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lundi 13 mai 2024

Gabriel Zucman, gagnant de la médaille Clark 2023

« La médaille John Bates Clark 2023 de l'American Economic Association a été décernée à Gabriel Zucman, professeur d'économie à l'Université de Californie à Berkeley, pour ses contributions fondamentales à l'étude des inégalités et de la fiscalité. Grâce à un travail empirique méticuleux et à des approches méthodologiques créatives, Zucman a mis à jour les principales tendances présentées par la concentration du patrimoine mondial, l'ampleur et la répartition de l'évasion fiscale et les stratégies d'économie d'impôt adoptées par les multinationales. Ses constats ont eu un profond impact sur la littérature universitaire et sur les débats politiques mondiaux. Sur le plan méthodologique, ses travaux ont contribué à raviver une tradition empirique multiséculaire dans les sciences sociales, celle lancée il y a longtemps par Gregory King et William Petty, puis poursuivie au vingtième siècle par Richard Stone et Simon Kuznets, une traduction qui tente d’apporter un éclairage sur des questions économiques et politiques clés grâce à la création de nouveaux systèmes de mesure, qui sont sophistiqués sans pour autant être piégés dans une perspective théorique unique. En faisant revivre cette tradition, Zucman a changé la façon par laquelle la recherche économique contemporaine se fait en montrant que la mesure peut avoir un large impact dans notre domaine et sur le monde, ce qui a inspiré de nombreux jeunes chercheurs à suivre ses traces. (...)

Le contexte


La critique la plus courante adressée aux économies capitalistes est que, malgré le fait qu’elles stimulent la croissance économique, elles génèrent aussi des inégalités excessives. L’étude du sommet des répartitions du revenu et des richesses est étroitement liée aux statistiques fiscales, parce qu’elles sont la meilleure source d’informations pour capturer les riches, malgré le soupçon de longue date selon lequel les riches pourraient ne déclarer ni tous leurs revenus, ni toute leur richesse au fisc.

Il y a plus d’un siècle, Vilfredo Pareto (1896) a découvert, en examinant les tabulations des données fiscales sur le revenu et sur le patrimoine des cantons suisses, que les extrémités supérieures des répartitions des revenus et de la richesse suivent une loi de puissance, désormais appelée "distributions de Pareto". Cinquante ans plus tard, Simon Kuznets (1953) a estimé les parts des hauts revenus en divisant le revenu revenant à un groupe aux revenus élevés (par exemple, le centile supérieur) par le revenu total de l’ensemble de l’économie estimé à partir des comptes nationaux qu’il a également contribué à inventer. Ces statistiques sur les parts des hauts revenus sont plus concrètes que le paramètre abstrait de Pareto d’une loi de puissance, si bien qu’elles ont un plus grand impact dans les débats universitaires et politiques. Kuznets a mis en évidence la forte baisse de la concentration des revenus aux États-Unis entre 1913 et 1948, ce qui a constitué la base de sa célèbre théorie de la "courbe de Kuznets" selon laquelle les inégalités augmentent tout d’abord, puis diminuent, à mesure que le développement économique se poursuit. A partir de données sur les droits de succession repondérées pour représenter l’ensemble de la population, Lampman (1962) a pour sa part mis en évidence un déclin similaire de la concentration des richesses aux États-Unis.

Pendant des décennies, l’intérêt porté à l’utilisation des données fiscales pour mesurer les inégalités a décliné comme la concentration des revenus et des richesses restait relativement stable et, au regard des normes historiques passées, faible. Les travaux sur la répartition se sont alors focalisés sur les données des micro-enquêtes qui étaient désormais disponibles et se sont plutôt concentrées sur le bas, plutôt que le sommet, de la distribution.

Thomas Piketty (2001) et Piketty et Emmanuel Saez (2003) ont relancé l’étude du sommet de la distribution à l’aide de données fiscales en créant des séries de données des parts des hauts revenus sur un siècle pour la France et les États-Unis. Alors que la concentration des revenus était restée faible en France, les États-Unis ont connu une forte augmentation de la concentration des revenus à partir de 1980, après le tournant néolibéral de la présidence Reagan. Le contraste frappant que l’on observe entre la France et les États-Unis depuis 1980 a montré que les tendances suivies par les inégalités ne pouvaient pas s’expliquer uniquement par le progrès technique, comme le postulaient les explications antérieures de Kuznets (1953), ni par un progrès technique biaisé en faveur des qualifications, comme l’avaient proposé plusieurs études américaines sur les inégalités salariale (les études passées en revue par Katz et Autor, 1999).

En ce qui concerne la question des inégalités de richesses aux États-Unis, l’enquête de haute qualité Survey of Consumer Finances a révélé des hausses significatives de la concentration du patrimoine depuis les années 1980 (Wolff, 1995), tout comme la liste des 400 Américains les plus riches du magazine Forbes. Cependant, les données sur l’impôt sur les successions actualisant l’étude de Lampman (1962) n’ont pas suggéré que la concentration des richesses avait connu une telle poussée (Kopczuk et Saez 2004).

La principale faiblesse de ces premières études sur les parts supérieures de la répartition du revenu et des richesses était qu’elles dépendaient du revenu et de la richesse tels qu’ils étaient rapportés dans les déclarations de revenus des particuliers et des successions. Les revenus déclarés peuvent ne pas inclure des éléments importants du revenu tels que les bénéfices non distribués des sociétés qui sont particulièrement importants au sommet. En outre, l’évasion fiscale et l’évitement fiscal peuvent réduire les revenus déclarés par rapport aux revenus réels et l’ampleur de l’évasion fiscale et de l’évitement fiscal peut également varier dans le temps et selon les pays, en fonction de la rigueur de l’application de l’impôt et des possibilités d’évitement fiscal. Pour l’économie américaine, l’énorme écart entre la richesse en plein essor de la liste Forbes 400 et la stagnation des successions des grandes fortunes décédées suggère que l’évitement fiscal et l’évasion fiscale croissants pourraient poser un réel problème (Kopczuk et Saez, 2004).

Certes, une littérature sur l’évasion fiscale et l’évitement fiscal existait, mais elle était rarement connectée à l’analyse des inégalités. Pour les États-Unis, des études d’audits aléatoires effectués par l’Internal Revenue Service (IRS) ont montré que l’ajout d’estimations de revenus échappant à l’impôt déclarés augmente légèrement la concentration des revenus (Johns et Slemrod, 2010).Mais la capacité de l’IRS à mesurer les revenus évadés est limitée, en particulier en ce qui concerne les formes sophistiquées d’évasion utilisées par les riches, comme l’évasion fiscale offshore. Même si de nombreux éléments anecdotiques suggéraient que de nombreux riches cachaient leurs richesses dans des paradis fiscaux pour échapper à l'impôt et que les paradis fiscaux s’étaient mués en un florissant modèle d’affaires, il n'existait aucune preuve quantitative largement applicable sur l'ampleur de l'évasion fiscale offshore avant les premiers travaux de Zucman dans ce domaine (Zucman, 2013).

Une littérature un peu plus importante sur la fiscalité internationale des entreprises a étudié dans quelle mesure les multinationales évitent l’impôt en déclarant leurs bénéfices dans des juridictions à faible fiscalité, souvent les mêmes paradis fiscaux qui s’adressent aux personnes fortunées. Étant donné que les multinationales communiquent des données sur leurs activités à l’étranger, un ensemble de travaux a suggéré que cet évitement fiscal était important (par exemple, Clausing 2009). Pourtant, cette littérature était presque impénétrable pour le non-expert à cause de la complexité des montages d’évitement fiscal, des subtilités des données des cabinets comptables disponibles et de leur manque de fiabilité et peut-être aussi d'une passion des acteurs en question pour le jargon et les détails, ce qui rendait la tâche difficile, sinon impossible pour les autres d’avoir une vue d’ensemble.

