« Tant que l’économie allemande va bien, comme elle le fit de la reprise suite à la crise financière mondiale de 2008, il apparaît assez justifié que les autorités allemandes optent pour l’austérité budgétaire. L’engagement national à la discipline budgétaire s’est concrétisé en 2009 à travers le "frein à la dette", qui limite le déficit structurel fédéral à 0,35 % du PIB et en 2011 par la politique du "schwarze Null" (le "zéro noir") visant à pleinement équilibrer le Budget. En effet, le gouvernement d’Angela Merkel a réussi à atteindre un équilibre budgétaire en 2012 et des excédents entre 2014 et 2018.

Avec un faible chômage et une croissance relativement robuste, la peur de se retrouver avec une économie domestique en surchauffe constituait un contre-argument solide que l’Allemagne pouvait lancer aux pays qui l’appellent depuis longtemps à entreprendre une relance budgétaire. Ces pays voulaient plus de dépenses allemandes, ce qui aurait réduit l’excédent de son compte courant (un massif 8-9 % du PIB au cours des dernières années) et permit de créer un supplément de demande pour les autres pays-membres de la zone euro, en particulier ceux au sud.

Il est temps pour l’Allemagne d’adopter une relance budgétaire


Dans tous les cas, les inquiétudes à propos d’une surchauffe ne sont plus d’actualité, comme la croissance allemande a ralenti, en raison d’un secteur manufacturier très dépendant du commerce international. Le pays se retrouve au bord d’une récession : si les rapports allemands publiés en octobre indiquent que la croissance du PIB est négative au troisième trimestre, ce sera le deuxième trimestre consécutif où elle le sera et l’on pourra qualifier cela de récession.

Une baisse des revenus se traduit par une baisse des recettes fiscales et une baisse de l’excédent budgétaire. Berlin ne doit pas chercher à préserver son excédent. Au contraire, le gouvernement allemand doit répondre à une contraction de l’activité en augmentant ses dépenses ou en réduisant ses impôts. Le mieux serait qu’il accroisse ses dépenses dans les infrastructures, ces dernières ayant vraiment besoin d’être maintenues et rénovées en Allemagne, même si elles restent en meilleur état que les infrastructures aux Etats-Unis. Du côté des impôts, le gouvernement pourrait réduire les impôts sur les salaires.

Les contraintes légales du "frein sur la dette" peuvent limiter l’ampleur de la relance, mais elles laissent toujours une certaine marge de manœuvre, plus de marge que le gouvernement ne cherche à utiliser. Le « zéro noir » peut être laissé de côté dans le cas d’une récession. Ou il peut être réinterprété pour creuser le déficit pour financer des dépenses qui iraient à l’investissement (en particulier au niveau municipal), tout en équilibrant le Budget du gouvernement. Après tout, l’investissement dans les infrastructures ne constitue pas un emprunt contre l’avenir dans un sens économique. Le fait que les taux d’intérêt allemands soient négatifs (le gouvernement peut emprunter pour dix ans à -0,5 %) plaide pour investir dans les projets publics avec des rendements positifs, notamment les routes, les ponts et le réseau ferroviaire, sans oublier le réseau de la 5G.

Et le fait que les taux d’intérêt européens soient si faibles signifie aussi que la BCE ne peut guère en faire beaucoup plus, malgré les nouveaux efforts que Mario Draghi a déployés en quittant la présidence. Répondre à une récession dans de telles conditions est une tâche pour la politique budgétaire, comme Draghi l’a récemment suggéré.

Des politiciens procycliques

Comme l’a notoirement dit Keynes : "c’est lors de l’expansion, et non lors de la récession, que le Trésor doit adopter l’austérité".

Si l’Allemagne se convaincre par sa tradition philosophique d’ordolibéralisme qu’elle ne doit pas connaître un déficit budgétaire lors des récessions, ses dirigeants vont se retrouver dans le club des politiciens sottement procycliques. Ils ne manqueront pas de compagnie dans ce groupe. Historiquement, plusieurs pays en développement exportateurs de ressources naturelles ont longtemps suivi une politique budgétaire procyclique, en accroissant leurs dépenses publiques et en creusant leurs déficits budgétaires lors du boom des prix des matières premières, puis en étant forcés de réduire leurs dépenses publiques lorsque les prix des matières premières chutèrent. La Grèce le fit aussi, en creusant d’amples déficits budgétaires lors de ses années de croissance, entre 2003 et 2008, puis en les réduisant brutalement (sous la pression de ses créanciers) au cours de la dernière décennie. Les Républicains, aux Etats-Unis, l’ont également fait, en adoptant une relance budgétaire lorsque l’économie est déjà en expansion, comme avec la baisse d’impôts de Trump en 2017, et en redécouvrant le besoin de combatte le déficit budgétaire lorsque la récession frappe (ce qui fut le cas en 1990 et en 2008).

