« Ce billet porte sur l'impact de la flexibilité des salaires nominaux et réels sur l’emploi et sur l’output gap. (…) J'essaie de rendre l'analyse aussi accessible que possible aux non-économistes.

Commençons avec une économie où l’output gap est égal à zéro et où il n’y a pas de chômage involontaire. Tout dans cette économie va très bien, (…) elle est efficiente. Ensuite, une crise survient et conduit les consommateurs à moins dépenser et à davantage épargner, si bien que la demande globale s’effondre. Normalement, dans une telle situation, la banque centrale réduit suffisamment les taux d'intérêt nominaux et réels pour restaurer la demande globale. Une fois que c’est le cas, appelez tout dans cette économie comme "naturel", de sorte que le taux d'intérêt réel qui restaure la demande est qualifié de "taux d'intérêt naturel". Le niveau naturel de la production peut ne pas être le même que le niveau d'avant-crise, notamment parce que le nouveau taux d'intérêt naturel peut avoir des effets sur les comportements de travail. Cependant, le niveau naturel est le niveau de production que les autorités publiques devraient viser. Durant la Grande Récession, ce mécanisme n'a pas fonctionné, parce que les taux d'intérêt nominaux ont atteint zéro et peut-être aussi parce que la politique monétaire a plafonné les anticipations d'inflation. Par conséquent, les taux d'intérêt réels demeurent au-dessus du niveau naturel. En outre, la politique budgétaire est entre les mains de personnes qui ne savent rien de la macroéconomie, il n'y a pas d'aide à obtenir de ce côté-là. Mais les autorités monétaires pensent encore qu’elles peuvent faire quelque chose de "non conventionnel", alors elles veulent savoir ce qu'il faut viser. La réponse est que, aussi longtemps que ce qu'ils font ne fausse pas sérieusement l'économie, ils devraient essayer d'atteindre le niveau de production naturel, parce que cela rend l’économie efficiente.

La différence entre le niveau actuel de la production et l’hypothétique niveau naturel est appelé "écart de production" (output gap). On définit traditionnellement l'écart de production comme la différence entre la production réelle et le "potentiel productif", ce dernier correspondant au montant de production qui serait obtenu si tous les facteurs de production étaient pleinement utilisés. C'est souvent de cette manière que l'écart de production est mesuré en pratique, bien que les problèmes de mesure peuvent s’avérer importants, comme le note Paul Krugman. Le problème au niveau conceptuel, c'est que cette approche néglige les considérations d'optimalité, donc la macroéconomie théorique d’aujourd’hui utilise le niveau de production naturel pour définir l'écart de production. Cela a l'avantage de nous dire ce que les autorités publiques doivent chercher à faire : atteindre le niveau de production naturel.

Maintenant, imaginez trois économies presque identiques où un écart de production subsiste parce que les taux d'intérêt nominaux ont atteint zéro. Le niveau des taux d'intérêt réels qui permettrait d'éliminer l'écart de production est le même dans les trois économies (c'est-à-dire que ces dernières ont les mêmes niveaux naturels de production). Dans la première économie, les travailleurs résistent aux réductions de salaires nominaux, donc réduit la pression du chômage sur les salaires réels. (Même les entreprises peuvent être réticentes à réduire les salaires, comme le suggère cette étude) Si les salaires nominaux cessent de baisser, les entreprises vont arrêter de baisser leurs prix à un certain moment afin de protéger leurs profits. Cette situation se caractérise par un plus faible niveau de demande globale, par une production inefficiente et un chômage élevé, mais les salaires et les prix sont stables. La politique monétaire non conventionnelle a une large marge de manœuvre, même si l'inflation ne chute pas.

