes naturels et de garantir l’épanouissement et la liberté des êtres humains.

D’accord. Pourtant, si la fin de la croissance n’est pas l’objectif, mais le moyen pour atteindre une fin, est-ce que je pourrais suggérer que ce n’est pas un moyen très efficace ? "L’abolition de la croissance économique" marche bien comme slogan politique radical, mais quand nous cherchons des leviers de politique publique à actionner nous revenons à des impôts, subventions, investissements publics et réglementations spécifiques. Donc, pourquoi ne cessons-nous pas de parler de décroissance pour nous focaliser sur les politiques qui pourraient s’attaquer à la dégradation environnementale ?

Nous pourrions trouver que ces politiques, appliquées avec suffisamment de vigueur pour sauver la planète, auraient eu l’effet secondaire de ramener la croissance économique à l’arrêt. J’en doute. Mais pour le savoir, il faut le tenter ; nous pourrions être agréablement surpris en voyant comment l’activité économique peut être flexible et tout le bien que nous pouvons connaître tout en respectant les limites planétaires.

Ici, de nouveau, la pandémie est éclairante. Parce qu’à court terme, nous n’avions que très peu d’options, nous avons combattu l’épidémie avec les confinements. Ces derniers ont endommagé la croissance économique. Mais il n’y a pas d’ "épidémiologistes décroissants" affirmant que l’étranglement de l’activité économique est le but plutôt que l’effet secondaire malvenu et que les vaccins et le traçage des contacts sont des contes de fées racontés par les économistes néolibéraux.

L’épidémie nous a enseigné que notre mode de vie est plus vulnérable que nous pouvions le penser. Elle nous a enseigné l’importance de faire des sacrifices maintenant pour nous préparer à des risques prévisibles dans le futur. Elle peut même nous avoir rappelé qu’il n’est pas toujours utile de rouler pour aller au travail ou de traverser la moitié du monde en avion pour une conférence et nous avoir rappelé les joies de la marche ou du vélo dans des rues calmes.

Ces enseignements peuvent nous aider à faire face à la menace du changement climatique qui plane au-dessus de nous. Mais mes amis dans le gouvernement écologiste doivent assimiler une autre leçon : si la décroissance est la seule solution que nous ayons trouvée pour nos problèmes, peut-être que nous n’avons pas assez cherché. »

Tim Harford, « What the pandemic teaches us about our priorities, our planet, and the degrowth movement », 1er mai 2020. Traduit par Martin Anota

jeudi 6 décembre 2018

Premières réflexions sur les « événements de décembre »

« N’arrivant pas à dormir (…), j’ai décidé de mettre sur papier, au milieu de la nuit, les deux premières impressions que m’inspirent les événements qui se déroulent en France, des événements qui semblent moins dramatiques en-dehors de France qu’en son sein.

Je pense qu’ils soulèvent deux importantes questions, une première assez nouvelle et une seconde assez "ancienne".

Il est en fait accidentel que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ait été une taxe sur les carburants qui a affecté surtout les zones rurales et périurbaines et les gens aux revenus assez modestes. Ce n’est pas tant le montant de la taxe qui a joué le rôle de déclencheur que le fait qu’elle ait renforcé le sentiment chez les gens qui subissent déjà les coûts de la mondialisation, des politiques néolibérales, des délocalisations, de la concurrence avec la main-d’œuvre bon marché des pays émergents et de la détérioration des services publics qu’ils doivent désormais aussi payer pour, ce qui apparaît à leurs yeux (peut-être sans que ce soit totalement injustifié) comme une taxe élitiste sur le changement climatique.

Cela revient à une question plus générale dont j’ai débattue avec Jason Hickel et Kate Raworth. Les partisans de la décroissance et ceux qui affirment que nous avons besoin d’un vrai changement de cap pour freiner le changement climatique sont bien peu diserts lorsqu’il s’agit d’indiquer qui va devoir supporter le coût de ces changements. Comme je l’ai mentionné dans cette discussion avec Jason et Kate, s’ils étaient vraiment sérieux, ils devraient dire clairement aux populations occidentales que leurs revenus réels doivent être réduits de moitié et aussi leur expliquer comment elles doivent être accompagnées. Les décroissants savent évidemment qu’un tel projet est un suicide politique, donc ils préfèrent rester vagues et dissimuler cette question en embrassant un "faux discours communautarien" en déclarant que nous sommes tous affectés et que cela aurait des retombées économiques si nous prenions pleinement conscience du problème, sans jamais nous dire quelles taxes spécifiques ils aimeraient augmenter, ni comment ils projettent de réduire les revenus des gens.

La révolution française met clairement en évidence ce problème. Beaucoup de classes moyennes occidentales, déjà affectées par les vents de la mondialisation, ne semblent pas vouloir payer une taxe pour freiner le changement climatique. Les décroissants vont, je l’espère, proposer maintenant des projets concrets.

