« Le leitmotiv pour la politique budgétaire ces derniers jours a été "tout ce qui est nécessaire" (whatever it takes), et c’est en effet le bon leitmotiv. Mais qu’est-ce que cela ? Quels en sont les détails ? Et pouvons-nous nous le permettre ? Ou allons-nous nous réveiller dans quelques mois avec une gueule de bois en nous demandant "mais pourquoi diable avons-nous fait cela ?"

Le propos de ce billet est de parcourir chacune de ces questions et de tenter une conclusion. (Spoiler : pour les pays développés, "tout ce qui est nécessaire" peut être moindre que ce que vous pensez. Et, oui, nous pouvons presque certainement nous le permettre.) Dans un prochain billet, je comparerai mes conclusions normatives avec ce qui est mis en place dans différents pays.

Je vois trois rôles pour la politique dans la crise du COVID-19. Le premier est la lutte contre l’infection : il faut assurer les dépenses nécessaires pour faire face à l’infection aujourd'hui et inciter les entreprises à produire des tests, des médicaments et des vaccins, afin que la pandémie puisse refluer et être gardée sous contrôle. Le deuxième est le secours aux sinistrés : il s’agit de fournir des fonds aux ménages et entreprises contraints en termes de liquidité. Beaucoup de ménages ne disposent pas assez de liquidités pour survivre les prochains mois sans aide financière. Beaucoup d’entreprises n’ont pas assez de liquidités pour éviter la faillite sans aide. Il est essentiel de fournir de l’aide financière pour éviter des souffrances extrêmes et d’endommager de façon permanente l’économie. Le troisième est le soutien à la demande globale : il faut s’assurer que l’économie opère le plus proche possible de son potentiel, tout en gardant en tête que le potentiel est, pour l’instant, profondément affaibli par les mesures sanitaires que sont adoptées pour réduire le taux d’infection. Je vais me pencher sur chacun de ces trois rôles en détails.

La lutte contre l’infection est incontournable


C’est une priorité absolue de réduire le taux d’infection. Outre les mesures de confinement, il est essentiel d’avoir plus de tests, de respirateurs, de masques et d’autres fournitures médicales vitales. A court terme, la contrainte est largement technologique, mais un supplément de fonds peut aider à attirer les entreprises et travailleurs avec les qualifications pertinentes à accélérer la production. Le maintien du taux d’infection à un faible niveau sera essentiel pour la reprise, ce qui implique d’inciter les entreprises à produire des tests, à rechercher des remèdes et à développer des vaccins. La conclusion, cependant, est que la dépense dans l’endiguement de l’infection est essentiel, existentiel et cher, mais toujours faibles en termes macroéconomiques et budgétaires, moins d’un pourcent du PIB d’un pays.

L’aide aux sinistrés est également incontournable


Une grande proportion de ménages n’a pas de réserves de liquidités. En raison d’une faible demande ou d’une fermeture imposée, plusieurs petites et moyennes entreprises, qui représentent 45 % de la valeur ajoutée totale aux Etats-Unis, n’ont pas assez de liquidités en réserve pour survivre plus de quelques mois. Il est essentiel de leur fournir assez de liquidités pour survivre à la crise. Le principal problème, c’est comment verser rapidement des fonds aux gens et aux entreprises en difficulté. Il y a beaucoup de choses faites sur cette question, avec des solutions différentes d’un pays à l’autre. Cela va de la suspension ou annulation des versements d’impôts à l’extension de l’indemnisation du chômage, en passant par l’envoi de chèques, par la demande faites aux entreprises d’avancer les salaires aux travailleurs, par la demande faite aux banques d’avancer les prêts aux entreprises en difficulté et par la mise en place d’un filet de sécurité en dernier ressort par l’Etat.

Aucun de ces canaux de distribution ne fonctionne parfaitement ; ils sont loin d’être parfaits. Nous n’en savons pas assez sur l’identité des agents en difficulté ; il est encore plus difficile d’atteindre ceux qui sont le plus en difficulté. En conséquence, qu’importe le choix fait quant au mode de fourniture, il vaut mieux donner trop que pas assez. Cela peut cependant se traduire par un gros paquet. Considérons ces simples calculs au dos de l’enveloppe pour une limite supérieure plausible : supposons que 40 % des entreprises et des ménages soient potentiellement contraints en termes de liquidité, que le taux de remplacement soit de 80 %, si bien que l’Etat doive remplacer, disons, 32 % du revenu perdu. Supposons que les entreprises non essentielles soient fermées et que la production chute de 35 % (ce qui est l’estimation pour les économies en confinement comme la France). Supposons que les fonds prennent la forme de subventions plutôt que de prêts, une question à laquelle je reviendrai ci-dessous. Le coût budgétaire est 0,35 x 0,33, soit 0,11, c’est-à-dire 11 %. Si l’économie est, disons, pleinement en confinement pendant deux mois et à moitié en confinement pendant les six mois suivants, la facture budgétaire devrait représenter environ 5 % du PIB.

Le soutien de la demande globale est plus délicat


Dans une récession normale, le contrôle de la demande agrégée devrait être la principale motivation pour l’usage de la politique budgétaire. Ce n’est toutefois pas une récession normale et cela a d’importantes implications. A court terme, aussi longtemps que les contraintes de confinement sont effectives, la production potentielle va rester bien plus faible. Si l’on se base sur le chiffre français que j’ai cité plus haut, la baisse de la production potentielle, liée au confinement et à la fermeture de toutes les firmes non essentielles, se situe probablement entre 25 et 40 %. Les gouvernements doivent accepter une baisse correspondante de la demande (l’importer de l’extérieur n’est pas une option ; ce n’est pas une guerre mondiale contre le virus). Pour le dire autrement, soutenir la demande au-dessus du potentiel, disons, via des baisses d’impôts pour les entreprises ou les ménages, peut mener à des rationnements et à de l’inflation plutôt qu’à une hausse de l’activité.