Dans les deux autres économies, les salaires nominaux continuent de chuter. Dans la deuxième économie, les prix sont réduits de la même proportion, donc les salaires réels restent inchangés, tandis que dans la troisième économie, ce n’est pas le cas, si bien que les salaires réels chutent. Ainsi, dans la deuxième économie, l’inflation est plus faible que dans la première, mais les salaires réels sont les mêmes. Est-ce que cette baisse du taux d'inflation augmente ou diminue l'écart de production ? Cela dépend de si la production réelle chute ou augmente suite au ralentissement de l'inflation : le niveau naturel de la production implique une économie hypothétique qui n'est pas affectée par le fait que les salaires nominaux tombent ou non dans l'économie. La production réelle peut diminuer si l’inflation négative pousse les débiteurs à beaucoup moins dépenser, mais les créanciers pas plus (ce mécanisme est discuté dans un billet de Mark Thoma). En revanche, si les autorités monétaires n’avaient qu’une faible marge de manœuvre parce que l'inflation ne décélérait pas (ce qui peut-être le cas de la Banque d’Angleterre, par exemple), alors, comme le dit David Beckworth, la plus faible inflation pourrait augmenter la production réelle en encourageant la banque centrale à assouplir sa politique monétaire non conventionnelle.

Qu’en est-il de la troisième économie où les salaires réels ont baissé ? Supposons que les entreprises réagissent à la baisse des salaires réels en substituant du travail au capital et que ce processus se poursuive jusqu'à ce que tous ceux qui désirent travailler trouvent un emploi. Alors, le chômage involontaire disparaît dans la troisième économie. Mais l'écart de production est-il plus faible ? Une fois de plus, le niveau naturel de la production n'a pas changé. (Il a été fixé dans notre économie hypothétique où les taux d'intérêt réels sont tombés à leur niveau naturel.) Donc, la question clé est de savoir si la baisse des salaires réels et la baisse du chômage réduisent ou bien augmentent la demande globale et par là la production réelle. Cela peut aller dans un sens ou l’autre. Il est donc parfaitement possible que la production effective et par conséquent l’output gap soient exactement les mêmes dans les trois pays, même si le chômage est revenu à son taux naturel dans une seule et que les deux autres ont de très différents taux d'inflation.

Cette comparaison suggère que ceux qui prétendent que le chômage dans les deux premières économies trouve son origine dans une sorte de rigidité des salaires passent à côté de l’essentiel. Le problème fondamental est l’insuffisance de demande globale. On pourrait dire que la troisième économie est mieux lotie que les deux autres, parce que le fardeau de l’insuffisance de la demande est uniformément répartie (tout le monde a de plus faibles salaires réels), plutôt que d'être concentrée sur les chômeurs. Mais la meilleure solution est d'augmenter la demande globale, parce que cela fait disparaître ce fardeau.

J'ai commencé à écrire ce billet à cause d'une récente étude réalisée par Pessoa et van Reenan, qui suggère que le mystérieux déclin de la productivité du travail britannique dont j’ai auparavant parlé peut en grande partie s'expliquer par une croissance anormalement lente des salaires réels au Royaume-Uni. Le mécanisme qu'ils ont à l'esprit est tout à fait traditionnel : si les salaires réels sont faibles, les entreprises substituent du travail au capital. Cela peut expliquer à son tour (voir Neil Irwin par exemple) pourquoi le chômage au Royaume-Uni s’éleva moins amplement qu'aux États-Unis, même si la performance de la production au Royaume-Uni était pire. (...)

En ce qui concerne l'économie britannique, les affirmations de Pessoa et de Van Reenan sont discutables. (…) Ben Broadbent a affirmé que pour que l'histoire de la substitution des facteurs puisse expliquer ce qui s’est passé au Royaume-Uni, l'investissement aurait dû complètement s’effondrer, ce qui n’est pas le cas. (…) Cependant, la plupart s'accordent pour dire qu’une part de cette substitution des facteurs se poursuit au Royaume-Uni. Donc, ma réflexion théorique suggère que, en diffusant davantage le fardeau de l’insuffisance de la demande globale, cette "flexibilité des salaires réels" au Royaume-Uni a pu être une bonne chose, mais cela ne signifie pas que le problème de la demande globale ne se pose plus. Cela suggère qu’en regardant le seul chômage, nous risquons de sous-estimer la taille de l’output gap. Banquiers centraux, prenez note de tout ça ! »

Simon Wren-Lewis, « Unemployment, the output gap and wage flexibility », in Mainly Macro (blog), 19 juillet 2013. Traduit par M.A.