Alors que certains pays comme la Grèce passèrent d’une politique budgétaire contracyclique à la fin des années quatre-vingt-dix à une politique budgétaire procyclique déstabilisatrice après 2000, d’autres pays ont au contraire adopté une politique budgétaire de plus en plus contracyclique. Prenons deux exemples : le Chili et la Corée du Sud présentaient des dépenses publiques en moyenne procycliques entre 1960 et 1999, mais depuis le tournant du siècle leurs dépenses publiques apparaissent contracycliques. L’Allemagne prendre le chemin qu’avait emprunté la Corée du Sud : après vingt ans d’excédents budgétaires, la Corée su Sud accroît à présent substantiellement ses dépenses pour contenir le ralentissement de sa croissance économique (comme le font d’autres pays disposant d’une marge de manœuvre budgétaire, par exemple les Pays-Bas).

Oui, la responsabilité budgétaire est nécessaire à long terme


La politique budgétaire doit être globalement guidée par certains objectifs en plus de la contracyclicité. L’un de ces objectifs est de maintenir la dette publique sur une trajectoire soutenable à long terme. On peut reconnaître l’erreur qu’a été une austérité excessive dans certains pays au cours de la dernière récession sans pour autant affirmer que les Etats peuvent s’endetter sans limites, comme certains observateurs semblent maintenant le penser.

Les gouvernements doivent toujours vérifier si leur dette est trop importante, même lorsque les taux d’intérêt réels sont négatifs. Beaucoup de pays se sont engagés dans une trajectoire budgétaire qui semblait soutenable lorsque les taux d’intérêt étaient inférieurs au taux de croissance du PIB, mais se sont ensuite retrouvés piégés dans une trajectoire d’endettement insoutenable lorsque les conditions changèrent soudainement.

On peut comprendre l’attitude si décriée de l’Allemagne. Avant la création de l’euro en 1999, les citoyens allemands étaient sceptiques à propos des assurances qu’on leur proposait à travers les critères de Maastricht et la « clause de non-renflouement ». Leur scepticisme s’est révélé justifié. Ils ont affirmé que la crise grecque de 2010 ne se serait pas produite si, après avoir rejoint la zone euro, la Grèce avait maintenu la discipline budgétaire imposée par le Pacte de Stabilité et de Croissance et avait fait les mêmes réformes que celles adoptées par l’Allemagne entre 2003 et 2005 pour contenir ses coûts du travail. Mais éviter une trajectoire d’endettement public (relativement au PIB) qui soit explosive, cela ne signifie pas qu’il faille s’interdire de connaître un déficit à un moment ou à un autre. Il y a de nombreuses possibilités entre ces deux extrêmes.

Bien sûr, la façon par laquelle on dépense l’argent est importante

D’autres fonctions cruciales de la politique budgétaire impliquent la composition des dépenses et impôts. Ces deux leviers peuvent être utilisés pour répondre à des objectifs environnementaux, par exemple. Un nouvel engagement allemand pour atteindre les objectifs fixés à Paris pour réduire les émissions de carbone d’ici 2030 est perçu comme un bélier contre le schwarze Null. En effet, le 20 septembre, le gouvernement a annoncé dépenser près de 54 milliards d’euros pour réduire les émissions. Aux Etats-Unis, certains appelleraient cela un "New Deal vert".

Dépenser sur de telles priorités comme l’énergie et la recherche environnementale peut être utile. Mais en vérité, s’inquiéter du charbon et des autres objectifs environnementaux ne se traduit pas forcément par de plus amples déficits budgétaires. L’élimination des subventions aux énergies fossiles, l’accroissement des taxes sur les émissions et la limitation des permis d’émission peuvent renforcer le Budget, ce qui aurait été approprié au pic des cycles d’affaires américain et allemand. Ou les recettes qui en résultent peuvent être redistribuées pour atteindre d’autres objectifs tels que l’aide aux ménages pauvres, qui peuvent vivre dans le Midwest américain ou dans les länders à l’est de l’Allemagne. Le point important pour la politique climatique est d’accroître le prix du carbone. Le faire est orthogonal au choix à faire entre expansion budgétaire et austérité budgétaire.

Ce choix doit se fonder sur le critère de contracyclicité et la soutenabilité de la dette publique. Les Etats-Unis ont commis certaines erreurs, en réduisant les impôts pour les riches au pic du cycle d’affaires. L’Allemagne ne doit pas faire l’erreur symétrique qui serait de préserver son excédent budgétaire au risque de plonger dans la récession. »

Jeffrey Frankel, « It’s finally time for German fiscal expansion », in Econbrowser (blog), 3 octobre 2019. Traduit par Martin Anota



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