L’évasion fiscale offshore


Dans une série d'articles et dans son livre La Richesse cachée des Nations, Zucman a développé des méthodes pour mesurer de manière systématique le patrimoine détenu dans les paradis fiscaux, apportant des informations quantitatives indispensables sur cette importante question. Zucman a mesuré à la fois le montant de richesses cachées dans les paradis fiscaux et la manière par laquelle la propriété de cette richesse est distribuée le long de la répartition du patrimoine.

GRAPHIQUE 1 Le patrimoine offshore en 2007 selon le pays (en % du PIB)

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Il est bien connu qu’il y a une anomalie dans les statistiques internationales sur les titres (c’est-à-dire les actions et obligations négociées sur les marchés) : le passif dépasse l’actif. Selon les statistiques, le monde dans son ensemble est débiteur net (Lane et Milesi-Ferretti, 2007). Zucman (2013) avance que cet écart peut être lié au fait que des ménagères détiennent des actifs patrimoniaux dans les paradis fiscaux. Pour prendre un exemple concret, si un Français détient des actions américaines sur son compte suisse, les Etats-Unis enregistrent un passif vis-à-vis du reste du monde, mais la France n'enregistre aucun actif (les autorités statistiques françaises n'observant pas ces actifs), la Suisse non plus (car ces actions américaines n'appartiennent pas à des résidents suisses et ne constituent donc ni un actif, ni un passif pour la Suisse). Zucman a proposé une méthodologie pour déduire la taille du patrimoine offshore des ménages à travers le monde à partir des anomalies observées dans les données d'investissement mondiales. Cela l’amène à estimer que l’équivalent de 8 % du patrimoine financier des ménages, soit environ 10 % du PIB mondial, est détenu dans les paradis fiscaux.

Annette Alstadsæter, Niels Johannesen et Zucman (2018) ont exploité des données récemment divulguées par un certain nombre de grands centres financiers offshore, notamment la Suisse, le Luxembourg, les îles anglo-normandes et Hong Kong, montrant le montant des dépôts bancaires que les étrangers possèdent dans leurs banques, selon le pays de résidence des étrangers. Grâce à ces données, Alstadsæter et ses coauteurs ont pu répartir entre les pays la richesse offshore mondiale que Zucman (2013) avait trouvée. Alors qu’en moyenne la richesse offshore cachée dans les paradis fiscaux représente 10 % du PIB mondial, ils constatent une grande hétérogénéité entre les pays, comme il l’illustre avec le graphique 1. Les pays scandinaves ne possèdent que l’équivalent de quelques % du PIB en patrimoine offshore, mais ce chiffre s'élève à environ 15 % pour l’Europe continentale et jusqu'à 60 % pour la Russie, les pays du Golfe et un certain nombre de pays d'Amérique latine.

GRAPHIQUE 2 Répartition du patrimoine enregistré versus le patrimoine dissimulé en Scandinavie (en %)

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Même si l’on peut supposer que l’essentiel du patrimoine offshore caché à l’étranger appartient aux riches, il n’y avait guère de travaux empiriques quantifiant cet effet. Alstadsæter, Johannesen et Zucman (2019) a apporté une contribution révolutionnaire dans cette direction en utilisant de nouvelles microdonnées provenant de récentes fuites d’entités financières offshore (les "Panama Papers" et les "Swiss Leaks" de HSBC) et des résultats d’amnisties fiscales, fusionnées avec les revenus et patrimoines déclarés dans les déclarations fiscales en Norvège, en Suède et au Danemark. Les richesses offshore qui ont résulté de telles fuites ou qui ont été déclarées lors des amnisties fiscales sont incroyablement concentrées tout en haut de la distribution. Avec le graphique 2, il décrit la répartition du patrimoine en Scandinavie (Norvège, Suède et Danemark), à l'exclusion des richesses offshore, ainsi que la répartition des richesses détenues chez HSBC et divulguées par les participants d'amnisties fiscales : environ la moitié de cette richesse offshore appartient aux 0,01 % les plus riches, environ les trois quarts appartiennent aux 0,1 % les plus riches et plus de 90 % appartiennent aux 1 % les plus riches.

Depuis ce travail, un certain nombre d’études ont constaté une concentration similaire des richesses dans d’autres contextes en utilisant les divulgations ou amnisties (pour un exemple utilisant des données colombiennes, voir Londoño-Vélez et Ávila-Mahecha, 2021). Par conséquent, il est possible d’utiliser les estimations distributives des pays scandinaves produites par Alstadsæter, Johannesen et Zucman (2019) et de les appliquer à d’autres pays. En utilisant les agrégats par pays du patrimoine offshore détenu par les résidents évoqués ci-dessus, Alstadsæter, Johannesen et Zucman (2018) ont pu évaluer comment la concentration des richesses change lorsque le patrimoine offshore est inclus. L’ajout du patrimoine offshore n’a qu’un impact modeste pour les États-Unis, où la richesse est déjà très concentrée et où le patrimoine offshore est assez faible : elle augmente la part de richesse des 0,01 % les plus riches de moins d’un point de pourcentage. Néanmoins, les effets sont bien plus larges dans de nombreux pays européens où le patrimoine est moins concentré et où le patrimoine offshore est plus important ; par exemple, cela fait passer la part du patrimoine détenue par les 0,01 % les plus riches au Royaume-Uni de 2,7 à 4,4 % (moyenne sur 2000-2009). L’effet peut être vraiment spectaculaire dans les pays où d’énormes richesses sont cachées à l’étranger : en Russie, la part du patrimoine des 0,01 % les plus riches fait plus que doubler, en passant de 5 à 12,5 %.

Cette analyse distributive du patrimoine offshore a également montré que l’évasion fiscale au sommet de la répartition est nettement plus importante qu’on ne le pensait jusqu’alors. Les preuves venues de Scandinavie dans l’article d’Alstadsæter, Johannesen et Zucman (2019) impliquent que les 0,01 % Scandinaves les plus riches font évader environ 25 % de leurs impôts, alors que les audits conventionnels suggèrent des taux d'évasion inférieurs à 5 % parce qu'ils ne captent pas le patrimoine offshore. John Guyton, Patrick Langetieg, Daniel Reck, Max Rischapplique et Zucman (2021) ont appliqué ces résultats aux États-Unis. Ils montrent que la prise en compte des techniques d’évasions fiscales sophistiqués comme la dissimulation de richesses à l’étranger, qui ne peuvent pas être détectées par les études d’audit aléatoires de l’IRS utilisées pour estimer l’évasion fiscale par groupes de revenus, change considérablement le tableau de l’évasion fiscale le long de la répartition du revenu. A la place d’une tendance assez uniforme des revenus non déclarés par groupe de revenus comme le suggèrent les études de l’IRS, les revenus non déclarés en proportion du revenu réel passent de 7 % dans la moitié inférieure de la répartition des revenus à plus de 20 % pour les 1 % les mieux rémunérés. Par conséquent, le revenu qui devrait être déclaré dans les déclarations fiscales américaines est plus concentré que le revenu déclaré dans les déclarations de revenus.

