« Est-ce que les Etats-Unis et d’autres pays développés font face à la stagflation ? La stagflation est la combinaison malheureuse d'une forte inflation avec une faible croissance de la production et de l’emploi qui fut observée au milieu des années 1970. Sommes-nous revenus cinquante ans plus tôt ?

Non, du moins pas en ce qui concerne les Etats-Unis. Ce que l’économie américaine connaît actuellement est simplement une inflation (modérée) sans stagnation. C’est davantage la situation des années 1960 que celle des années 1970.

Il est vrai que le taux d’inflation global de l’indice des prix à la consommation a atteint aux Etats-Unis 6,2 % en rythme annualisé en octobre, le niveau le plus élevé depuis 1991. Certains prévoient toujours un retour rapide à 2 %, la cible de la Fed à long terme. L’inflation a aussi atteint son niveau le plus élevé en dix ans au Royaume-Uni (4,2 %) et dans l’Union européenne (4,4 %), bien qu’elle reste faible au Japon. L’inflation sur douze mois dans la zone euro est de 4,1 %, la plus élevée depuis le pic de juillet 2008. (Toutes ces régions ont des taux d’inflation plus faibles, mais toujours élevés, si l’on utilise la mesure de l’inflation sous-jacente, qui exclut les prix des produits alimentaires et énergétiques. L’inflation sous-jacente est de 4,6 % aux Etats-Unis.)

Mais la reprise de l’économie américaine suite à la récession pandémique de 2020 a été robuste, à en juger par le PIB et les indicateurs relatifs au marché du travail. Ce n’est pas la stagflation des années 1970.

1. Pourquoi l’inflation a-t-elle augmenté en 2021 ?

L’inflation est la conséquence naturelle d’une hausse de la demande plus rapide que celle de l’offre.

La hausse de la demande de biens (qui a été retardée lorsque la pandémie a amené les gens à rester chez eux), couplée à une offre de biens contrainte, s’est traduite par une inflation des prix. Les contraintes du côté de l’offre incluent la congestion des ports, les pénuries de semi-conducteurs et d’autres perturbations des chaînes de valeur, en particulier pour les biens durables. En parallèle, une demande de travail en expansion fait face à une offre de travail contrainte par les effets persistants de la pandémie (en particulier pour les services), ce qui s’est traduit par une accélération de l’inflation salariale, en particulier en bas de la distribution des salaires.

Le PIB des Etats-Unis a déjà dépassé ses niveaux pré-pandémiques. A l’inverse, le PIB dans plusieurs autres pays, notamment un Royaume-Uni pénalisé par le Brexit, n’a pas rejoint son pic d’avant-crise.

Le PIB réel des Etats-Unis n’a toutefois toujours pas rejoint sa trajectoire tendancielle d’avant-crise. Les analyses empiriques suggèrent cependant que cette perte en production ne s’explique pas par une demande inadéquate, mais plutôt par les contraintes du côté de l’offre. Elles sont probablement temporaires.

Le chômage américain a fortement baissé. Il est passé de 14,8 % en avril 2020 à 4,6 % en octobre 2021, une situation que l’on peut considérer au regard de l’essentiel du dernier demi-siècle comme proche du plein emploi. A l’inverse, le chômage avait atteint les 9,0 % en mai 1975 (et atteindrait 10,8 % en novembre 1982). En outre, d’autres indicateurs actuels suggèrent un marché du travail plus tendu que ne le suggère le taux de chômage : le ratio nombre de postes vacants sur nombre de chômeurs a atteint un niveau record (…). La croissance des salaires est aussi à la hausse. (…). Seul le taux d’activité reste substantiellement déprimé. Une partie de son déclin est due aux départs à la retraite. L’essentiel est dû au Covid-19, toujours un facteur important.

Qu’est-ce qui suggère que le problème n’est pas la demande globale (pour laquelle les politiques monétaire et budgétaire peuvent faire quelque chose), mais plutôt l’offre globale (pour laquelle elles ne peuvent rien faire) ? D’un côté, le PIB nominal a atteint sa tendance pré-pandémique de long terme, ce qui suggère que l’offre est maintenant la contrainte sur la croissance réelle et que la demande est à peu près bonne. De l’autre, les mesures directes de la demande domestique, comme les dépenses personnelles réelles ou les ventes au détail, ont aussi atteint leurs tendances pré-pandémiques de long terme.

Quand la demande excède l’offre, les conséquences incluent un déficit commercial et de l’inflation. C’est de la macroéconomie de base. L’économie américaine connaît actuellement les deux.

