« Trop de gens, notamment parmi la Troïka, ne voient la lutte grecque que comme une question de transferts d’une nation débitrice vers de nombreuses nations créancières. C’est pourquoi ils voyaient peut-être le référendum grec comme un geste inutile, qui ne fait qu’alimenter le nationalisme. Comme Dani Rodrik l’écrit, "ce que les Grecs appellent démocratie apparaît aux yeux de d’autres pays (également démocratiques) comme un unilatéralisme irresponsable".

Ce n’est pas qu’une question de transferts et ce n’est pas ce que les économistes appellent un jeu à somme nulle. Cela concerne également l’austérité, comme Dani Rodrik, Thomas Piketty, Heiner Flassbeck, Jeffrey Sachs et moi-même le proclamons dans cette lettre publiée conjointement dans The Guardian, Le Monde, The Nation et Der Tagesspiegel (…).

Je pense que beaucoup de gens croient qu’un pays débiteur doit inévitablement souffrir d’un chômage à grande échelle en conséquence du remboursement d’une partie de ses dettes. Mais ceci vient davantage d’une vision moraliste que d’une réflexion proprement macroéconomique. Dans une économie ouverte, le taux de change réel (la compétitivité) va s’ajuster de manière à assurer à ce que le "plein emploi" soit préservé, qu’importe les excédents primaires (les impôts moins les dépenses non intérêts) qu’un gouvernement doit générer pour assurer le service de sa dette et la rembourser.

Sous des taux de change flexibles, cet ajustement de la compétitivité peut survenir immédiatement. Les choses ne sont pas assez si simples dans une union monétaire : la compétitivité ne peut immédiatement s’ajuster en raison des rigidités des salaires et prix. Une période de « chômage excessif » va être nécessaire pour pousser les salaires et les prix à la baisse si le pays est non compétitif pour générer les excédents primaires attendus. Cependant le chômage excessif peut être relativement limité. En fait, en raison de la structure de la courbe de Phillips standard, il est bien plus efficace d’obtenir des gains de compétitivité graduellement à travers une hausse mesurée du chômage que rapidement via une hausse rapide du chômage, pour des raisons que j’ai soulignées ici lorsque je parlais du cas de la Lettonie.

Pour aboutir à ce résultat efficient, il peut être nécessaire que le gouvernement ne réduise ses déficits primaires que graduellement, parce que la production peut chuter rapidement s’il n’y a pas de soutien budgétaire lorsque la compétitivité s’ajuste. Il sera alors nécessaire que le gouvernement emprunte à nouveau. Si le gouvernement ne peut emprunter directement sur les marchés, le FMI ou d’autres gouvernements doivent fournir ce surcroît de financement pour que l’ajustement prenne place de façon efficiente et pour éviter que des ressources soient gâchées et que la population ne souffre inutilement du chômage.

C’est ce qui ne s’est pas passé dans le cas de la Grèce. Qu’importe que cela soit le résultat de calculs erronés de la part de la Troïka ou de la priorité accordée aux banquiers créanciers (…). Une fois que l’erreur devint évidente, peut-être que la lassitude des populations des pays créanciers rendait politiquement impossible à ce que de nouveaux prêts soient accordés. Mais exiger des excédents primaires (c’est-à-dire tirer de l’argent hors du pays) alors même que le chômage reste si élevé, comme la Troïka continue à le demander, n’est pas excusable selon mon point de vue. Cela aggrave clairement le problème du chômage - voir ce billet, note (2). Au mieux cela dénote un créancier impatient qui ne s’inquiète pas du bien-être du débiteur, mais étant donnée la responsabilité que le créancier tient pour la situation actuelle, c’est bien plus grave que ça.

Cela n’est pas la seule raison pour laquelle le récit grec concerne l’austérité. Ses problèmes ont été aggravés par la généralisation de l’austérité dans l’ensemble de la zone euro et la déflation qu’elle a entraînée. La déflation accroît la valeur réelle des dettes nominales. Ce mécanisme rend l’ajustement de la compétitivité plus difficile en raison d’une non-linéarité bien connue.