L’évitement fiscal des multinationales


Un deuxième volet des travaux de Gabriel quantifie l’évitement fiscal des multinationales via les paradis fiscaux. Les multinationales peuvent utiliser diverses stratégies comptables pour maximiser la part de leurs bénéfices déclarée dans les paradis fiscaux, où les profits ne sont que faiblement imposés, voire pas du tout. De cette façon, les entreprises peuvent minimiser la part de leurs bénéfices déclarée dans les pays à forte fiscalité, qui sont généralement de grands pays riches où l’essentiel de l’activité économique réelle se déroule. C’est considéré comme de l’évitement fiscal (par opposition à l’évasion fiscale évoquée ci-dessus), car ces stratégies ne constituent pas une fraude pure : elles sont conçues par des comptables fiscaux, puis vigoureusement défendues lorsqu’elles sont contestées par les autorités fiscales. Toutefois, l’évasion fiscale et l’évitement fiscal sont étroitement liés, parce que la frontière entre l’évitement fiscal agressif qui gagne devant les tribunaux et l’évasion fiscale qui perd et bascule dans le territoire de l’évasion fiscale est mince.

Le sujet important de l’évitement fiscal des multinationales avait fait antérieurement l’objet de recherches universitaires dans la littérature sur la fiscalité internationale, mais la complexité des détails institutionnels compliquait leur tâche. Dans une première contribution, qui reste probablement la contribution la plus simple et la plus pédagogique pour comprendre la situation dans son ensemble, Zucman (2014) a construit des statistiques simples illustrant l'énorme essor du transfert de profits par les multinationales américaines vers les paradis fiscaux : dans les années 2010, plus de la moitié des profits étrangers déclarés par les multinationales américaines l’ont été dans les paradis fiscaux. Thomas Tørsløv, Ludvig Wier et Zucman (2023) ont mobilisé de nouvelles données macroéconomiques relatives aux multinationales mondiales et leurs opérations à l’étranger, connues sous le nom de "statistiques sur les filiales étrangères". Cette étape leur a permis de fournir une première quantification globale et granulaire du transfert de profits, avec des estimations bilatérales du montant de bénéfices transférés d'un pays A vers n’importe quel paradis fiscal B. Leur analyse révèle qu'à l'échelle mondiale, 36 % des bénéfices des multinationales déclarés à l’étranger finissent dans les paradis fiscaux et que les multinationales américaines sont particulièrement agressives et déplacent presque deux fois plus largement leurs profits que les autres multinationales (environ 50 % de leurs bénéfices à l’étranger, contre environ 30 % pour les multinationales non américaines). L’article fournit une nouvelle base de données internationales complète sur le transfert de bénéfices, disponible en ligne sur missingprofits.world, et fournit également des versions révisées de statistiques officielles telles que le PIB et les balances commerciales corrigées pour tenir compte de ce transfert de bénéfices.

Une autre contribution importante de Tørsløv, Wier et Zucman (2023) a été de montrer que les opérations des multinationales dans les paradis fiscaux semblent être plus rentables que les entreprises locales dans ces mêmes paradis fiscaux, ce qui suggère clairement que les bénéfices déclarés dans les paradis fiscaux ne représentent pas une activité économique réelle se déroulant dans ces paradis fiscaux, mais plutôt des profits papier qui sont transférés à des fins de minimisation fiscale. Gabriel a donné une illustration simple de ce phénomène dans le graphique 3, qui montre l'évolution des bénéfices comptabilisés, du capital corporel détenu et des salaires payés par les multinationales américaines dans les paradis fiscaux depuis 1965, en fraction des profits, du capital et des salaires étrangers des multinationales américaines à l’étranger (c’est-à-dire en dehors des États-Unis). La ligne des profits montre que plus de la moitié des profits étrangers des multinationales américaines sont désormais comptabilisés dans les paradis fiscaux.

GRAPHIQUE 3 Capital, profits et salaires des filiales américaines dans les paradis fiscaux (en % du capital, des profits et des salaires des filialies)

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Cependant, seulement 20 % environ du capital corporel déployé à l’étranger par les multinationales américaines le sont dans des paradis fiscaux. De plus, seulement 10 % de la masse salariale étrangère des multinationales américaines sont destinés aux travailleurs situés dans les paradis fiscaux. Par conséquent, la production réelle, incluant la recherche-développement, les services de conception ou les services de gestion, comptables et juridiques, ne se déplace pas substantiellement dans les paradis fiscaux, car de tels déplacements créeraient une importante masse salariale dans les paradis fiscaux, chose que l’on n’observe pas dans les données. Pour le dire simplement, les profits papier se déplacent dans les paradis fiscaux, alors que l’activité économique réelle, sous la forme de capital corporel réel et de travailleurs, s’y déplace beaucoup moins. Cet ensemble de résultats a eu un impact très important sur la littérature sur la fiscalité internationale. Cette dernière s'est focalisée sur les modèles de concurrence fiscale dans lesquels les pays réduisent leurs taux d'imposition pour se concurrencer pour l’activité économique réelle, alors que la réalité de la concurrence fiscale est que les pays sont en concurrence entre eux pour devenir le centre financier des profits papier.

Mesurer les hauts revenus et les grandes fortunes


Le dernier volet des recherches de Zucman dont je parlerai concerne la mesure des hauts revenus et des grandes fortunes. En fin de compte, mesurer la richesse cachée et les profits transférés vise à mieux comprendre le patrimoine et les revenus des riches, ainsi que les impôts qu’ils paient réellement. Ce sont des questions d’une importance fondamentale dans toute société.

Les inégalités de richesse


Alors que de nombreuses sources d’information sont disponibles concernant les inégalités de revenus aux États-Unis, on en sait beaucoup moins sur le patrimoine. Après tout, les États-Unis n’ont pas (encore) d’impôt sur la fortune qui fournirait systématiquement de telles informations. Les listes des riches, comme Forbes 400, ainsi que les données de l’Enquête sur les finances des consommateurs nous ont indiqué que la concentration du patrimoine aux États-Unis avait augmenté, alors que les données sur l’impôt sur les successions suggèrent que ce n’était pas le cas. Saez et Zucman (2016) ont progressé sur cette question en appliquant une autre méthode d’estimation du patrimoine : la méthode de capitalisation des revenus. Nous en savons beaucoup sur les revenus du capital générés par le patrimoine, car ces revenus sont généralement imposables. La méthode de capitalisation cherche à déduire la richesse des revenus du capital. Dans sa forme la plus simple, la méthode suppose que le taux de rendement du patrimoine est uniforme au sein de chaque classe d’actifs.

GRAPHIQUE 4 Part du patrimoine national détenue par les 1 % les plus riches aux Etats-Unis (en %)

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Étant donné que la concentration des flux de revenus du capital, tels que les dividendes, les plus-values, les intérêts ou les bénéfices des entreprises, ont fortement augmenté, la méthode de la capitalisation révèle que la richesse a également fortement augmenté au cours des dernières décennies. Le graphique 4 (reproduit à partir de l’article de Saez et Zucman, 2020) représente la part du patrimoine des 1 % les plus riches de l'économie américaine en utilisant la méthode de capitalisation depuis 1913 et la compare à la part de richesse des 1 % les plus riches d'après les comptes financiers distributionnels de la Réserve fédérale qui se basent sur des données de l’Enquête sur les finances des consommateurs depuis 1989 (avec de légers ajustements pour rendre les séries de la Fed directement comparables en termes de définition de la richesse et de la configuration familiale). Les deux séries indiquent une forte augmentation de la part du patrimoine des 1 % les plus riches : celle-ci passe d'environ 25 % vers 1980, un faible niveau de concentration des richesses par rapport aux normes historiques et internationales, à près de 40 % ces dernières années, un niveau très élevé pour une économie avancée dans un pays démocratique. Pour une étude récente sur les inégalités de richesse dans le temps et entre les pays, voir Saez et Zucman (2020). De toute évidence, la méthode de capitalisation nécessite de nombreuses hypothèses qui ont été débattues dans des travaux ultérieurs, ce qui a conduit à une révision et amélioration des estimations (Chancel et alii, 2022). En particulier, Smith, Zidar et Zwick (2023) ont utilisé des données fiscales internes plus granulaires et des hypothèses alternatives, mais aboutissent en définitive à des résultats remarquablement similaires.

