Vous vous souvenez du bourbier vietnamien ? (En fait, j’espère que beaucoup de mes lecteurs sont trop jeunes pour connaître, mais vous en avez probablement entendu parler.) Dans les discours politique, le "bourbier" a fini par avoir un sens assez spécifique. C’est ce qui se passe quand un gouvernement s’est engagé à entreprendre une politique qui ne marche pas, mais se refuse d’admettre son échec et réduire ses pertes. Donc opte pour l’escalade et les choses empirent.

Bien, voici ce que je pense : la guerre commerciale de Trump ressemble de plus en plus à un classique bourbier politique. Elle ne marche pas ; en l’occurrence, elle ne rapporte aucun des résultats qu’attend Trump. Or il est même moins enclin que le politicien moyen à admettre une erreur, donc il poursuit à une plus grande échelle ce qui ne marche pas. Et si vous extrapolez en vous basant sur cette intuition, les implications pour l’économie américaine et l’économie mondiale commencent à être bien effrayantes. (…)

Pour donner un aperçu, voici les cinq remarques que je vais faire.

1. La guerre commerciale est devenue énorme. Les droits de douane sur les biens chinois sont revenus à des niveaux que nous associons avec le protectionnisme datant d’avant les années trente. Et la guerre commerciale atteint le point où elle devient un poids significatif pour l’économie américaine.

2. Néanmoins, la guerre commerciale a échoué à atteindre ses objectifs, du moins tels que Trump les voit : les Chinois ne s’avouent pas vaincus et non seulement le déficit commercial ne diminue pas, mais pire il augmente.

3. La Fed ne peut probablement pas compenser l’impact de la guerre commerciale et elle se montre probablement moins encline à essayer de le compenser.

4. Trump est susceptible de répondre à ses frustrations en optant pour l’escalade, avec des droits de douane sur davantage de produits et davantage de pays et, malgré le déni, à la fin avec une intervention monétaire.

5. D’autres pays vont répliquer cet cela va être très moche, très rapidement.

Bien sûr, je peux bien sûr me tromper, mais c’est la façon par laquelle je vois les choses au vu de ce que nous savons aujourd’hui. Commençons avec l’ampleur de la politique protectionniste. (…) Grosso modo, nous avons vu une taxe de 20 % imposée sur 500 milliards de dollars de biens que nous importons de Chine chaque année. Bien que Trump continue d’insister que les Chinois payent cette taxe, ce n’est en définitive pas eux qui la payent. Quand vous comparez ce qui s’est passé aux prix d’importations sujettes aux nouveaux droits de douane et ceux des autres importations, il est clair que le fardeau repose sur les épaules des entreprises et ménages américains.

Donc, cela représente pour chaque année une hausse d’impôts équivalente à 100 milliards de dollars. Cependant, nous ne collectons presque pas autant en supplément de recettes fiscales.

GRAPHIQUE Recettes tirées des droits de douane des Etats-Unis (en milliards de dollars)

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C’est en partie parce que les chiffres des recettes n’incluent pas encore toute la gamme des droits de douane de Trump. Mais c’est aussi parce que les droits de douane de Trump sur la Chine ont eu pour conséquence de déplacer la source des importations américains : par exemple, au lieu d’importer de Chine, nous achetons des produits auprès de pays à plus hauts coûts comme le Vietnam. Quand ce "détournement des échanges" survient, c’est toujours une hausse d’impôts de facto sur les consommateurs américains, qui payent plus, mais il ne semble même pas y avoir de bénéfice de générer de nouvelles recettes.

Donc, c’est une jolie grosse hausse d’impôts, qui est l’équivalent d’une politique budgétaire restrictive. Et nous devons ajouter deux effets supplémentaires : les représailles étrangères, qui nuisent aux exportations américaines, et l’incertitude : Pourquoi construire une nouvelle usine quand vous pensez que Trump va soudainement s’en prendre à votre marché, à votre chaine de valeur ou aux deux ?

Je ne pense pas que ce soit farfelu de suggérer que l’anti-relance provoquée par les droits de douane de Trump soit comparable en magnitude à la relance fournie par ses baisses d’impôts, qui ont largement profité aux entreprises, qui ont utilisé cet argent pour racheter leurs propres actions. Et cette relance est derrière nous, alors que le frein de sa guerre commerciale ne fait que commencer.