Même ceux qui nourrissent un grand désamour et une grande défiance vis-à-vis de Syriza doivent reconnaître que Syriza est aussi le produit d’austérité aigüe, chose que le référendum a de nouveau confirmé. Comme le diraient les économistes, Syriza est endogène.

La déprime de l’économie grecque n’est pas le résultat inévitable d’un endettement imprudent une décennie plus tôt, ni de faiblesses structurelles, ni de l’élection d’un gouvernement de gauche il y a quelques mois. Elle résulte aussi des actions de ceux qui gérèrent effectivement l’économie grecque de 2010 à 2014 et de leurs mesures d’austérité. La Grèce a depuis longtemps reconnu la folie de son endettement et elle a commencé à s’attaquer à ses faiblesses structurelles. Par contre la Troïka n’a toujours pas reconnu son rôle dans cette tragédie. »

Simon Wren-Lewis, « Austerity is an integral part of the Greek tragedy », in Mainly Macro (blog), 8 juillet 2015. Traduit par Martin Anota



« Nick Rowe me taquine sur un sujet dont je n’ai pas parlé lorsque j’ai indiqué ce qui aurait dû se passer en Grèce après 2010. J’ai affirmé qu’une certaine institution externe (par exemple le FMI) doit prêter suffisamment d’argent à la Grèce pour qu’elle soit capable de générer un excédent primaire (c’est-à-dire pour que le montant des impôts soit supérieur aux dépenses publiques hors intérêts) graduellement, de manière à ce qu’elle ne souffre pas d’un chômage inutilement élevé. L’ajustement graduel est nécessaire parce que l’amélioration en termes de compétitivité qui est nécessaire pour atteindre le "plein emploi" avec un excédent primaire n’est pas possible instantanément en raison de la rigidité des prix. Nick pense que, pour que cela se passe ainsi, l’institution externe doit nourrir un degré élevé de confiance vis-à-vis de la Grèce : la confiance qu’elle ne va pas accepter de nouveaux prêts avant de faire défaut. Cette confiance peut être particulièrement problématique si la Grèce a fait défaut sur sa dette originelle, chose qu’elle aurait dû faire selon moi. Après tout, c’est l’une des raisons expliquant pourquoi la Grèce était incapable d’obtenir un tel financement sur les marchés.

C’est ce que désire le FMI. Les gouvernements sont plus réticents à contrarier la communauté internationale, si bien que les défauts sur les prêts du FMI sont rares. Comme Kenneth Rogoff l’écrit : "Bien que certains pays aient eu quelques retards dans les remboursements, presque tous ont finalement remboursé le FMI : le taux de défaut effectif est virtuellement nul".

Mais est-ce que cela contribue à expliquer pourquoi d’autres pays de la zone euro ne cessent de répéter que la Grèce a perdu leur confiance ? Je pense que la réponse est clairement non. En fait, j’irai plus loin : je pense que cette discussion de confiance perdue est largement déplacée. La question de la confiance peut avoir expliqué le montant total que la Troïka prêta entre 2010 et 2012. Cependant, comme je l’ai souvent dit, l’erreur ne fut pas que le montant total prêté à la Grèce fut insuffisant, mais qu’une part beaucoup trop importante de cette aide fut destinée à renflouer les créanciers privés de la Grèce et qu’une part trop faible fut utilisée pour faciliter la transition vers l’excédent primaire. (L’erreur est peu toujours fait savoir par les partisans de la troïka. Martin Sandbu discute des raisons malencontreuses expliquant cette erreur. (0))

La Troïka explique le manque de confiance par l’incapacité de la Grèce a mettre en œuvre ce qui lui fut exigé en contrepartie des aides. La Troïka a tellement voulu microgérer la Grèce qu’elle trouvera toujours des « réformes structurelles » qui n’ont pas été mises en œuvre et il est très difficile d’agréger des réformes structurelles. Cependant c’est exactement ce que l’OCDE essaye de faire dans ce document. Si je lis correctement le graphique 1.2, la Grèce a mis en œuvre plus de réformes entre 2011 et 2014 que tout autre pays (1). Nous pouvons plus facilement quantifier l’austérité et il est clair ici que la Grèce a mis en œuvre presque deux fois plus d’austérité que tout autre pays. Si la Troïka aime à répéter que les Grecs n’ont pas fait ce qu’on attendait d’eux est en fait une manière pour elle de dissimuler le fait qu’elle a véritablement gérer l’économie grecque ces cinq dernières années et qu’elle est par conséquent responsable des résultats (2).