Les inégalités de revenus


Zucman a aussi contribué à la mesure des inégalités de revenus. Piketty et Saez (2003), à partir de statistiques fiscales individuelles, ont constaté que la concentration des revenus déclarés a considérablement augmenté depuis les années 1970, comme le montre le graphique 5, à partir d’estimations mises à jour jusqu’en 2021 : la part de revenu déclarée des 1 % les plus riches a plus que doublé, passant de 8 % dans les années 1970 à plus de 20 % ces dernières années. La concentration des revenus déclarés a atteint un niveau record en 2021, avec une part du centile supérieur de 24 %, la forte reprise après la pandémie de COVID-19 ayant fait grimper les prix des actifs et les plus-values réalisées. Néanmoins, le revenu déclaré représente environ les deux tiers de l’ensemble du revenu national gagné par les résidents américains. Les profits non distribués des entreprises, les avantages sociaux des salariés tels que l'assurance maladie et l'évasion fiscale ne sont pas inclus dans les revenus déclarés. En outre, la part du revenu national provenant des comptes nationaux du revenu et du produit rapportés dans les données relatives à l’impôt sur le revenu des particuliers a diminué, passant de 70 % à la fin des années 1970 à environ 60 % ces dernières années (Saez et Zucman, 2020). L’écart est encore plus grand dans les données tirées d’enquêtes, telles que la Current Population Survey, qui ne rendent pas bien compte des revenus les plus élevés. Par conséquent, les mesures des inégalités qui utilisent les revenus déclarés ou les données d’enquête ne sont pas cohérentes avec les mesures macroéconomiques de la croissance économique.

GRAPHIQUE 5 Part du revenu national allant aux 1 % les mieux rémunérés aux Etats-Unis (en %)

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Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Zucman (2018) ont lancé la "comptabilité nationale distributionnelle", qui vise à répartir l’ensemble du revenu national entre les centiles de la répartition des revenus aux États-Unis. Le revenu national est conceptuellement la définition la plus large de tous les revenus économiques reçus par les résidents du pays. À partir des déclarations de revenus des particuliers, toutes les formes de revenus qui font partie du revenu national, mais qui ne sont pas incluses dans le revenu déclaré au fisc, sont imputées et ajoutées. Le graphique 5 représente la part correspondante avant impôt des 1 % les mieux rémunérés. La forme en U de l’évolution des inégalités de revenus au fil du temps persiste, mais elle est légèrement atténuée par rapport aux séries de revenus rapportés par Piketty et Saez (2003). Depuis les années 1970, la part des 1 % les plus riches a encore doublé, passant d'environ 10 % du revenu national à environ 20 % ces dernières années. Il faut s’attendre à un effet modeste des revenus manquants sur les inégalités, étant donné que les revenus déclarés représentent encore environ les deux tiers du revenu national. Comme l’ont expliqué Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman (2019), il faudrait une égalisation extrême, et donc hautement irréaliste, des revenus non déclarés pour compenser l’augmentation visible et vraiment spectaculaire de la concentration des revenus déclarés illustrée avec le graphique 5.

Le revenu national distributionnel peut être utilisé pour mesurer la façon par laquelle la croissance macroéconomique est répartie entre groupes de revenus. Pour l’économie américaine, ce qui ressort est le changement radical survenu depuis 1980. De la fin de la Seconde Guerre mondiale à 1980, la croissance des revenus a été à peu près la même dans chaque centile de la répartition des revenus, si ce n’est un peu plus faible pour le centile supérieur. La croissance économique soulevait véritablement tous les bateaux ; les taux de croissance macroéconomique nous indiquaient comment les revenus augmentaient tout du long de l’échelle économique. Mais depuis 1980, la croissance économique a été asymétrique : pratiquement aucun gain de revenus en termes réels pour les 50 % les plus pauvres, une solide croissance des revenus comparable au taux de croissance global ou supérieure à celui-ci pour les 10 % les plus riches, et une croissance énorme des revenus pour les 1 % les plus riches. Les comptes nationaux distributionnels peuvent également être utilisés pour considérer le revenu après impôts et transferts. L'expansion des transferts sous conditions de ressources a soutenu les groupes à faible revenu, mais la grande majorité de ce soutien est en nature, en particulier l'assurance maladie Medicaid et Medicare. Le revenu monétaire disponible des 50 % les plus pauvres n’a pas suivi le rythme de la croissance économique et a à peine augmenté en termes réels depuis 1980 (Saez et Zucman, 2020). Ces dernières années, les données montrent que les transferts exceptionnellement généreux de 2020 et 2021 liés à la pandémie de COVID-19 ont considérablement augmenté les revenus disponibles des 50 % les plus pauvres, mais seulement temporairement, la majeure partie de ce soutien supplémentaire ayant disparu début 2023.

La méthodologie des comptes nationaux distributionnels a été appliquée à un large éventail de pays (Saez et Zucman, 2020). Elle a produit des séries sur les inégalités de revenus et de patrimoine qui sont également mises à la disposition du public dans un format accessible via la base de données du Laboratoire sur les inégalités mondiales, disponible en ligne, que Zucman a contribué à créer en tant que cofondateur. (...)

Conclusion


Parce que le travail de Zucman a été si novateur et pertinent (en fait, il est au centre de bon nombre des débats de politique fiscale les plus controversés d’aujourd’hui), il n'a pas été sans susciter des crispations. Certains l’ont décrit comme dépeignant une vision exagérée des inégalités et de l’injustice fiscale. En réalité (et j’ai été témoin du processus), ce sont les données qui ont radicalisé Zucman, et non l’inverse. Il en va de même pour Thomas Piketty et pour moi : c’est la visibilité croissante de la montée des inégalités et de leurs coûts qui nous a amenés à envisager des solutions politiques plus ambitieuses.

Mais une autre forme de radicalisme est plus spécifique à Zucman. Piketty et moi avons commencé nos carrières de chercheurs avec des travaux théoriques bien ancrés dans le cadre néoclassique dominant, comme la théorie de la fiscalité optimale et les modèles d’économie politique, qui nous ont valu une grande adhésion de la part de la profession. Au cours de sa formation, Zucman a été davantage influencé par une autre tradition intellectuelle : celle des grands spécialistes britanniques des sciences sociales empiriques des siècles derniers, notamment Gregory King au dix-septième et au début du dix-huitième siècle, Charles Booth à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, Richard Stone au milieu du vingtième siècle et plus récemment Anthony Atkinson, qui voulaient utiliser les statistiques économiques pour comprendre (et réformer) la société, une tradition qui a prospéré bien avant l’économie néoclassique. Pour les questions qui intéressaient Zucman, il ne voyait pas la nécessité de s’encombrer du poids de l’appareil néoclassique. Son approche méthodologique, renouant avec cette tradition britannique et l'appliquant aux questions d'actualité (comme l'arithmétique de l'évasion fiscale internationale et la montée de la concentration extrême des richesses) était radicale et risquée pour un universitaire moderne, mais aussi fructueuse : risquée, parce qu’elle a suscité la colère des économistes qui se sont sentis sur la défensive face à ce nouveau travail empirique qui contournait la théorisation dominante (ou pire, qui montrait que cette théorisation pouvait davantage obscurcir qu’éclairer la réalité) ; et fructueuse, car elle a permis à Zucman de voir des problèmes clés avec un regard neuf et de réaliser ainsi de véritables progrès.