Le second problème est "ancien". C’est la question du clivage entre les élites politiques et une part significative de la population. Macron a accédé à la présidence sur un programme essentiellement non conventionnel, son parti hétérogène ayant été créé peu avant les élections. Mais ses politiques ont depuis le début été en faveur des riches, s’inscrivant dans une sorte de thatchérisme. De plus, elles ont été très élitistes, apparaissant souvent empreintes de dédain pour l’opinion publique. Il semble quelque peu bizarre qu’une telle présidence "jupitérienne", selon les termes même de Macron, soit encensée par la presse anglo-saxonne alors que ses politiques domestiques sont fortement pro-riches et, notamment pour cette raison, assez semblables à celles de Trump. Mais en raison de la rhétorique internationale (qui reste de l’ordre de la simple rhétorique) où il s’est attaqué à Trump, Macron a été comme dédouané pour ses politiques domestiques.

Assez sottement, il a creusé le clivage entre lui-même et les gens ordinaires avec ses envolées patriciennes et sa tendance à donner des leçons aux autres, une tendance versant parfois dans l’absurde (comme lorsqu’il prit plusieurs minutes pour inculquer à un gamin de 12 ans la bonne façon de s’adresser au Président). A une époque où, plus que jamais, les "couches populaires" occidentales veulent avoir des responsables politiques présentant un minimum d’empathie à leur égard, Macron a à l’inverse choisi de se moquer des gens pour leur insuccès ou pour leur échec à trouver un emploi (puisqu’à ses yeux il suffit de traverser la rue pour en trouver un). Il a donc commis la même erreur que commit Clinton avec son commentaire sur les personnes "déplorables". Il n’est pas surprenant de voir sa cote de popularité chuter, alors même que celle-ci, d’après ce que je comprends, ne capture pas toute la mesure du rejet dont il fait l’objet chez beaucoup.

C’est sous dans de telles conditions que les actuels événements sont survenus. Le danger est cependant que leur éventuelle radicalisation et surtout les poussées de violence sapent leurs objectifs originels. On se souvient que mai 1968, après avoir conduit De Gaulle à trouver refuge à Baden-Baden, lui a offert quelques mois après l’une des plus grandes victoires électorales, en raison de la violence des manifestants et du fait que cette grande opportunité politique n’ait pas été saisie. »

Branko Milanovic, « First reflections on the French “événements de décembre” », in globalinequality (blog), 6 décembre 2018. Traduit par Martin Anota

samedi 25 novembre 2017

La « décroissance » est illusoire dans un monde pauvre et inégal

« J’ai récemment discuté sur Twitter ou via mails avec deux personnes qui sont de grands partisans de la "décroissance". De ces échanges, j’en retire l’impression qu’ils ne sont pas conscients du degré d’inégalité et de pauvreté que connaît le monde aujourd’hui et des arbitrages que nous aurions à faire si nous décidions de fixer le volume de biens et services produits et consommés dans le monde à son niveau actuel.

Je cherche juste à présenter quelques calculs sommaires qui ne peuvent qu’être précisés avec plus de rigueur si nous voulons sérieusement examiner les alternatives.

Supposons, pour simplifier l’exposé, que nous interprétions la "décroissance" comme la décision de fixer le PIB mondial à son niveau actuel (en supposant tout d’abord par là même que le montant d’émissions serait lui-même fixé à son niveau actuel). Alors, à moins que nous ne modifions la répartition du revenu, nous condamnerions alors à une pauvreté permanente abjecte presque 15 % de la population mondiale, celle qui vit actuellement avoir moins de 1,90 dollars par jour et, plus largement, le quart de l’humanité, celle qui vit avec moins de 2,50 dollars par jour. (…).

Garder autant de personnes dans la pauvreté extrême de façon à ce que les riches puissent continuer de jouir de leurs niveaux de vie actuels n’est évidemment pas quelque chose que les partisans de la décroissant cautionnent. L’un de mes correspondants a explicitement rejeté ce scénario. Que devons-nous faire alors ? Ils disent que nous pouvons, bien sûr, accroître les revenus des pauvres et réduire le revenu des riches, de façon à ce que nous restions au niveau du PIB mondial actuel. Donc, supposons que nous décisions de "permettre" à chacun d’atteindre le niveau de revenu médian qui existe actuellement dans les pays occidentaux et que nous réduisions graduellement les revenus des riches (que nous supposons tous vivre en Occident pour simplifier le raisonnement) à mesure que les autres se rapprochent de la cible.

