« (…) Donald Trump (…) nous a donné de bien belles phrases, qui seront certainement citées dans les histoires et les manuels pendant les prochaines décennies, voire les prochaines générations. Malheureusement, elles seront rappelées parce qu’elles constituent une bonne illustration de ce que peuvent être de bien mauvaises idées. En économie, la phrase que vous avez dû le plus entendre est la déclaration de Trump selon laquelle "les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner". Ensuite, vous avez certainement entendu son affirmation selon laquelle "je suis un homme des droits de douane", accompagnée de l’affirmation que les étrangers paient les droits de douane qu’il a instaurés.

Maintenant, cette dernière affirmation est quelque chose que vous pouvez tester. Au cours de l’année 2018, Trump a instauré des tarifs douaniers sur environ 12 % du total des importations américaines et beaucoup de ces droits de douane ont été instaurés depuis suffisamment longtemps pour que nous puissions avoir une idée de leurs répercussions.

Samedi, des économistes de Columbia, de Princeton et de la Réserve fédérale de New York ont publié une étude intitulée "The impact of the 2018 trade war on U.S. prices and welfare" où ils ont utilisé les données détaillées sur les importations pour évaluer l’impact des droits de douane. (…) Leur conclusion est qu’à première approximation, les étrangers n’ont rien payé de l’addition, ce sont les entreprises et consommateurs américains qui l’ont payée en totalité. Et les pertes subies par les consommateurs américains ont excédé les recettes tirées des nouveaux droits de douane, donc ces derniers ont globalement appauvri les Etats-Unis.

Comment ont-ils obtenu ce résultat ? Le gouvernement américain collecte des données sur les prix et quantités de plusieurs catégories d’importations. Plusieurs d’entre elles ont subi les nouveaux droits de douane, mais pas les autres. Donc, vous pouvez comparer ce qui s’est passé pour les importations touchées par les tarifs douaniers avec celles qui en ont été épargnées et qui constituent de fait le groupe de contrôle. Cela vous indique quel a été l’impact des droits de douane.

Dans la vision de Trump, où les étrangers sont censés payer les droits de douane, vous vous attendriez à voir une chute de prix pour les biens faisant l’objet de droits de douane, compensant ces derniers, si bien que les prix à la consommation n’auraient pas changé. Mais ce que vous voyez en réalité, c’est l’absence d’effet visible des droits de douane sur les prix à l’importation. Donc, les fournisseurs étrangers ne semblent n’avoir rien absorbé des droits de douane, ces derniers ayant été entièrement supportés par les ménages ; les prix incluant les droits de douane ont augmenté du montant de ces derniers.

GRAPHIQUE Variation des prix des biens importés suite aux vagues de tarifs douaniers de Trump (normalisée, en %)

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Ces hausses de prix ont entraîné de substantiels changements dans les comportements. Les importations de produits faisant l’objet d’un droit de douane ont chuté fortement, en partie parce que les consommateurs se sont tournés vers des produits domestiques, mais aussi en grande partie parce que les importateurs ont déplacé leur lieu d’approvisionnement dans des pays qui ne sont pas touchés par les droits de douane de Trump. Par exemple, plusieurs entreprises semblent avoir commencé à acheter au Vietnam ou au Mexique des biens qu’ils achetaient précédemment en Chine. Ces changements de comportement sont la clé de la conclusion de l’article selon laquelle les droits de douane ont appauvri les Américains.

Considérons l’exemple suivant : avant les droits de douane, les Etats-Unis importaient un certain bien dont le prix s’élevait à 100 dollars. Ensuite, l’administration a imposé un droit de douane de 25 %, amenant le prix pour les consommateurs à 125 dollars. Si nous continuons d’importer ce bien de Chine, les consommateurs perdent 25 dollars par unité de bien achetée, mais le gouvernement gagne 25 dollars de recettes en plus, laissant le revenu national inchangé.

Supposons, cependant, que les importateurs déplacent leur lieu d’approvisionnement dans un pays plus cher qui n’est pas l’objet d’un droit de douane ; supposons, par exemple, qu’ils peuvent acheter le bien au Vietnam pour 115 dollars. Alors, les consommateurs perdent seulement 15 dollars, mais il n’y a pas de recettes tirées des droits de douane, donc il s’agit d’une perte de 15 dollars pour la nation dans son ensemble.

Mais que se passe-t-il s’ils se tournent vers un fournisseur domestique, par exemple une entreprise américaine qui va vendre le produit pour 120 dollars. Qu’est-ce que cela change à l’histoire ? Ici la chose cruciale est que la production domestique d’un bien a un coût d’opportunité. Les Etats-Unis sont proches du plein emploi, donc les 120 dollars en ressources utilisées pour produire ce bien peuvent ou auraient été employées en produisant quelque chose d’autre en l’absence du droit de douane. Le détournement de ces ressources vers la production de choses que nous avions l’habitude d’importer signifie une perte nette de 20 dollars, sans compensation en termes de recettes.

D’ailleurs, en pratique, toutes les créations d’emplois dans le secteur manufacturier qu’auront permises les droits de douane de Trump sont probablement compensées par des destructions d’emplois manufacturiers. C’est en partie le cas parce que la plupart des droits de douane portent sur des biens intermédiaires, des biens utilisés pour la production, donc ces créations d’emplois dans, par exemple, la métallurgie sont compensées par des destructions d’emplois dans l’industrie automobile et dans d’autres secteurs en aval. Au-delà de cela, les droits de douane ont probablement contribué à pousser le taux de change du dollar à la hausse, ce qui a rendu les exportations américaines moins compétitives.

Une fois que l’on prend en compte tout cela, les droits de douane de Trump ont accru les prix à la consommation, plutôt que déprimé les gains étrangers. Certaines recettes ont été gagnées, mais il y a aussi eu ce qui se ramène à de l’évitement fiscal comme les consommateurs se tournent vers des substituts, non taxés, de ce qu’ils avaient l’habitude d’importer. Mais cet évitement fiscal ne se fait pas sans coût, si bien que les Etats-Unis dans leur ensemble se retrouvent appauvris.

Maintenant, les chiffres ne sont pas si énormes que cela. La nouvelle étude suggère des pertes nettes en termes de bien-être à 1,4 milliard de dollars par mois, c’est-à-dire 17 milliards par an, ce qui représente moins de 0,1 % du PIB américain. Mais gagner, ce n’est pas tout. Et les chiffres pourraient être plus élevés si la guerre commerciale s’accentuait, par exemple avec l’instauration de droits de douane sur les voitures européennes pour un motif de "sécurité nationale". »

Paul Krugman, « How goes the trade war? Consumers, not foreigners, are paying the Trump tariffs », 3 février 2019. Traduit par Martin Anota