Mon collègue David Card, ancien médaillé Clark, a montré il y a longtemps que le salaire minimum ne réduit pas toujours l’emploi (Card et Krueger, 1994) et il a été mis au pilori par ceux qui ne pouvaient apparemment raisonner qu’en termes de marché du travail concurrentiel standard, où un tel résultat est impossible. David Card a été tellement blessé par cette expérience qu’il s’est juré de ne plus jamais travailler sur le salaire minimum. Zucman a suivi une stratégie différente. Il a écouté ses critiques et il a continué de s'engager dans de longs échanges et à intégrer des points pertinents (Saez et Zucman, 2020). Ses séries de données sur le patrimoine offshore, le transfert de profits, les inégalités aux États-Unis et la richesse mondiale sont toutes régulièrement mises à jour, intégrant de nouvelles sources de données, des méthodologies raffinées et des enseignements tirés du corpus grandissant de travaux portant sur ces questions, une approche véritablement unique dans une profession cherchant davantage à publier des articles plutôt qu’à générer et actualiser des données et elle témoigne du sérieux de son approche. Ce travail révolutionnaire et méticuleux a changé la façon par laquelle la recherche économique est faite en montrant qu’une mesure précise de questions importantes mais complexes peut avoir un impact important. Il a déjà inspiré de nombreux jeunes chercheurs à suivre ses traces et il en inspirera sans aucun doute bien d’autres. »

Emmanuel Saez, « Gabriel Zucman: Winner of the 2023 Clark medal », in Journal of Economic Perspectives, vol. 38, n° 2, 2024. Traduit par Martin Anota



Références


ALSTADSÆTER, Annette, Niels JOHANNESEN & Gabriel ZUCMAN (2018), « Who owns the wealth in tax havens? Macro evidence and implications for global inequality », in Journal of Public Economics, vol. 162. (lien)

ALSTADSÆTER, Annette, Niels JOHANNESEN & Gabriel ZUCMAN (2019), « Tax evasion and inequality », in American Economic Review, vol. 109, n° 6. (lien)

BARAKÉ, Mona, Paul-Emmanuel CHOUC, Therese NEEF & Gabriel ZUCMAN (2022), « Revenue effects of the global minimum tax under pillar two », in Intertax, vol. 50, n° 10. (lien)

CHANCEL, Lucas, Thomas PIKETTY, Emmanuel SAEZ & Gabriel ZUCMAN (2022), The World Inequality Report 2022, Harvard University Press. (lien)

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WRIGHT, Thomas & Gabriel ZUCMAN (2018), « The exorbitant tax privilege », NBER, working paper, n° 24983. (lien)

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ZUCMAN, Gabriel (2014), « Taxing across borders: Tracking personal wealth and corporate profits », in Journal of Economic Perspectives, vol. 28, n° 4. (lien)



Aller plus loin sur l'évasion fiscale et la fiscalité internationale :

« Petite cartographie de l’évasion fiscale »

« Evasion fiscale et inégalités de richesse »

« Qui place sa richesse dans les paradis fiscaux ? »

« Les profits perdus des nations »

« Le privilège (fiscal) exorbitant des Etats-Unis »

« L’explosion des profits transférés dans les paradis fiscaux »

« La mondialisation a-t-elle affecté la taxation du travail et du capital ? »



... sur les inégalités de revenu et de patrimoine :

« Le retour du capital »

« Comment la répartition du patrimoine a-t-elle changé depuis un siècle aux Etats-Unis ? »

« Comment les inégalités de revenu ont évolué depuis un siècle aux Etats-Unis ? »

« Etats-Unis : le triomphe de l'inégalité »

« Comment ont évolué les répartitions nationales du revenu et du patrimoine depuis un siècle ? »

« Les inégalités de richesse dans le monde »

dimanche 12 mai 2024

Les liens de la semaine

Environnement et resources naturelles

  • Réchauffement climatique : avril a été le deuxième mois le plus chaud jamais enregistré en Europe (Le Monde)
  • Biodiversité : le quinquennat des renoncements (Alter éco)
  • L’opinion des Françaises et des Français sur les questions environnementales (Sciences Po Grenoble)
  • Comment la technologie peut-elle contribuer à limiter le changement climatique ? (CNRS)
  • Croissance, décroissance : de quoi parle-t-on ? (Freakonometrics)


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Croissance, fluctuations et crises

  • Développement des pays pauvres : le risque d’une "décennie perdue" (Alter éco)
  • Pour redresser les finances publiques de la France, il faudrait à la fois des gains de productivité plus élevés et un supplément de demande (Patrick Artus)
  • Pourquoi les économies deviennent-elles plus capitalistiques ? (Patrick Artus)


Inflation


Marchés et entreprises

  • Atos, une faillite collective (Le Monde)
  • Total en Amérique : entre argent, climat et politique (Alter éco)


Economie internationale


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Finances publiques

  • L’effet négatif essentiel des déficits publics : un effet d’éviction de l’investissement conduisant à un recul de la croissance potentielle (Patrick Artus)


Inégalités et justice sociale

  • Logement social : ceux qui dépassent le plafond doivent-ils prendre la porte ? (Alter éco)
  • Le mérite à l’épreuve du comparatisme (La Vie des idées)


Travail, emploi, chômage


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Politique

  • Inquiétante violence politique en Allemagne (Le Monde)
  • Des eurodéputés payés par des lobbys ? Derrière l’exagération de Manon Aubry, la question des activités parallèles des élus (Le Monde)
  • Oui à la proportionnelle mais laquelle? (Gérard Grunberg)
  • Arroser les œillets d’avril. Le 50e anniversaire de la révolution portugaise (La Vie des idées)


Mobilisations collectives

  • Mouvement étudiant pour Gaza : entre mobilisation et polémiques (The Conversation)
  • Protestations pro-palestiniennes: les nerfs à vif de la jeunesse étudiante (Télos)
  • Comment résistent les Amérindiens ? (La Vie des idées)





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lundi 6 mai 2024

Économie de l’IA générative

« L'intelligence artificielle (IA) n'est pas un nouveau champ. Le terme a été inventé en 1956, mais ce n’est que récemment que ce champ a commencé à avoir des effets significatifs sur l’économie.

La recherche dans le domaine de l’IA a traversé trois époques. Les premiers travaux se focalisaient principalement sur les systèmes symboliques avec des règles et des instructions codées à la main. Dans les années 1980, les systèmes experts, constitués de centaines ou de milliers de règles "si… alors..." tirées d’entretiens avec des experts humains, aidaient à diagnostiquer des maladies et à formuler des recommandations en matière de crédit, mais avec un succès commercial limité.

Ensuite, l’attention s’est portée sur les systèmes d’apprentissage automatique, y compris les systèmes "d’apprentissage supervisé" formés pour réaliser des prédictions en se basant sur de larges bases de données d’exemples étiquetés par des humains. À mesure que la puissance de calcul augmentait, les algorithmes d’apprentissage profond devenaient de plus en plus efficaces, ce qui a entraîné une explosion de l’intérêt pour l’IA dans les années 2010.

