« (…) Venons-en aux arguments qui m’amènent à appeler à un surcroît d’investissement public aujourd’hui. Oui, "arguments", au pluriel. Il y a au moins trois raisons qui m’amènent à conclure que nous devons dépenser bien plus dans les infrastructures publiques que nous ne le faisons actuellement.

Le premier argument est que les Etats-Unis ont un sérieux déficit en termes d’infrastructures et qu’il n’a jamais été aussi peu coûteux de combler ce déficit. Les coûts d’emprunt du gouvernement sont à des niveaux historiquement faibles ; les marchés sont en effet en train d’implorer le gouvernement d’emprunter et de dépenser. Donc pourquoi ne pas le faire ? Il est complètement fou que la construction publique (exprimée en % du PIB) ait décliné à des niveaux historiquement faibles, alors même que les taux d’intérêt aient fait de même (…).

Le deuxième argument est un peu moins simple : nous sommes toujours dans une trappe à liquidité (ou proches de celle-ci), c’est-à-dire dans une situation où la réduction des taux d’intérêt aussi ample que possible ne suffit pas pour restaurer le plein emploi. L’analyse standard suggère une situation comme celle-ci :

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Par taux d’intérêt "naturel" je me réfère au taux d’intérêt de court terme fixé par la Fed qui ramènerait l’économie au plein emploi. Dans le sillage d’une crise financière, avec un secteur privé surendetté, il est possible (et c’est ce que l’on observe effectivement) que ce taux d’intérêt devienne négatif pendant une certaine période de temps (et non, la possibilité de fixer les taux d’intérêt à des niveaux légèrement inférieurs à zéro ne change significativement pas le problème). Cela signifie que pendant période de temps étendue la politique monétaire conventionnelle ne peut restaurer le plein emploi ; et même si la politique monétaire non conventionnelle peut être essayée et doit l’être effectivement, il y a une chose que nous savons efficace : c’est l’accroissement des dépenses publiques. Donc il y a un réel argument en faveur d’une hausse des dépenses publiques lorsque nous sommes dans une trappe à liquidité. Ces dépenses seront défaites plus tard, sans heurter l’emploi, parce qu’une fois que nous sommes sorties de la trappe à liquidité, la Fed peut compenser les effets récessifs d’une consolidation budgétaire en retardant le resserrement monétaire qu’elle aurait sinon mis en œuvre. C’est pourquoi Keynes affirma que "c’est lors d’une expansion, et non durant une récession, qu’il faut adopter l’austérité".

Vous pouvez vous interroger avec raison si nous sommes toujours dans de telles conditions, dans la mesure où la Fed a déjà commencé à relever ses taux. Eh bien, elle n’aurait pas dû les relever. Elle ne devrait pas les relever tant qu’elle ne voit pas l’inflation dans le blanc des yeux. Et il suffirait d’un modeste choc pour nous basculer à nouveau le taux d’intérêt naturel dans le territoire négatif. Formulons-le ainsi : l’histoire de risques asymétriques que beaucoup d’entre nous mettons en avant pour rejeter l’idée qu’il faille relever les taux justifie également l’idée que nous considérerions l’investissement public comme une police d’assurance, donnant à l’économie une marge de manœuvre qui se révèlerait cruciale si quelque chose se passait mal. Que dire à propos de la possibilité que le taux d’intérêt naturel reste négatif pendant très longtemps, voire définitivement ? C’est l’hypothèse de la stagnation séculaire. (…) Elle renforce l’idée qu’il faille un surcroît de dépenses publiques.

Enfin, il y a aussi les effets d’hystérèse : l’idée selon laquelle la faiblesse actuelle de la demande globale affaiblisse l’offre plus tard, si bien qu’il est payant de stimuler aujourd’hui l’économie via les dépenses publiques. Il y a maintenant beaucoup de preuves empiriques suggérant que des effets d’hystérèse sont à l’œuvre. Ce qui m’inquiète par contre, c’est que les chiffres de la production potentielle ne soient pas exacts, en l’occurrence qu’ils reflètent davantage le mauvais esprit des institutions internationales plutôt qu’ils ne révèlent ce qui se passe vraiment du côté de l’offre de l’économie réelle. Je reviendrai sur ce point bientôt. Mais c’est une raison supplémentaire pour accroître l’investissement public aujourd’hui et de s’inquiéter un peu moins à propos de la dette que nous pourrions accumuler aujourd’hui à des taux très très faibles.

En conclusion, l’économie orthodoxe la plus standard permet de justifier l’idée qu’il faille davantage de dépenses dans les infrastructures publiques. Et c’est quelque chose que l’on ne dit pas assez souvent. »

Paul Krugman, « The cases for public investment », in The Conscience of a Liberal (blog), 27 février 2016. Traduit par Martin Anota



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