Même s’ils n’en ont pas l’air, il s’agit d’une certaine façon d’un moindre mal (en prenant la pandémie comme donnée). Il vaut clairement mieux avoir une demande et une offre qui rebondissent toutes les deux, même si la demande rebondit plus vite que l’offre, que de n’avoir aucun rebond, avec une activité économique et un emploi déprimés comme en 2020, quand la pandémie avait provoqué une récession brutale en contractant à la fois l’offre et la demande. Les Etats-Unis sont dans un meilleur état que nous ne l’attendions il y a un an et que celui dans lequel se trouvent d’autres pays.

La politique monétaire ne peut rien faire pour les contraintes de capacités. Néanmoins, il n’est pas aberrant de penser qu’elles vont disparaître au cours de l’année qui arrivent, à mesure que les ports se débloquent, que les chaînes de valeur de reforment, que les travailleurs exigeants se retrouvent aux emplois qu’ils désirent vraiment et que l’offre réponde aux prix plus élevés en particulier dans les secteurs où l’excès de demande est aigu. Par conséquent, l’activité économique pourrait rapidement rattraper sa tendance pré-pandémique.

2. Les responsables de la politique économique ne vont pas répéter les erreurs des années 1970

L’époque actuelle ressemble moins aux années 1970 qu’à la fin des années 1960, lorsque l’économie américaine connaissait à la fois une croissance rapide et des marchés du travail sous tensions. L’inflation des prix à la consommation avait atteint un modeste 5,5 % en 1969. Mais beaucoup craignent aujourd’hui que l’inflation modérée finisse par conduire à un relèvement des anticipations d’inflation, par déclencher une spirale prix-salaires et en définitive par aboutir à une forte inflation comme durant les années 1970. Mais il est peu probable que les responsables de la politique économique répètent les erreurs commises à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ces erreurs commencèrent avec les hausses des dépenses publiques liées à la guerre du Vietnam sans recettes fiscales pour les financer.

Les erreurs se sont multipliées au début des années 1970. En 1971, le président de la Fed, Arthur Burns, et le président Richard Nixon répondirent à l’accélération de l’inflation avec une combinaison de relance monétaire (pour sécuriser la réélection du président) et des contrôles des prix et salaires condamnés à l’échec (pour artificiellement supprimer l’inflation à court terme). Une économie en surchauffe libéra la pression de la bouilloire quelques années plus tard et l’inflation dépassa les 12 %. Incidemment, l’année 1971 fut la première d’une série d’épisodes au cours desquels les présidents républicains ont fait pression sur la Fed pour assouplir la politique monétaire. Au cours des cinquante dernières années, les présidents démocrates se sont abstenus de le faire.

Il est vrai que la Fed a été excessivement optimiste dans ses prévisions d’inflation cette année. La Fed (comme beaucoup d’autres) s’attendait à ce que la hausse de l’inflation soit plus faible et plus courte. (Il faut faire un effort pour se rappeler que, jusqu’à récemment, "être optimiste" à propos de l’inflation signifiait s’attendre à une inflation plus élevée et non pas plus faible.) Larry Summers et Olivier Blanchard ont eu raison en février dernier en prédisant correctement qu’une croissance plus rapide mènerait à l’inflation.

(…) Certes, la banque centrale ne s’attendait pas à commencer à resserrer sa politique monétaire dès novembre 2021. Mais elle a répondu de façon appropriée aux données (sur l’inflation, aussi bien que sur la vigueur de l’économie) en ajustant le calendrier de son action.

L’erreur de la Fed dans la prévision de ses propres mesures de politique monétaire ne semble pas avoir été nocive. On aurait pu craindre que les marchés obligataires connaissent un krach le 3 novembre lors des annonces de resserrement monétaire. Mais les marchés n’ont guère réagi, ce qui indique que la Fed a réussi à communiquer ses intentions, à l’inverse de 1994 et de 2013, quand les marchés échouèrent à anticiper le début des cycles de resserrement monétaire.

Si la Fed, avec un Jay Powell reconduit à sa présidence, commence à relever les taux d’intérêt de court terme au milieu de l’année 2022 ou même légèrement plus tôt, cela ne surprendra pas les marchés. (Notez que le boulot de la Fed est d’entretenir la satisfaction des boursicoteurs.) (...) »

Jeffrey Frankel, « Inflation is back, but the 1970s aren’t », in Econbrowser (blog), 28 novembre 2021. Traduit par Martin Anota



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