Plus récemment, des modèles encore plus larges utilisant des systèmes non supervisés ou autosupervisés sont devenus un sujet majeur du champ. Les grands modèles de langage (large-language models, LLMs), formés à partir de massives quantités de textes pour simplement prédire le mot suivant dans une séquence, ont étonné le public avec leur capacité à produire des résultats significatifs et remarquables. Ces systèmes se sont montrés capables de surpasser les humains pour un éventail croissant de tâches intensives en connaissances, par exemple passer l'examen du barreau. En outre, des études montrent que l’accès aux grands modèles de langage et à d’autres types d’outils d’IA générative peut aider les travailleurs à améliorer leurs propres performances.

Au cours de l’année écoulée, un nombre croissant de travaux ont exploré comment les nouveaux outils d’IA peuvent influencer la productivité dans des applications aussi diverses que le codage, la rédaction et le conseil en gestion.

Dans le cadre d'une étude réalisée avec Lindsey Raymond, nous avons analysé les effets de l'IA générative sur la productivité des travailleurs dans le contexte du support technique client (Brynjolfsson, Li et Raymond, 2023). Notre étude se basait sur les données relatives à plus de 5.179 agents, dont environ 1.300 avaient un accès à un assistant basé sur un grand modèle de langage qui fournissait des suggestions en temps réel pour communiquer avec les clients. Le système, formé sur des millions d'exemples de conversations réussies et non, a fourni des suggestions que les agents pouvaient utiliser, adapter ou rejeter. L'outil a été déployé par étapes, ce qui a permis d’observer ses effets causaux dans un cadre quasi expérimental.

Nous avons constaté des améliorations significatives de la productivité des travailleurs, telle qu’elle est mesurée par le nombre de problèmes clients que les travailleurs résolvent par heure. En quatre mois, les agents traités étaient plus performants que les agents non traités qui étaient en poste depuis deux fois plus longtemps, voire davantage.

En moyenne, la productivité des travailleurs a augmenté de 14 %. Ces gains étaient concentrés parmi le quintile inférieur des travailleurs, qu'ils soient classés selon l'expérience ou la productivité antérieure ; dans ce quintile, les gains de productivité ont atteint jusqu'à 35 %. En revanche, le quintile supérieur a connu des gains de productivité négligeables et même, dans certains cas, de légères diminutions de la qualité des conversations, telle qu’elle est mesurée par la satisfaction des clients. Cela reflète la manière par laquelle le système est formé : en observant des conversations réussies, le système s'est révélé capable de glaner le comportement des agents les plus compétents et de transmettre ces comportements sous forme de suggestions aux travailleurs novices.

Le système a-t-il déqualifié la main-d’œuvre ? Une autre expérience naturelle suggère que non. Comme avec la plupart des grands systèmes, il y avait des pannes occasionnelles lorsque le système devenait inopinément indisponible. Les travailleurs qui avaient auparavant utilisé le système devaient désormais répondre à des questions sans y avoir accès et, malgré cela, ils ont continué de surpasser ceux qui n'avaient jamais utilisé le système. Cela suggère que le système les a aidés à apprendre les réponses et à les retenir.

Nos résultats suggèrent que les technologies d’IA générative pourraient profiter particulièrement aux travailleurs situés aux niveaux inférieurs ou intermédiaires de la répartition des qualifications, contrairement aux vagues précédentes de technologies d’information qui ont largement profité aux travailleurs les plus qualifiés. En s’appuyant sur ces résultats et sur d’autres également, David Autor voit dans les récentes vagues d’IA une opportunité pour reconstruire la classe moyenne en augmentant la valeur de la production de son travail (Autor, 2024).

Les avancées en matière de technologies d’IA et de conception algorithmique peuvent apporter des améliorations au-delà des mesures directes de productivité. Par exemple, nous avons constaté dans notre étude que l’assistance de l’IA améliore l’expérience de travail des agents traités, telle qu’elle est mesurée à partir des transcriptions de conversations : les clients parlaient plus gentiment aux agents et ils étaient moins susceptibles de demander à parler à un superviseur. Ces effets étaient probablement dus à la fois à l'amélioration des compétences sociales des agents et à un accès accru aux connaissances techniques grâce à l'assistance par chat.

En effet, il y a de plus en plus d’éléments suggérant que les outils d’IA générative peuvent surpasser les humains dans un domaine traditionnellement considéré comme une source de force pour les humains relativement aux machines : l’empathie et les compétences sociales. Une étude des réponses des médecins aux questions de patients a montré qu'un chatbot basé sur un large-language model fournissait des réponses plus détaillées, de meilleure qualité et dix fois plus susceptibles d'être considérées comme empathiques (Ayers et al., 2023).

Finalement, les innovations dans les systèmes d’IA pourraient améliorer davantage le fonctionnement des outils d’IA actuels. Par exemple, Li, Raymond et Peter Bergman (2020) ont exploré comment la conception d'algorithmes peut améliorer la qualité des décisions d'entretien lors de l’embauche de services professionnels. Ils constatent que même si les systèmes d'apprentissage supervisé traditionnels (qui recherchent des travailleurs collant aux schémas historiques de réussite dans les données de formation de l'entreprise) sélectionnent des travailleurs de meilleure qualité par rapport à l'embauche humaine, ils sont également beaucoup moins susceptibles de sélectionner des candidats noirs ou hispaniques. En revanche, l’apprentissage par renforcement et les modèles de bandits contextuels (qui valorisent l’apprentissage à propos des travailleurs qui ne sont traditionnellement pas représentés dans les données de formation de l’entreprise) sont capables d’apporter des améliorations similaires à la qualité des travailleurs tout en répartissant plus largement les opportunités d’emploi.

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Alors que les effets de l’IA sur la productivité et les pratiques de travail sont désormais évidents non seulement dans un certain nombre de cadres expérimentaux mais également dans les applications professionnelles, il leur faudra peut-être plus de temps pour apparaître dans les statistiques agrégées. Brynjolfsson, Daniel Rock et Chad Syverson (2017) ont discuté d'un ensemble de raisons pour lesquelles les effets de l'IA pourraient ne pas modifier rapidement les chiffres de productivité agrégées.

D’une part, la productivité du travail est généralement définie comme le PIB par heure travaillée. Mais le PIB tel qu’il est traditionnellement mesuré peut manquer plusieurs bénéfices de l'économie numérique, qui crée des biens gratuits et les rend plus largement disponibles tout en améliorant la qualité, la variété ou la commodité des biens existants (…) (Brynjolfsson et al., 2019).

En outre, les technologies à usage général comme l’IA sont susceptibles de connaître un décalage entre leur adoption initiale et les améliorations observables de la productivité. Dans une deuxième étude, Brynjolfsson, Rock et Syverson (2021) ont modélisé cette "courbe en J de la productivité". Comme pour d’autres types de technologies d’information, la phase initiale de l’adoption de l’IA se caractérise par des investissements complémentaires chronophages, notamment le réalignement des processus d’entreprise, l’intégration de nouvelles technologies dans les flux de travail existants et la requalification de la main-d’œuvre. Comme l'ont souligné Brynjolfsson et Lorin Hitt (2000), ces ajustements sont coûteux et peuvent créer de précieux actifs incorporels, mais ni les coûts ni les bénéfices ne sont généralement pris en compte lorsque l’on mesure la production d'une entreprise. Par conséquent, la productivité, telle qu’elle est conventionnellement mesurée, peut initialement être perçue comme stagnante, voire en baisse. Cependant, à mesure que ces compléments technologiques et organisationnels sont mis en œuvre, les gains de productivité de l’IA commencent à se matérialiser, marqués par une trajectoire ascendante de la courbe en J.

