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Tag - Schumpeter

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mercredi 6 avril 2016

L’hôtel de Schumpeter, les inégalités de revenu et la mobilité sociale

« Dans l’un des rares passages où il fait référence aux inégalités, Joseph Schumpeter a utilisé une métaphore pour illustrer la différence entre les inégalités que nous observons à un moment donné et la mobilité sociale (ou intergénérationnelle). Supposons, comme l’écrit Schumpeter, qu’il y ait un hôtel dont les étages supérieurs ne peuvent accueillir que peu de personnes et dont les chambres sont très agréables. A tout moment, il y a plein de gens dans les étages inférieurs, passant la nuit dans de petites chambres étroites, et juste quelques personnes dans les chambres agréables et confortables dans les étages supérieurs. Mais imaginons que les hôtes changent de chambre chaque nuit. C’est ce que fait la mobilité sociale selon Schumpeter : à chaque instant du temps, il y a des riches et des pauvres, mais à mesure que les nuits passent, les riches d’aujourd’hui peuvent être les pauvres d’hier et vice versa. Les hôtes dans les étages inférieurs (ou du moins leurs enfants) peuvent réussir à atteindre les étages supérieures, ceux au sommet peuvent se retrouver dans les étages inférieures.

Pendant un bon moment, la métaphore de Schumpeter était aussi une métaphore des inégalités américaines. On a accepté l’idée qu’au vingtième siècle, et même au dix-neuvième siècle, les inégalités de revenu étaient plus fortes aux Etats-Unis qu’en Europe, mais on estimait aussi que la société américaine était bien plus fluide, moins fractionnée en classes et qu’il y avait une plus grande mobilité sociale. (Cette idée passe bien sûr sous silence la forte division raciale aux Etats-Unis). En d’autres termes, les inégalités étaient le prix que l’Amérique payait pour sa forte mobilité sociale.

C’était une image rassurante, cohérente avec l’idée du rêve américain. Mais était-elle juste ? Nous n’en étions pas certains, malgré quelques anecdotes tirées de la vie de migrants, puisqu’aucune étude empirique relatives à la mobilité intergénérationnelle n’existait, sauf jusqu’à récemment. Mais avant d’évoquer les conclusions tirées des récentes études, j’aimerais me focaliser en des termes très simples sur la relation entre les inégalités et la mobilité sociale.

Considérons un diagramme classifiant les sociétés selon la mobilité sociale et les inégalités. A partir de l’exemple des Etats-Unis mentionné ci-dessus, nous placerions les Etats-Unis dans le quadrant "fortes inégalités, forte mobilité". Il est facile d’imaginer des sociétés ayant "de fortes inégalités et une faible mobilité" : les sociétés féodales en constituent l’exemple le plus extrême, mais toutes les sociétés ayant d’importants écarts de revenus et une élite enracinée relèvent également de cette catégorie. Nous pourrions ainsi placer l’Amérique latine ou le Pakistan dans le quadrant sud-est. Il est aussi relativement facile d’imaginer les pays que nous placerions dans le quadrant "faibles inégalités, forte mobilité" : probablement les pays nordiques avec une forte éducation publique qui permet une forte mobilité intergénérationnelle, tandis que la redistribution des revenus assure de faibles inégalités.

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Il est plus difficile de trouver des exemples de sociétés avec "faibles inégalités, faible mobilité". il semble quelque peu naturel de penser que, si une société présente peu d’inégalités, il sera difficile de garder les enfants des personnes qui ont un revenu légèrement moindre (qu’un autre groupe social) plus pauvres que les enfants de ce dernier groupe. On peut même se demander ce que la mobilité pourrait signifier dans ce cas : si les revenus entre les gens et les classes diffèrent d’un montant infinitésimal et que vos enfants sont juste légèrement plus riches que les miens, je ne suis pas sûr que ce genre de manque de mobilité sociale importe réellement. Peut-être que certaines sociétés (…) où les professions ne peuvent être choisies librement, mais où les différences de revenu entre les professions sont faibles peuvent être placées dans cette catégorie. Les sociétés communistes avaient certains aspects qui pourraient faire d’eux d’éventuels candidats pour le quadrant Nord-Est.

Donc, maintenant que nous avons organisé notre réflexion, observons les données empiriques. Elles proviennent du récent travail réalisé par Miles Corak, qui se basait lui-même sur l’étude réalisée par Gary Solon, celle réalisée par Blanden, Gregg et Macmillan, celle réalisée par Björklund et Jäntti et bien d’autres encore. Ce que ces divers auteurs constatent est qu’il y a une forte corrélation entre les inégalités actuelles et les inégalités intergénérationnelles ou, en d’autres termes, une forte corrélation négative entre inégalités et mobilité sociale : plus une société est inégale, moins la génération suivante est susceptible d’être mobile (moins les riches sont susceptibles de décliner). Donc, si l’on reprend notre diagramme, Corak constate que les sociétés sont alignées le long de la diagonale : il n’y a pas d’exceptions (…).

