« Voici une énigme : durant la Grande Récession, la contraction de la production économique fut plus ample en Allemagne qu’aux Etats-Unis, mais la hausse du taux de chômage fut bien plus élevée aux Etats-Unis qu’en Allemagne. Qu’est-ce que l’Allemagne a-t-elle pu faire ? Shigeru Fujita et Hermann Gartner se penchent sur cette question dans leur article "A Closer Look at the German Labor Market Miracle" publié dans le dernier numéro de la Business Review de la Réserve fédérale de Philadelphie (quatrième trimestre 2014, pages 16-24).

GRAPHIQUE Taux de chômage (en %)

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Commençons par présenter clairement l’énigme. Le premier graphique montre les variations des taux de chômage pour les Etats-Unis et l’Allemagne durant la récession. Le deuxième graphique montre la chute de la production réelle dans chaque économie.

PIB réel (en indices base 100 quatrième trimestre 2007)

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Les auteurs considèrent deux explications alternatives pour cette énigme et, du moins du point de vue américain, elles s’inscrivent aux extrêmes du spectre politique. Un premier ensemble possible d’explications est que le chômage allemand est resté relativement faible en raison des programmes publics, comme le programme de travail à temps partiel qui aida les entreprises à réduire le nombre d’heures sans licencier une partie de leur personnel. Le deuxième ensemble d’explications est que le chômage allemand est resté relativement faible en raison des réformes du marché du travail réalisées un peu plus tôt dans la décennie qui réduisirent les allocations chômage et qui continrent et flexibilisèrent les salaires et allocations, ce qui encouragea la création d’emplois. Fujita et Gartner affirment que le second ensemble d’explications est plus probable que le premier.

L’Allemagne a en effet plusieurs programmes publics qui encouragent les entreprises à réduire le nombre d’heures travaillées lorsque l’activité s’essouffle, plutôt que d’embaucher. Mais Fujita et Gartner affirment que ces programmes existèrent au cours des précédentes récessions et ils ne semblent pas avoir eu un impact particulièrement large au cours de la dernière récession. Ils écrivent :

"L’un est le programme de chômage partiel. Lorsque les heures travaillées sont réduites, l’entreprise verse des salaires seulement pour les heures travailleurs, tandis que le gouvernement verse aux travailleurs une allocation de courte durée qui compense 60 à 67 du salaire perdu. De plus, les cotisations sociales de l’entreprise versées pour les salariés concernés par le programme sont réduites. En général, une entreprise peut utiliser ce programme pour au maximum six mois. Au début de l’année 2009, cependant, quand le ralentissement de l’économie est devenu apparent, le gouvernement allemand encouragea l’usage du programme en étendant la période maximale d’éligibilité, tout d’abord à 18 mois, puis à 24 mois et en réduisant davantage le taux de cotisation sociale. Les exigences en termes d’éligibilité furent également assouplies."

"Une chose importante à rappeler ici est que ces mesures avaient déjà été appliquées au cours des précédentes récessions, si bien qu’elles ne furent pas si spéciales que ça après tout. Certes la part des travailleurs concernés par le programme augmenta fortement en 2009 et donc cela a certainement aidé à réduire l’impact de la Grande Récession sur le chômage allemand. Mais une chose plus importante à observer est que, même à son pic durant la Grande Récession, la participation au programme ne fut pas extraordinaire par rapport aux niveaux qu’elle avait atteint lors des précédentes récessions. De plus, au cours des précédentes récessions, le marché du travail allemand avait réagi de la même manière que le marché du travail américain."

"Un autre programme allemand que certains considèrent avoir contribué à réduire le chômage de masse est le compte épargne temps, qui permet aux employeurs d’accroître les heures de travail au-delà de la semaine de travail standard sans payer immédiatement les heures supplémentaires. En fait, ces heures supplémentaires sont enregistrées dans le compte épargne temps comme un excédent. Lorsque les employeurs ont besoin de réduire les heures de leurs salariées, elles peuvent le faire sans réduire le salaire en piochant dans le compte excédentaire. Les entreprises allemandes sont entrées dans la récession avec des comptes excédentaires. Donc, (…) ce programme réduisit certainement les besoins de licenciements. Cependant, moins de la moitié des travailleurs allemands disposaient d’un tel compte et la plupart des comptes épargne temps doivent être remboursés assez rapidement – habituellement dans l’année, voire moins. Selon Michael Burda et Jennifer Hunt, le programme de compte épargne temps réduisit le nombre d’heures par travailleur de 0,5 % en 2008-2009, expliquant ainsi 17 % du déclin total du nombre d’heures par travailleur observé au cours de cette période."