Le modèle de la courbe en J de la productivité implique que les indicateurs de productivité peuvent échouer à capturer l'étendue des bénéfices au cours des premières étapes de l'adoption de l'IA, ce qui se traduit par une sous-estimation du potentiel de l'IA.

Les effets économiques que l’IA générative manifestera en définitive dépendront non seulement de sa propension à stimuler la productivité et à modifier le travail dans des cas spécifiques, mais également de la proportion de l’économie qu’elle est susceptible d’affecter. Comme le notent Daron Acemoglu et Autor (2010), les professions peuvent être décomposées en tâches spécifiques. En appliquant cette idée, Brynjolfsson, Tom Mitchell et Rock (2018) ont examiné 18.156 tâches dans la taxonomie O-NET et ils ont constaté que la plupart des professions incluent au moins certaines tâches qui pourraient être automatisées ou augmentées par l'apprentissage automatique, même si une refonte importante serait en général nécessaire pour exploiter tout le potentiel de la technologie. En s'appuyant sur ces travaux, Tyna Eloundou, Sam Manning, Pamela Mishkin et Rock (2023) ont estimé qu'environ 80 % de la main-d'œuvre américaine pourrait voir au moins 10 % de ses tâches être soit automatisées, soit augmentées par l'introduction des large-language models, tandis qu'environ 19 % des travailleurs pourraient voir au moins la moitié de leurs tâches être affectées.

Le théorème de Hulten stipule que l'on peut obtenir une approximation de premier ordre des effets d'une technologie sur la productivité en multipliant la part de l'économie affectée avec son impact moyen sur la productivité. Des éléments empiriques suggèrent que le potentiel impact sur la productivité et la part de l’économie potentiellement affectée sont significatifs dans le cas de l’IA générative, ce qui suggère que les effets pourraient être en définitive substantiels, même si, comme l’implique la courbe en J de la productivité, ils pourraient prendre un certain temps avant de se matérialiser (Baily, Brynjolfsson et Korinek, 2023).

Le champ même de l’économie n’est pas immunisé contre les effets de l’IA générative. Les étudiants en économie utilisent ces outils pour leurs devoirs, ce qui nécessite de repenser les méthodes d'enseignement. Nous et nos collègues utilisons ces outils pour faciliter la recherche et la rédaction ; nous avons utilisé des large-language models pour nous aider dans certains aspects de la préparation de cet article. Anton Korinek (2013) a décrit six façons par lesquelles les large-language models peuvent aider les économistes : l'idéation et le retour, la rédaction, la recherche de base, l'analyse de données, le codage et les dérivations mathématiques. Jens Ludwig et Sendhil Mullainathan (2023) vont plus loin en montrant que les modèles d’IA peuvent être utilisés pour rendre plus systématique la première étape du processus scientifique, à savoir la génération d’hypothèses. (...)

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Comme l’expliquent Brynjolfsson et Gabriel Unger (2023), d’importants choix politiques émergent en ce qui concerne les effets de l’IA sur la productivité, la concentration sectorielle et les inégalités. Par exemple, sur la question des inégalités, la distinction entre la technologie utilisée pour l’automatisation versus l’augmentation ou, plus formellement, entre l’IA qui se substitue au travail et l'IA qui lui est complémentaire peut avoir des effets significatifs sur la répartition des revenus et le pouvoir de négociation. Brynjolfsson (2022) a affirmé que l’une ou l’autre de ces approches peut stimuler la productivité, mais il a noté que le fait de se concentrer sur une IA semblable à un humain peut conduire à un "piège de Turing" en réduisant le pouvoir de négociation des travailleurs. À mesure que l’IA gagne en puissance, il devient de plus en plus impérieux de mener des études économiques pour mieux comprendre comment exploiter ses avantages tout en atténuant ses risques. »

Erik Brynjolfsson & Danielle Li, « The economics of generative AI », NBER, The Reporter, avril 2024. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Quel sera l’impact de l’IA sur la croissance économique ? »

« Les robots, les intelligences artificielles et le travail »

« L’intelligence artificielle et le nouveau paradoxe de la productivité »

dimanche 5 mai 2024

Les liens de la semaine

Environnement et ressources naturelles

  • A qui profite le greenbashing ? (Alter éco)
  • "Le productivisme est omniprésent dans l’histoire agricole française" (Reporterre)
  • Mesurer les enjeux du changement climatique dans les territoires (INSEE)
  • La "génération climat" n’existe pas (Xavier Molénat)


Croissance, fluctuations et crises

  • L’amorce d’une reprise (OCDE)
  • Le PIB croît modérément (+0,2 %) au premier trimestre 2024 (INSEE)
  • Bonne surprise sur le PIB français au premier trimestre (Philippe Waechter)
  • Dynamique vertueuse en zone Euro (Philippe Waechter)
  • Chacun des quatre plus grands pays de la zone euro a des problèmes structurels graves (Patrick Artus)


GRAPHIQUE PIB français en volume (en euros, aux prix de l'année précédente chaînés)

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source : INSEE (2024)

Marchés et concurrence

  • La publicité en ligne, premier moteur de richesse de Google (Alter éco)
  • Comment Google vassalise des pans entiers de l’économie (Alter éco)
  • L’empire Google peut-il être démantelé ? (Alter éco)
  • "L’impérialisme, c’est l’interaction du Capital et de l’Etat !" (Claude Serfati)


Innovation

  • Innovation : sortir l’Europe du piège de la moyenne technologie (Emmanuel Combe)


Finances publiques

  • Quand les finances publiques dérapent… aux États-Unis (OFCE)
  • Le bouclier tarifaire a-t-il plombé les finances publiques ? (Alter éco)
  • "La manière de présenter la dette publique est rhétorique, voire fallacieuse" (Philippe Askenazy)


Monnaie et finance

  • Et si la Réserve fédérale ne baissait pas ses taux d’intérêt ? (Patrick Artus)
  • Dans un monde bouleversé, le ciblage d’inflation est-il encore pertinent ? (Philippe Waechter)


GRAPHIQUE Évolutions de l'indice des prix à la consommation en France (en %)

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source : INSEE (2024)

Commerce international

  • L’Europe doit-elle revoir ses accords de libre-échange ? (Alter éco)
  • Les agriculteurs canadiens mitigés sur le CETA (Alter éco)


Europe

  • Les nouveaux défis de l’Europe (Philippe Waechter)
  • L’Union européenne peut-elle être autre chose qu’un carcan budgétaire ? (Alter éco)
  • Les conséquences économiques du Brexit pour le Royaume-Uni (Trésor)
  • La réindustrialisation, un défi européen à relever en commun (Le Monde)
  • Décider dans l’Union européenne : une valse à trois (The Conversation)


Sociologie des passions


Inégalités et justice sociale

  • Pourquoi l’impôt sur les droits de succession est impopulaire alors qu’il concerne une très faible minorité des héritages (Le Monde)