Mais pourquoi Trump fait-il cela ? Beaucoup de défenseurs de Trump affirmaient qu’il n’était pas vraiment focalisé sur les soldes commerciaux bilatéraux, chose que chaque économiste sait stupide, qu’il se focalisait en fait sur la propriété intellectuelle ou quelque chose comme cela. Je n’entends plus cela à présent ; il est de plus en plus manifeste qu’il se focalise sur les soldes commerciaux et il croit que les Etats-Unis connaissent des déficits commerciaux parce que d’autres pays ne jouent pas à la loyale. C’est ironique de voir qu’avec tous ces nouveaux droits de douane, le déficit commercial américain s’est accru, non réduit (…) :

GRAPHIQUE Exportations nettes de biens et services des Etats-Unis (en milliards de dollars)

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Et, ajustées en fonction de l’inflation, les importations croissent toujours fortement, alors que les exportations américaines se sont essoufflées :

GRAPHIQUE Variation trimestrielle des exportations et des importations des Etats-Unis (par rapport à l’année précédente, en %)

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Pourquoi les droits de douane ne réduisent-ils pas le déficit commercial ? Principalement parce que la théorie de Trump est erronée. Les soldes commerciaux tiennent principalement à la macroéconomie, non à la politique tarifaire. En particulier, la faiblesse persistance des économies japonaise et européenne, résultant probablement pour l’essentiel du vieillissement de leur population active, maintient le yen et l’euro à de faibles niveaux et rendent les Etats-Unis moins compétitifs.

En ce qui concerne les récentes tendances touchant aux importations et aux exportations, il peut aussi y avoir un effet asymétrique des droits de douane. Comme je l’ai déjà mentionné, les droits de douane américains sur les biens chinois n’ont pas pour effet de réduire significativement les importations globales, parce que nous déplaçons juste la provenance des produits à d’autres économies asiatiques. D’un autre côté, quand les Chinois arrêtent d’acheter notre soja, il n’y a pas de marchés alternatifs majeurs.

Qu’importe l’explication, les droits de douane de Trump ne produisent pas les résultats qu’il recherche. Ils ne lui permettent pas d’avoir l’autre chose qu’il veut : des concessions de la Chine qu’il pourrait présenter comme des victoires (…). Comme le dit Gavyn Davies, la Chine semble "de plus en plus convaincue qu’elle survivra aux guerres commerciales", et elle ne montre aucun désir de rassurer les Etats-Unis.

Donc cela semble être un bon moment pour appuyer sur le bouton pause et reconsidérer la stratégie. Cependant, Trump va de l’avant et lance un nouveau train de droits de douane. Pourquoi ?

On dit que les courtiers en Bourse pensent que Trump a été enhardi par la baisse de taux de la Fed, qu’il interpréterait comme signifiant que la Fed va immuniser l’économie américaine de tout effet adverse provoqué par sa guerre commerciale. Nous n’avons pas de manière de savoir si c’est exact. Cependant, si Trump pense cela, il a certainement tort. D’une part, la Fed n’a probablement pas beaucoup de marge de manœuvre : les taux d’intérêt sont déjà très bas. Et le secteur le plus influencé par les taux d’intérêt, n’a pas montré beaucoup de réponse à ce qui est déjà une forte chute des taux hypothécaires.

De plus, la Fed elle-même doit se demander si sa baisse de taux a été perçue par Trump comme une promesse implicite d’approuver sa guerre commerciale, ce qui la rendra moins encline à en faire davantage ; c’est une nouvelle forme d’aléa moral.

Il y a d’ailleurs un fort contraste ici avec la Chine, qui pour tous ses problèmes garde la possibilité de poursuivre une relance monétaire et budgétaire coordonnée à un degré inimaginable ici. Trump ne peut probablement pas imposer à la Fed de compenser les dommages qu’il inflige (…) ; Xi est dans une position où il peut faire tout ce qui est nécessaire.

Donc, que va faire Trump ensuite ? J’imagine qu’au lieu de reconsidérer sa stratégie, il va opter pour l’escalade, qu’il peut mener sur divers fronts. Il peut relever les droits de douane sur les produits chinois. Il peut essayer de régler le problème du détournement des échanges en étendant la guerre commerciale pour inclure davantage de pays (salut le Vietnam !)

Et il peut vendre des dollars sur les marchés des changes, de façon à déprécier le dollar. La Fed procèderait à l’intervention, mais la politique de change est normalement du ressort du Trésor et en juin Jerome Powell a répété que c’est toujours la vision de la Fed. Donc nous pouvons bien voir Trump prendre la décision de tenter d’affaiblir le dollar.

Mais une tentative délibérée d’affaiblir le dollar, gagnant un avantage compétitif à un moment où d’autres économies vont mal, serait interprétée avec raison comme une mesure de guerre monétaire non coopérative. Cela mènerait à des représailles généralisées, même si celles-ci seraient probablement aussi inefficaces. Et les Etats-Unis finiraient par la même occasion de faire changer d’avis ceux qui continuent de croire qu’ils peuvent toujours être un hégémon mondial bienveillant. »

Paul Krugman, « Trump’s trade quagmire », 3 août 2019. Traduit par Martin Anota



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