« Dans plusieurs billets publiés au cours des dernières semaines (ici, ici, ici, ici et), nous avons affirmé que les preuves empiriques suggéraient qu'il y avait une "malédiction des ressources conditionnelle" dont l'existence dépendrait des institutions d'une société. Le taux de croissance économique des pays caractérisés par de mauvaises institutions diminue avec les ressources, alors que ce sera l’inverse avec les pays ayant de bonnes institutions.

Pourtant, l'ensemble des institutions qui apparaissent dans cette littérature est très large et englobe un grand nombre d'institutions politiques et économiques centrales dans la société. Il est important de mettre en place, mais cela signifie aussi que la réforme de ces institutions sera très difficile parce que, comme nous le soutenons dans Why Nations Fail, ce n’est pas un hasard si certaines sociétés ont des systèmes politiques irresponsables, ne disposent pas de la règle de droit et ont de faibles Etats. En outre, l'amélioration des conséquences économiques de la richesse des ressources naturelles n'est probablement pas la raison la plus importante pour réformer ces institutions aujourd'hui. Il n'est pas clair qu'une telle focale soit la meilleure stratégie pour faire cela.

Un bon endroit pour amorcer la réforme des institutions n'est peut-être pas les institutions au niveau macro de la société, mais le lien entre les institutions entourant les ressources naturelles comme le pétrole. Après tout, ces ressources sont possédées, des licences d'exploitation allouées et les rentes réparties d’une certaine manière et les institutions influence cette dernière. Ces institutions (…) ne joueraient-elles pas un rôle important dans la détermination des conséquences économiques (et politiques ?) des ressources naturelles ?

Le livre publié en 2011 par Pauline Jones-Luong et Erika Weinthal, Oil is Not a Curse: Ownership Structure and Institutions in Soviet Successor States, répond à cette question par l'affirmative. En 1991, l'Union soviétique s'est effondrée et s'est décomposée en plusieurs États. En Asie centrale, cela incluait l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, la Fédération de Russie, le Turkménistan et l'Ouzbékistan. Ces anciennes républiques soviétiques ont toutes hérité des institutions étatiques faibles et très semblables. (…) Elles sont toutes mal classées selon les différents indicateurs institutionnels qui sont utilisés dans la littérature empirique sur la malédiction des ressources conditionnelle. Par exemple, l'Union soviétique n’avait pas de système d'impôt sur le revenu à leur léguer et de nombreux aspects des institutions modernes de l'Etat ont dû être construits à partir de zéro. En plus de ces similarités historiques, les cinq pays ont été abondants en pétrole. Pourtant, des voies de développement très différentes ont émergé de ces conditions initiales apparemment très similaires. Bien que le Turkménistan et l'Ouzbékistan suivirent une trajectoire classique de malédiction des ressources, quelque chose de très différent survint dans les trois autres cas. Les deux premiers pays ont élargi leur secteur public et se sont engagés dans de grandioses projets au prestige national. Les trois derniers ont effectivement diminué la taille du secteur public par rapport au revenu national.

Jones-Luong et Weinthal soutiennent que cette divergence peut être attribuée aux différences que l’on peut trouver entre ces pays en termes de la structure de propriété du pétrole. Ils distinguent quatre régimes qui leur apparaissent essentiels pour déterminer l’impact du pétrole. Le premier régime désigne la situation où l'État possède et contrôle le secteur pétrolier (ce qui signifie qu'il possède plus de 50 % des actions du secteur pétrolier). Ce régime implique généralement une participation étrangère très limitée. Le deuxième se caractérise par une propriété de l'État, mais sans contrôle étatique, où la part des actions détenues est inférieure à 50 % et où il y a une plus grande participation étrangère. Le troisième régime se caractérise par une propriété privée domestique de la ressource et des entreprises qui la développent. Le quatrième régime se caractérise par la propriété et le contrôle étrangers.

Il y a des relations théoriques simples entre ces différents régimes de propriété et de contrôle et les institutions étatiques. La principale variable dépendante de Jones-Luong et de Weinthal est la force du régime budgétaire. Ils considèrent qu'un régime budgétaire est faible lorsque (1) le système fiscal est instable, basé en grande partie sur le secteur des ressources naturelles et sur la fiscalité indirecte, (2) un système de dépenses qui manque de stabilité et de transparence. Un régime budgétaire fort est celui où le régime fiscal est stable et large, basé sur plus grand recours aux impôts directs et (2) des dépenses sont stables et transparentes. L'argument théorique souvent avancé est que les élites de l'Etat ne sont pas incitées à mettre en place des institutions fortes de leur propre chef, si bien qu’ils doivent être forcés à le faire par la société.

Les différentes structures de propriété de la société modifient le rapport de négociation entre la société et l'Etat. Par exemple, si les ressources naturelles appartiennent au secteur privé, le secteur privé détient le pouvoir et l’Etat peut alors difficilement modifier les droits de propriété, si bien qu’il lui est alors difficile de ne dépendre que des ressources naturelles comme assiette fiscale. Au contraire, l’Etat doit développer des ressources fiscales alternatives. En outre, le secteur privé peut user de son plus fort pouvoir de négociation pour réclamer de meilleures institutions financières, car il souffre des mauvaises. C'est pourquoi on peut s'attendre à ce que plus secteur privé possède et contrôle une part importante des richesses, meilleur est le régime fiscal.

Les deuxième et quatrième régimes sont des cas intermédiaires et leurs implications pour le régime budgétaire sont plus complexes et dépendent de d'autres facteurs. Par exemple, une caractéristique générale est que la propriété privée (…) rend plus difficile pour l'État de se financer à partir de la rente des ressources et, partant, aurait tendance à encourager le développement d'un ensemble plus fort d’institutions budgétaires. Pourtant, la propriété étrangère diffère de la propriété nationale dans le sens où il peut être plus facile pour l'État d’annuler ou de renégocier des contrats avec des sociétés étrangères et, à la limite, d’exproprier les compagnies étrangères (comme cela s'est produit récemment en Bolivie et au Venezuela et par le passé dans des pays comme le Chili, l'Iran et le Mexique). Ainsi, alors que l'on pourrait s’attendre à ce que le quatrième régime ait de meilleures institutions financières que la première (propriété et contrôle par l'Etat), on peut également s’attendre à ce qu’il ait en moyenne de pires institutions financières que le troisième régime.

(…) Il s'avère en effet qu’au Turkménistan et en Ouzbékistan l’Etat possède et contrôle les secteurs pétroliers. L'Azerbaïdjan a choisi la propriété de l'Etat, sans contrôle étatique, la Russie a gardé une propriété nationale privée et, enfin, le Kazakhstan a choisi la propriété étrangère privée. Ainsi, cette étude suggère qu'une institution qui s’avère essentielle pour certains aspects des conséquences institutionnelles de la richesse pétrolière (et, par implication logique, des autres richesses en ressources naturelles) est la forme de droits de propriété et si oui celle-ci est dominée ou non par l'Etat. »

Daron Acemoglu et James Robinson, « Resource Curse and Institutions: Getting more specific », in Why Nations Fail? (blog), 27 juin 2013. Traduit par M.A.


aller plus loin... lire « Le syndrome hollandais ou l'abondance en ressources naturelles comme malédiction »