Travail, emploi, chômage

  • Portrait des professions en France en 2022 (INSEE)
  • Emploi, chômage : le gouvernement survend un bilan peu flatteur (Alter éco)
  • Le chômage est l’affaire de tous : un salarié sur deux y passe au cours de sa carrière (Michaël Zemmour)
  • Pour les salariés de la restauration, la haute saison touristique s’annonce à nouveau délicate (The Conversation)
  • Accidents du travail : pourquoi demeurent-ils encore aussi peu visibles ? (The Conversation)
  • Les écarts de salaires stimulent-ils vraiment les individus au travail ? (The Conversation)


GRAPHIQUE Répartition des personnes en emploi selon le groupe socioprofessionnel, de 1982 à 2022 (en %)

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source : INSEE (2024)

Politique

  • Elections européennes 2024 : les obsessions antimigrants, antiwoke, anti-écolo des partis d’extrême droite européens (Le Monde)
  • "Les habitants des quartiers populaires exigent leur place dans les espaces du militantisme social et politique" (Denis Merklen & Héloïse Nez)
  • Un peuple souverain est-il dangereux ? (The Conversation)





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lundi 29 avril 2024

Abondance, capitalisme et changement climatique

« Dans le marxisme classique, le communisme est défini comme une société d'abondance matérielle. C'est une société où les biens circulent en abondance ("quand (…) les forces productives se seront accrues (…) toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance", Marx, Critique du programme Gotha). C’est aussi une société qui, ayant surmonté la division du travail, permet la pleine réalisation de soi et l’épanouissement des capacités individuelles :

"Il est chasseur, pêcheur, berger ou critique critique, et il doit le rester (sous le capitalisme) sous peine de perdre les moyens de subsistance – alors que dans la société communiste, où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît ; c’est la société qui dirige la production générale qui me permet ainsi de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique." (L'Idéologie allemande)

Lorsque nous définissons l’abondance dans la société communiste, il est important de garder à l’esprit qu’il s’agit de l’abondance matérielle, c’est-à-dire l’abondance de biens physiques et de certains services. Cela ne peut pas être une abondance de tout. Nous pouvons chacun avoir autant de voitures que nous le souhaitons, mais le nombre de places de stationnement souhaitables à proximité d'un bon restaurant, où nous recevons un repas gratuit, ou à proximité d'un bon théâtre sera toujours limité.

On pourrait même affirmer que l’abondance des biens matériels ne peut pas être absolue. Par exemple, si les voitures sont abondantes et que l’on peut en avoir autant qu’on le souhaite, certains pourraient se livrer à un comportement antisocial en détruisant une voiture chaque jour. Ainsi, à terme, la société devrait intervenir et imposer une limite au nombre de voitures. On peut cependant rétorquer qu'il ne s'agit pas d'un comportement probable, car un comportement socialement destructeur est généralement adopté afin de montrer son pouvoir et sa richesse. On pourrait s’attendre à ce que ce type de comportement soit minimisé dans les sociétés communistes, car la destruction gratuite de biens accessibles à tous ne confère pas de statut. Une comparaison utile pourrait être le gaspillage de choses qui sont relativement bon marché aujourd'hui, comme l'eau ou l'électricité. Ni l’une ni l’autre n’est très coûteuse, pour la plupart des ménages des pays riches. Il n’y a donc aucun statut particulier à obtenir en les gaspillant ostensiblement. La même chose pourrait s’appliquer à la plupart des biens sous le communisme : puisqu’ils sont accessibles à tous, le gaspillage intentionnel n’est pas un signe de pouvoir.

Ce résumé de la vision marxiste standard se heurte à un important problème. La définition de l’abondance implique la pleine satisfaction de tous les besoins. Cependant, Marx définit très clairement les besoins comme une catégorie sociale, quelque chose qui évolue avec le développement de la société. Cela signifie que ce que nous percevons aujourd’hui comme un besoin dépend de ce qui existe actuellement dans le monde et, par conséquent, du niveau de développement actuel. À l’époque romaine, personne ne ressentait le besoin d’un smart phone, ni la frustration de ne pas en avoir. De même, nous n’éprouvons pas le besoin de passer un week-end sur Mars simplement parce qu’un tel bien n’est pas disponible.

Si les besoins sont une catégorie historique, alors de nouveaux besoins apparaissent avec le progrès technique. Si de nouveaux besoins naissent constamment, l’abondance qui était présumée dans les premiers paragraphes ne peut être atteinte car les moyens matériels nécessaires pour satisfaire ces nouveaux besoins seront toujours insuffisants. Lorsque le premier ordinateur portable a été inventé, quelle que soit l’efficacité de la production, la société ne pouvait pas créer des milliards d’ordinateurs portables presque instantanément. Les besoins de certaines personnes en matière d'achat d'un nouvel ordinateur portable ont dû rester insatisfaits. L’accès aux nouveaux biens doit toujours être inégal et cette inégalité produira de la frustration et impliquera une absence d’abondance.

Pour résumer : nos besoins augmentent au rythme du progrès technique, mais le progrès technique ne peut pas satisfaire les besoins de tout le monde à tout instant. L’abondance définie comme la pleine satisfaction de tous les besoins matériels ne peut être atteinte dans les sociétés technologiquement avancées.

Quand tous les besoins pourront-ils être couverts par la production sociétale ? Seulement dans une société qui ne connaît pas de progrès technique et où aucun nouveau besoin ne peut surgir. Dans une telle société, il est possible d’imaginer une production presque illimitée de choses qui existent déjà. Cette société peut être comparée à la société d'aujourd'hui en prenant conscience que dans la partie riche du monde, la plupart de nos besoins matériels actuels, définis en termes de biens qui existent déjà, peuvent être pleinement satisfaits. Compte tenu de la capacité productive des pays riches, chacun pourrait disposer d’un logement décent, d’un réfrigérateur, d’un ordinateur portable, d’un lave-vaisselle, d’une voiture, etc.

Pour parvenir à une société d’abondance, nous devons accepter l’absence de changement technologique ou la stationnarité économique. La question est alors de savoir si la société capitaliste pourra un jour être stationnaire. Schumpeter pensait qu’imaginer le capitalisme comme une société stationnaire était une contradiction dans les termes. Le capitalisme ne peut exister que si les profits sont en moyenne positifs. Aucun capitaliste ou entrepreneur n’investirait s’il ne pouvait espérer un rendement net positif, pas plus qu’un travailleur ne travaillerait pour un salaire nul. Si les bénéfices sont positifs, ils seront utilisés pour l’investissement ; les investissements généreront de la croissance et cette croissance créera de nouveaux produits, qui créeront à leur tour de nouveaux besoins et rendront impossible la société d’abondance.

Cela signifie donc que la société stationnaire, compatible avec la pleine satisfaction de tous les besoins humains, ne peut pas être capitaliste. Le capitalisme, par définition, signifie un changement et un progrès illimités. Dans une société de changement et de progrès illimités, nous ne pouvons pas connaître l’abondance.

Les partisans de la décroissance pourraient donc avoir un argument valable lorsqu’ils plaident en faveur de la fin du capitalisme s’ils estiment que le changement climatique ne peut être stoppé que si la société est stationnaire. Société stationnaire, fin du capitalisme et abondance sont logiquement cohérentes.

Post-scriptum. Le dernier point est une implication basée (je l'espère correctement) sur les arguments de Kohei Saito. J'ai eu le privilège de participer à une conférence avec Kohei et mon interprétation est basée sur cette discussion. Je n'ai pas encore lu son livre qui vient de paraître, Slowdown: The Degrowth Manifesto. »

Branko Milanović, « Abundance, capitalism and climate change », in globalinequality (blog), 27 avril 2024. Traduit par Martin Anota

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