« Denis Snower a publié un article provocateur (tout du moins pour moi) dans Süddeutsche Zeitung. Il y écrit :

"Lorsque l’économiste américain et prix Nobel Paul Krugman dit que les exigences que l’Eurogroupe impose à la Grèce vont 'au-delà du pur esprit de vengeance, vers la destruction complète de la souveraineté nationale sans espoir de répit', il ne déduit pas cela d’un quelconque théorème économique. Lorsque Joseph Stiglitz, un autre prix Nobel américain, dit que 'Ce qui a été démontré, c’est un manque de solidarité de la part de l’Allemagne', cela ne découle pas d’une quelconque analyse tirée des pages de son manuel. Quand cinq économistes influents (Thomas Piketty, Jeffrey Sachs, Dani Rodrik, Heiner Flassbeck et Simon Wren-Lewis) écrivent une lettre ouverte à la chancelière Angela Merkel où on peut lire qu’'aujourd’hui, il est demandé au gouvernement grec de se mettre un revolver sur la tempe et de presser la détente', une telle description de provient pas d’une analyse théorique et empirique rigoureuse. En fait, ils ne font part que de leurs sentiments et ces derniers ne découlent implicitement que de leur sentiment d’identité."

Pour ma part, je suis en désaccord avec l’idée que nos sentiments (aussi énergiquement présentés) ne sont pas justifiés par une quelconque analyse théorique et empirique rigoureuse. La Grèce n’est pas le premier pays à emprunter de trop. Comme le note Jeffrey Sachs ici (1), plusieurs exemples historiques (impliquant aussi bien l’Amérique latine, la Pologne, la Russie que l’Allemagne elle-même) démontrent que "croire que les gouvernements endettés doivent toujours assurer le service de leur dette est un principe qui fonctionne bien les neuf dixièmes du temps, mais il peut se révéler désastreux le dixième restant. Nous ne devons pas pousser les sociétés au point de rupture, même si elles n’ont qu’elles-mêmes à blâmer pour leur endettement".

L’analyse théorique suggère que ce n’est pas un jeu à somme nulle, une simple lutte distributionnelle entre la Grèce et ses créanciers. En effet, à cause de l’austérité budgétaire, pour tout euro supplémentaire que les créanciers obtiennent désormais de la Grèce, cette dernière perd en fait des ressources pour un montant équivalent à 4 euros (cf. la deuxième note de ce billet.) Il y a de bonnes raisons macroéconomiques amenant à penser que si ce transfert aux créanciers était retardé, le coût subi par la Grèce serait moindre. Comme c’est souvent le cas avec l’austérité que la Troïka exige, les efforts ne sont pas équitablement répartis au sein de la population et la santé physique et mentale des citoyens grecs s’est détériorée en conséquence de cela. Peut-être que le fait que nous sachions cela influence le langage que j’ai pu utiliser avec d’autres, mais c’est une profonde erreur de croire que cette passion n’est pas fermement fondée sur l’analyse macroéconomique et les preuves empiriques.

Snower veut jouer le centriste raisonnable. Malheureusement la situation actuelle n’est pas symétrique. Une partie a tous les pouvoirs. Elle a dicté tout ce qui s’est passé en Grèce ces cinq dernières années. Quand nous écrivons qu’"aujourd’hui, il est demandé au gouvernement grec de se mettre un revolver sur la tempe et de presser la détente", nous pensons que c’est une description assez précise du jeu politique. Est-ce que les cinq d’entre nous qui avons envoyé une lettre ouverte à Merkel auraient du faire de même avec Tsipras ? Qu’est-ce qu’on aurait pu y écrire ? Que le mieux pour la Grèce était d’abandonner car plus elle résistait, plus lourdement elle serait punie par la Troïka ?

Les médias en dehors de Grèce présentent toujours les choses comme si les gouvernements de la zone euro prêtaient toujours plus d’argent à la Grèce. Pourtant, la Grèce est désormais en quasi excédent primaire, si bien que les négociations portent en fait sur la rapidité avec laquelle la Troïka doit être remboursée. Même s’ils ne peuvent pas faire autre chose, les économistes doivent au moins rendre publique cette réalité.

Je comprends qu’il est difficile pour certains économistes d’aller à l’encontre du sentiment national en Allemagne et dans d’autres pays. Mais si votre conseiller d’investissement vous avait encouragé à acheter quelques actifs financiers étrangers qui se seraient révélés après coup sans valeur, vous refuseriez-vous de le critiquer au motif qu’il est de votre nationalité ? Les économistes en Allemagne et ailleurs doivent enfin oser poser quelques questions délicates à leurs politiciens. Pourquoi était-il nécessaire que ces politiciens utilisent l’argent des contribuables pour renflouer les banques et d’autres institutions qui ont prêté imprudemment aux précédents gouvernements grecs ? Pourquoi, en 2015, lorsqu’il était évident pour tout le monde que la Grèce ne pouvait pas rembourser la totalité de sa dette publique, l’Eurogroupe a-t-il refusé de mettre sur la table des négociations la question de l’allègement de dette ? Et, en ce qui concerne Shäuble, est-il vrai qu’il a voulu faire de la Grèce un exemple afin d’imposer sa volonté sur d’autres pays de la zone euro ?

Dennis Snower a peut-être raison en disant que ce que j’écris à propos de la Grèce exprime mon identité. Mes écrits reflètent mon identité en tant que macroéconomiste et je l’espère mon humanité à comprendre les dommages profonds que peuvent occasionner les mauvaises décisions macroéconomiques.

(1) Sachs répond en fait à une réaction du Dr. Ludger Schuknecht, économiste sénior au ministère allemand des Finances, à la lettre ouverte que nous avions écrite à Merkel. »

Simon Wren-Lewis, « A sense of identity », in Mainly Macro (blog), 25 août 2015. Traduit par Martin Anota