Le "problème" est que le revenu médian après impôt en Occident (environ 14.600 dollars par personne chaque année) correspond au 91ème centile de la répartition mondiale des revenus. Clairement, si nous laissons 90 % des gens accroître leurs revenus à ce niveau, cela crèverait la cible de PIB plusieurs fois (2,7 fois pour être exact). Nous ne pouvons être aussi "généreux". Supposons ensuite que nous laissions chacun atteindre seulement le niveau de revenu qui est légèrement plus élevé que le 10ème centile occidental, en l’occurrence celui du 13ème centile occidental (qui correspond à 5.500 dollars par personne chaque année). Maintenant, par un "heureux hasard", le 13ème centile occidental coïncide avec le revenu moyen mondial, qui correspond au 73ème centile mondial. Nous aurions à accroître le revenu des 73 % les plus modestes, mais aussi à réduire le revenu des 27 % les plus riches, pour que chacun vive à la moyenne mondiale.

Quelle réduction de revenu cela impliquerait-il pour les 27 % les plus riches au monde (ceux dont le revenu est supérieur à la moyenne mondiale) ? Leurs revenus devraient être amputés de près des deux tiers. La plupart d’entre eux, comme nous l’avons dit, vivent en Occident. La paupérisation de l’Occident ne passerait pas par des transferts de revenus vers les pauvres : nous leur amènerions à moins produire et à moins gagner. La paupérisation de l’Occident s’opèrerait via une réduction graduelle et soutenue de la production et du revenu jusqu’à ce que chaque "riche" perde suffisamment de façon à ce qu’il se retrouve à la moyenne mondiale. En moyenne, comme nous l’avons vu, c’est environ les deux tiers, mais les très riches auraient à perdre plus : le décile mondial supérieur aurait à perdre 80 % de son revenu ; (…) les 5 % les plus riches auraient à perdre 84 % de leur revenu ; et ainsi de suite. Les usines, les trains, les aéroports, les écoles auraient à fonctionner le tiers de leur temps normal ; l’électricité, le chauffage et l’eau chaude seraient disponibles seulement 8 heures par jour ; les voitures ne pourraient être conduites qu’une journée sur trois ; nous travaillerons environs 13 heures par semaine (et ainsi les prévisions que Keynes a formulé dans ses "Perspectives économiques pour nos petits-enfants" seront vérifiées), etc. ; tout cela de façon à ce que nous produisons seulement un tiers des biens et services que l’Occident produit actuellement.

Arrêtons-nous un instant pour considérer l’énormité de ce qui est proposé ici. Le Gini mondial doit aller à zéro, alors qu’il atteint actuellement 65. Le monde devrait passer d’un niveau d’inégalité qui est globalement plus élevé que celui de l’Afrique du Sud à une égalité complète, une égalité qui n’a jamais été observée dans une quelconque société. Les pays ont des difficultés à mettre en œuvre des politiques qui réduisent le Gini de 2-3 points et nous proposons d’enlever 65 points de Gini.

De plus, on prévoit que la population mondiale s’accroisse de plusieurs millions. Le PIB que nous ciblons devra soutenir davantage de personnes. Bref, le revenu moyen devra nécessairement chuter.

Du côté positif, malgré tout, un tel resserrement dramatique de la répartition du revenu changera les schémas de consommation. Nous savons que les riches ont une plus forte émission moyenne par dollar dépensé que les pauvres. C’est parce qu’ils consomment davantage de biens et services intensifs en émissions (comme les vols en avions et la viande) que les pauvres. Pousser tout le monde au même niveau signifierait que les émissions totales produites par le nouveau PIB (qui resterait le même en valeur mais dont la composition changerait) serait moindre. Il y aurait donc une certaine marge de manœuvre qui nous permettrait soit de laisser des gens dans une meilleure situation que les autres, soit de laisser tout le monde atteindre un niveau moyen légèrement plus élevé que celui du 13ème centile occidental.

Disons que la hausse de la population et le déclin de l’émission moyenne d’émissions par dollar dépensé se compensent entièrement l’un l’autre : nous retournerions au scénario originel décrit précédemment, lorsque nous supposions que chacun aurait à vivre au niveau de l’actuel 13ème centile occidental et que le monde riche aurait à perdre environ les deux tiers de son revenu.

Il ne me semble pas que cette perspective (…) soit susceptible de trouver un réel soutien politique partout, même parmi les décroissants, dont certains auraient à réduire leur consommation de peut-être 80 ou 90 %. Si nous voulons sérieusement réfléchir à la façon par laquelle réduire les émissions, il serait plus logique de, non pas s’engager dans les illusions de la décroissance dans un monde très pauvre et inégal, mais de réfléchir à la façon par laquelle les biens et services intensifs en émissions pourraient être taxés de façon à ce qu’on les consomme moins. La hausse de leurs prix relatifs réduirait le revenu réel des riches (qui les consomment) et réduirait, même légèrement, les inégalités mondiales. Evidemment, nous devons penser à propos de comment les nouvelles technologies peuvent être utilisées pour rendre le monde plus respectueux à l’environnement. Mais la décroissance n’est pas la voie à suivre. »

Branko Milanovic, « The illusion of "degrowth" in a poor and unequal world », in globalinequality (blog), 18 novembre 2017. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Environnement : l'impossible équation décroissante » d'Alexandre Delaigue