La situation va cependant changer si et quand le taux d’inflation sera sous contrôle, les restrictions lentement sont relâchées et la production potentiel parvient à revenir à proximité de son ancien niveau. Y aura-t-il alors besoin de stimuler la demande globale et d’aider l’économie à connaître une reprise plus rapide ? D’un côté, il se peut que les consommateurs cherchent à rattraper leurs dépenses dans les achats de voitures et d’autres biens durables qu’ils n’ont pas pu effectuer pendant le confinement. D’un autre côté, le rythme auquel les restrictions sont retirées ou la possibilité que les restrictions soient réinstallées si le taux d’infection repart à nouveau à la hausse sont susceptibles d’entraîner une épargne de précaution par les consommateurs et un faible investissement par les entreprises. En toute sincérité, je ne sais pas quelle sera la tournure des événements et cette incertitude a une implication simple : les gouvernements doivent être prêts à agir, mais ils ne doivent pas s’engager à un niveau spécifique d’expansion budgétaire avant qu’ils ne voient où ira la demande.

Pour résumer, la lutte contre l’infection et l’aide aux sinistrés sont de la plus haute priorité. A moins que la lutte contre le virus s’avère être bien plus difficile et plus longue qu’on ne l’anticipait, ces deux mesures impliquent des déficits amples, mais pas non plus gigantesques. En faire plus pour accroître la demande agrégée peut être imprudent à court terme et une stimulation peut ou non être nécessaire plus tard. La flexibilité est ici essentielle.

Les gouvernements doivent-ils s’inquiéter de la hausse de leur dette ?


Y aura-t-il un moment "que diable avons-nous fait ?" C’est ce qui s’était passé en Europe durant la crise financière, quand, après s’être embarqués dans une expansion budgétaire majeure, les gouvernements se sont inquiétés de la hausse de la dette publique et ont alors embrassé l’austérité budgétaire, ce qui a probablement freiné la reprise.

Supposons que, en conséquence non seulement des déficits, mais aussi de la baisse de la production, les ratios dette publique sur PIB augmentent cette fois de 30 points de pourcentage (le calcule ci-dessus suggère des chiffres plus petits). Les gouvernements devraient-ils s’inquiéter ? Et, si c’est le cas, doivent-ils concevoir de plus petits plans de soutien aujourd’hui, peut-être en s’appuyant davantage sur les prêts que sur les subventions aux ménages et entreprises ? Je crois que la réponse dépend du niveau de développement du pays.

Dans les pays développés, la réponse doit être que, à l’exception d’une défaite dans la lutte contre le virus, la dette publique restera soutenable. (Et si nous perdons cette bataille, la soutenabilité de la dette publique ne sera pas le premier de nos problèmes). Avant la crise du coronavirus, j’ai affirmé que de faibles taux d’intérêt sûrs impliquaient non seulement que des niveaux plus élevés de dette publique sont soutenables, mais aussi que le coût en bien-être d’une dette plus élevée pour les futures générations était faible. Cela implique que les gouvernements des pays riches ne doivent pas hésiter à creuser les déficits publics si, en raison des contraintes pesant sur la politique monétaire, le creusement des déficits est nécessaire pour maintenir la production à son potentiel. Le besoin de maintenir la production à son potentiel est plus crucial ici. Et, les taux d’intérêt sûrs sont susceptibles d’être encore plus faibles dans le futur qu’on ne l’anticipait avant la crise du coronavirus. L’épargne de précaution est susceptible d’être plus élevée et l’incertitude est susceptible de freiner l’investissement, deux choses qui impliquant un plus faible taux neutre pour une longue période.

Je pense donc que les pays développés disposent d’une substantielle marge de manœuvre budgétaire, mais je suis moins sanguin à propos des pays émergents et des pays en développement. Beaucoup d’entre eux souffrent déjà de la crise du coronavirus et ont été frappés non seulement par l’épidémie, mais aussi la chute des prix des matières premières (pour ceux qui en exportent) et de larges sorties de capitaux par les investisseurs financiers qui veulent de la liquidité. Certaines de ces économies n’ont pas la marge de manœuvre budgétaire pour réagir à ces chocs combinés et vont avoir besoin d’aide, sous la forme de subventions pour lutter contre l’épidémie et des programmes d’ajustement pour s’adapter aux autres chocs. Aider les pays émergents et en développement est une question majeure et urgente, non seulement pour leur propre intérêt, mais également pour l’évolution de la pandémie et donc pour l’intérêt du reste du monde. Il est dur pour les pays développés, confrontés à la crise chez eux, d’être généreux, mais il est essentiel qu’ils le soient.

Ma conclusion : de mon point de vue, "tout ce qui est nécessaire" signifie dépenser autant qu’il est nécessaire pour combattre l’épidémie et éviter les famines et banqueroutes. Etre prêt à dépenser plus si la demande ne revient pas et s’engager à le faire, mais se garder les options ouvertes. Et, du moins pour les pays développés, ne pas s’inquiéter de la hausse subséquente de la dette publique. »

Olivier Blanchard, « "Whatever it takes." Getting into the specifics of fiscal policy to fight COVID-19 », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 30 mars 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Booms, crises et reprises : n’est-il pas temps de changer de paradigme ? »

« L’hystérèse, ou comment la politique budgétaire a retrouvé sa légitimité »

« Faut-il s'inquiéter de la dette publique lorsque les taux d’intérêt sont faibles ? »