Vous pouvez affirmer sans vous tromper que s’il y a un problème de confiance, il s’explique par le comportement de la Troïka. La Troïka a affirmé que l’austérité qu’elle exigeait n’aurait qu’un faible impact sur la croissance et le chômage, mais ses propos se sont révélés inexacts. Elle dit alors aux Grecs que s’ils mettaient en œuvre toutes les réformes structures, les choses s’amélioreraient, mais cela n’a pas été le cas. Si les Grecs ont voté pour Syriza, c’est bien parce qu’ils prirent conscience que la confiance qu’ils avaient placée dans la Troïka fut décidément mal placée.

Au vu des erreurs que la Troïka a commises, elle aurait dû réagir à l’élection de Syriza en reconnaissant ces erreurs et d’accepter de négocier avec sincérité (3). Après tout, comme Martin Sandbu le souligne dans un autre article, une pause dans l’austérité en 2014 a permis à la croissance économique de repartir. En outre, parce que la Grèce génère des excédents primaires, de nouveaux prêts n’étaient nécessaires que pour rembourser les précédents. Mais il est maintenant évident que plusieurs membres de la Troïka n’ont jamais vraiment cherché à parvenir à un accord. Au cours des derniers mois, on nous a dit (et les médias n’ont pas cessé de le répéter) qu’il n’y avait pas d’accord parce que les "adolescents irresponsables" de Syriza ne savaient pas négocier et ne cessaient pas de changer d’avis. Nous savons maintenant que notamment pour dissimuler la vérité que plusieurs membres de la Troïka voulaient que la Grèce sorte de la zone euro.

La leçon à tirer de ces derniers mois et particulièrement de ces derniers jours n’est pas que la Grèce a échoué à gagner la confiance de la Troïka, mais que les créanciers peuvent être cruels sans aucune justification et que le débiteur ne peut pas faire grand-chose lorsque ces créanciers contrôlent sa monnaie.

(0) On a empêché la Grèce de faire défaut car l’on craignait une contagion aux autres pays, ce qui signifie que la Grèce eut à supporter le fardeau dans l’intérêt du reste de la zone euro. La meilleure réponse à adopter face à ces craintes était le programme OMT de la BCE et l’assistance directe aux banques privées, comme Ashoka Mody l’explique clairement ici. Mais étant donné que ce n’est pas la réponse que l’on adopta initialement, la dette aurait dû être effacée une fois les craintes passées. Mais les politiciens ne peuvent admettre ce qu’ils ont fait, si bien que la dette qui était tout d’abord due aux créanciers privés et qui est désormais due à la Troïka reste non négociable.

(1) La Troïka peut tenir un double langage à ce sujet : voir ici.

(2) On me demande parfois pourquoi je me focalise sur les erreurs de la Troïka plutôt que sur celles de Syriza. La réponse est simple : c’est la politique de la Troïka qui influence grandement ce qui se passe en Grèce. Dans la mesure où la Troïka demande aux décideurs grecs de choisir entre deux désastres, il semble étrange de se focaliser sur le comportement des décideurs grecs. »

(3) On me dit souvent que la Troïka devait être ferme en raison d’un problème de risque moral : si les dettes de la Grèce étaient effacées, d’autres pays voudraient qu’on efface les leurs. Mais l’argument du risque moral doit être utilisé de façon proportionnée. Impulser l’effondrement de toute une économie pour éviter que d’autres demandent des allègements de dette est l’équivalent à la pratique répandue en Angleterre au dix-huitième siècle consistant à pendre les pickpockets.

Simon Wren-Lewis, « Greece and Trust », in Mainly Macro (blog), 14 juillet 2015. Traduit par Martin Anota