La principale implication de ce constat, qualifié de "courbe de Gatsby le magnifique" par Alan Krueger, est qu’il n’y a pas d’exceptionnalisme américain. L’idée rassurante selon laquelle de fortes inégalités n’empêchent pas la mobilité entre les générations s’avère inexacte. Les Etats-Unis ne se comportent pas différemment des autres sociétés marquées par de fortes inégalités. Les fortes inégalités de revenu aujourd’hui renforcent les différences de revenu entre les générations et freine la mobilité sociale. C’est aussi l’idée que nous développons, Roy van der Weide et moi, dans un récent article. Nous utilisons les données relatives aux Etats-Unis entre 1960 et 2010 pour montrer que les populations les plus modestes dans les Etats qui présentent initialement les plus fortes inégalités ont connu une plus faible croissance du revenu que les périodes subséquentes.

La conclusion selon laquelle les sociétés réelles (par opposition aux sociétés rêvées) sont alignées le long de la diagonale de notre tableau a deux importantes implications : (1) l’exceptionnalisme américain en termes de répartition des revenus n’a pas de fondement en réalité et (2) nous pouvons utiliser, avec un bon degré de confiance, les données sur les inégalités comme indicateurs de mobilité sociale. Donc, on ne peut affirmer que les sociétés avec de fortes inégalités de revenu sont des sociétés avec de faibles inégalités d’opportunités. Au contraire, les fortes inégalités de revenu que l’on observe aujourd’hui impliquent une faible égalité d’opportunités. »

Branko Milanovic, « The Schumpeter hotel: income inequality and social mobility », in globalinequality (blog), 2 avril 2016. Traduit par Martin Anota

vendredi 9 novembre 2012

Les interactions entre innovation et finance

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Chaque fois qu’une grappe d’innovations radicales émerge, elle entraîne un processus de changement structurel dans le système économique. Dans cette phase, des déséquilibres apparaissent habituellement, puisque le processus de changement structurel lance l’étape de la « destruction créatrice » de Schumpeter. De nouveaux secteurs apparaissent, attirant l’investissement en raison de plus hautes opportunités de profit, tandis que les autres secteurs de l’économie connaissent une profonde transformation pour s’adapter au nouveau contexte économique ou plutôt (si l’on suit Carlota Perez) au paradigme techno-économique émergent. Comme les nouvelles technologies se diffusent progressivement dans le système économique, elles entraînent un profond changement dans la structure productive et organisationnelle d’un nombre toujours plus grand de secteurs économiques. Cela exerce habituellement à son tour de significatifs effets sur les comportements d’investissement de la part des entreprises financières et non financières, sur le marché du travail et sur la répartition des richesses et revenus parmi les différents groupes sociaux, affectant par là les conditions de reproduction du système économique et menant potentiellement à l’instabilité macroéconomique.

Carlota Perez, avec son travail sur les révolutions technologiques et le capital financier, est l’une des rares chercheuses à souligner l’importance du lien entre innovation et finance. Elle s’est focalisée essentiellement sur le rôle joué par le capital financier durant les étapes d’« irruption » et d’« installation » d’un paradigme techno-économique. Fondé sur des données historiques, son travail a identifié un certain nombre de similarités caractérisant les phases majeures du développement. En particulier, son analyse met en lumière la récurrence de « bulles ancrées dans la technologie » durant la phase initiale de chaque phase majeure du développement et elle explique cela comme une conséquence de la manière par laquelle une économie capitaliste assimile une révolution technologique.

Cette ligne de recherche a contribué à son tour à stimuler un courant d’études empiriques qui ont identifié, au niveau microéconomique, d’importants faits stylisés concernant le lien entre innovation et finance (…). En particulier, elles ont démontré que la structure financière des entreprises est propre à affecter leurs stratégies d’investissement. De plus, certaines de ces études (…) suggèrent que les jeunes entreprises innovantes d’aujourd’hui, lorsqu’elles cherchent des ressources financières externes, dépendent de plus en plus des marchés financiers que du crédit bancaire. Ceci signifierait que le rôle de sélection joué par les banquiers dans la théorie originale de Schumpeter a été partiellement délégué aux marchés financiers. Les implications potentielles de ce fait ne sont évidemment pas triviales à la lumière de la logique pécuniaire caractérisant le fonctionnement des marchés financiers et de la récurrence de comportements spéculatifs. De plus, certaines études (…) ont montré que la volatilité des cours boursiers s’accroît durant l’étape initiale caractérisant l’émergence d’un secteur innovant et durant une période de changement technologique radical.

Les arguments précédents semblent confirmer l’actualité et la pertinence de l’analyse schumpetérienne, en focalisant sur les complexes rétroactions entre l’innovation et les dynamiques financières, dans le courant contexte économique. De plus, les résultats de ces études mettent en évidence la nécessité de développer un cadre macroéconomique qui soit cohérent et adapté pour analyser les interactions entre innovation et finance. L’élaboration d’une telle perspective nouvelle est même rendue plus urgente aujourd’hui en raison du rôle nouveau, significatif et incontournable que jouent les marchés financiers dans le fonctionnement de nos systèmes économiques, comme conséquence du processus de financiarisation qui débuta il y a plus de trente ans. Néanmoins un tel cadre est encore à élaborer. »

Alessandro Caiani, Antoine Godin & Stefano Lucarelli, « Innovation and finance: an SFC analysis of great surges of development », Levy Economics Institute, working paper, n° 733, octobre 2012.