« Michael Burda, de l’Université Humboldt de Berlin, a publié un article intéressant dans la lettre de la Royal Economic Society, dans laquelle il se montre critique envers ce que certains (notamment moi-même) ont pu affirmer à propos du "problème avec la (macro) économie allemande". Selon Michael Burda, il n’y a rien de curieux ou d’inhabituel à propos de la science économique allemande et ce que plusieurs détracteurs interprètent comme soit de l’ignorance économique, soit de l’originalité relève en fait de l’égoïsme. Dans son dernier paragraphe, il écrit que : "ce n’est pas la religion ordolibérale, mais une combinaison d’égoïsme national et de saine défiance fondée sur l’expérience qui guide la politique économique allemande aujourd’hui".

Il est difficile de déterminer si les politiques résultent de l’égoïsme ou d’idées particulières, parce que les deux explications collent avec les faits. Ce dont nous avons réellement besoin, ce sont des exemples de politique économique allemande qui répondent à l’égoïsme et non aux idées dominantes, ou vice versa. Certains peuvent suggérer que le "renflouement" de la Grèce et de d’autres pays périphériques montre clairement que la solidarité européenne a triomphé sur l’égoïsme. Malheureusement, cela ne marche pas : si la Grèce ne fit pas défaut en 2010 et si elle ne fit qu’un défaut partiel en 2012, c’est en partie pour protéger les banques des autres pays-membres. (…) La Grèce a souffert précisément à cause de l’égoïsme de l’Allemagne et des autres pays-membres de l’Union européenne.

En fait, à bien des égards, l’Allemagne a réalisé de plutôt bonnes performes hors de la crise de la zone euro. Henning Meyer attire notre attention sur une étude suggérant que, en conséquence de la crise et du statut de "havre sûr" de l’Allemagne, le gouvernement allemand a épargné plus de 100 milliards d’euros en termes d’intérêts sur la dette entre 2010 et 2015. Comme Henning le note, ceci a aidé l’Allemagne « à servir d’exemple » en matière de déficits sans avoir à faire quelque chose de trop douloureux. Ce montant est légèrement supérieur au montant des pertes totales qui auraient été réalisées si l’Etat grec avait fait complètement défaut sur sa dette.

Peut-être que le plus grand bénéfice que l’Allemagne a tiré de la zone euro a été de gagner en compétitivité-prix par rapport aux autres pays-membres il y a environ dix ans. On parle beaucoup de l’"inflation excessive" dans les pays périphériques avant la crise, mais on parle bien peu de l’insuffisante inflation salariale en Allemagne à la même époque. Cette politique (qui aurait été qualifiée d’opportuniste si elle avait reposé sur le taux de change plutôt que sur l’inflation domestique) n’a peut-être pas été délibérée, mais elle contribue pourtant bel et bien à expliquer pourquoi l’Allemagne est la seule économie de la zone euro qui n’ait pas souffert depuis 2010. En effet, s’il y a en Allemagne un manque général d’intérêt dans l’usage de la politique budgétaire pour la gestion de la demande globale, c’est peut-être parce que le pays a fait partie d’un système de taux de change fixe dans lequel, avec son système de négociation salariale spécifique, il a pu stimuler la demande en faisant varier l’inflation domestique.

Rappelons les pressions que l’Allemagne a exercées sur la BCE, en retardant tout d’abord la mise en œuvre du programme OMT (qui, une fois adopté en septembre 2012, permit cependant de mettre un terme à la crise de la dette souveraine) et ensuite en retardant le déploiement de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing). On explique souvent cette réticence par les craintes de l’hyperinflation et de la dominance fiscale de la politique monétaire en Allemagne. Malheureusement, cela a aussi été dans l’intérêt personnel de l’Allemagne. Par exemple, si la BCE avait été capable de garder l’inflation à sa cible de 2 %, le retour à la compétitivité des pays périphériques aurait dû se traduire par une inflation supérieure à 2 % Allemagne.

(…) L’Allemagne (parmi d’autres pays) a mis en œuvre une forme de politique keynésienne contracyclique. Ici, nous avons un cas évident où l’égoïsme a triomphé de la défiance vis-à-vis de la politique budgétaire contracyclique.

Dans certain sens, je suis attiré par l’hypothèse de Michael Burda. J’ai un jour écrit que le "le problème avec la politique macroéconomique de l’Allemagne n’est pas que celle-ci agi ou non dans son propre intérêt, mais qu’elle se fonde sur un ensemble d’idées discréditées et dangereuse". Mais dans le récent billet où je tente d’expliquer pourquoi ces idées discréditées persistent et où je mettais en doute certaines interprétations populaires, j’échouais encore à obtenir une histoire convaincante. C’est peut-être faire preuve d’un faux optimisme que de se focaliser sur la croyance envers de mauvaises idées économiques plutôt que sur l’égoïsme, si vous pensez (ou plutôt espérez) que ces croyances peuvent être plus facilement changées.

Pour à peu près la même raison, je pense aussi qu’il est futile d’essayer de convaincre l’Allemagne qu’elle doit embrasser la relance budgétaire "pour le bien du reste de la zone euro", en partie parce qu’une telle mesure entre en conflit avec sont intérêt personnel, mais aussi parce que la déflation de la zone euro signifie que nous ayons besoin de l’expansion budgétaire non seulement en Allemagne, mais dans l’ensemble de la zone euro, donc que les taux d’intérêt de la BCE puissent se hisser au-dessus de leur borne zéro. Le problème au cours des dernières années n’a pas seulement été l’austérité en Allemagne, mais l’austérité dans l’ensemble de la zone euro.

Donc peut-être que c’est tout juste de l’égoïsme. Mais si cela signifie qu’il n’y a rien eu d’inhabituel à propos de la science économique en Allemagne, cela ne donne pas le droit aux économistes allemands de ne pas se mouiller. L’Allemagne a joué un rôle déterminant dans le basculement de la zone euro dans une seconde récession en appelant à une généralisation de l’austérité budgétaire et en exerçant une pression bien malvenue sur la BCE. L’Allemagne a joué aussi un rôle déterminant (…) pour infliger l’austérité à la Grèce. L’économie dominante nous l’indique, mais peu d’économistes allemands ont été préparés à le dire en public. Les keynésiens allemands (…) avec lesquels j’ai pu parler déplorent que le climat en Allemagne soit anti-keynésien. Ce n’est pas le boulot des économistes allemands de passer sous silence les enseignements de la macroéconomie dominante, juste parce que ces derniers entrent en conflit avec l’intérêt national. »

Simon Wren-Lewis, « German self-interest », in Mainly Macro (blog), 14 août 2015. Traduit par Martin Anota