Pour mieux saisir l’explication alternative, considérons ce graphique montrant le taux de chômage allemand au cours des dernières décennies. Notons que juste après 2003, l’emploi allemand commença à s’élever régulièrement et cette tendance n’a seulement connu une pause que durant la Grande Récession.

Niveau d’emploi (en indices base 100 année 1991)

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Qu’est-ce qui permit à l’emploi allemand d’augmenter à partir de 2003 ?

"Nous affirmons que la tendance à la hausse s’explique par les politiques menées sur le marché du travail appelées réformes Hartz et qui furent mises en œuvre entre 2003 et 2005… Les réformes Hartz sont considérées comme certaines des plus importantes réformes sociales dans l’Allemagne moderne. Le plus important changement a concerné le système d’allocation chômage. Avant les réformes, lorsque les salariés perdaient leur emploi, ils avaient le droit de recevoir des allocations représentant 60 à 67 % de leur ancien salaire pendant 12 à 32 mois, en fonction de leur âge. Lorsque ces allocations prenaient fin, les chômeurs avaient droit de recevoir 53 % à 57 % de leur ancien salaire pour une durée illimitée. A partir de 2005, la période fut réduite à 12 mois (ou 18 mois pour ceux ayant plus de 54 ans), période après laquelle les bénéficiaires pouvaient recevoir seulement des revenus de subsistance qui dépendent des actifs qu’ils possèdent et de leurs autres sources de revenu. De plus, les chômeurs qui refusaient des offres d’emplois raisonnables subissaient des sanctions plus grandes et plus fréquentes, telles que des réductions d’allocations. Pour davantage réduire les coûts du travail et stimuler la création d’emplois, la taille des entreprises dont les salariés étaient couverts par une assurance chômage fut élevée de 5 à 10 travailleurs. De plus, la réglementation des contrats de travail temporaires fut assouplie. De plus, à partir de 2004, l’Agence générale pour l’emploi allemande et les agents locales pour l’emploi furent réorganisées de manière à mettre davantage l’accent sur le retour des chômeurs au travail et, par exemple, en externalisant les services de placement au secteur privé."

Mon billet du 14 février 2014 (…) développait l'idée que la flexibilité des salaires et des institutions du marché du travail allemands à partir du milieu des années quatre-vingt-dix commença la hausse de l’emploi allemand. Dans cette histoire, les réformes Hartz ont moins d’importance, mais la focale de l’histoire est toujours placée sur la plus grande flexibilité des marchés, non sur les programmes publics pour partager les heures. Fujita et Gartner avance la même idée : "en d’autres termes, au cours du boom menant à la Grande Récession, la croissance des salaires fut plus contenue qu’au cours des précédents booms et donc cette modération salariale fut un important facteur pour stimuler l’emploi."

Enfin, Fujita et Gartner soulignent qu’il est difficile de comparer les Etats-Unis avec l’Allemagne, parce que les causes sous-jacentes des récessions furent différentes. L’Allemagne n’avait pas de bulle immobilière ; en fait, elle a bénéficié un essor des exportations. (…) Ils écrivent :

"La récession en Allemagne n’a pas été provoquée par le même choc que celui qui amorça la récession aux Etats-Unis. L’économie américaine subit un déclin de la demande domestique comme la chute des prix d’actifs domestiques réduisit la richesse nette des ménages, alors que l’Allemagne n’avait pas connu de bulle immobilière. En fait, le déclin de la production allemande s’explique par la contraction à court terme des échanges mondiaux. La durée attendue d’une récession est un facteur important dans les décisions d’embauches et de licenciements des entreprises. Si une entreprise s’attend à ce qu’un ralentissement dure seulement une courte période, elle peut choisir de ne pas réduire sa main-d’œuvre, même si elle fait face à une plus faible demande, en particulier si licencier et embaucher des travailleurs est coûteux, comme ça l’est justement en Allemagne. Chose cohérente avec cette possibilité, Burda et Hunt remarquent que les entreprises allemandes furent réticents à licencier leurs travailleurs en raison de la difficulté à trouver des personnes aussi qualifiées pour les remplacer, surtout en 2009."

Bien sûr, l’idée selon laquelle le chômage allemand n’a pas beaucoup augmenté en raison des réductions des allocations chômage, de la faible croissance des salaires et de la flexibilité des marchés du travail ne prouve pas que les innovations allemandes comme les allocations de courte durée ou les comptes épargne-temps soient une mauvaise idée. Elles peuvent toujours un peu aider. Mais il ne semble pas qu’elles soient la principale explication du succès de l’Allemagne en termes de chômage pendant et après la récession. »

Timothy Taylor, « How did Germany limit unemployment in the recession? », in Conversable Economist (blog), 4 décembre 2014. Traduit par Martin Anota