« Nous sommes habitués à observer le taux de croissance du PIB pour évaluer la santé d’une économie. C’est ce pour quoi le récent ralentissement de la croissance économique inquiète. Aux Etats-Unis, la croissance du PIB pour 2019 était de 2,3 % ; cela fait neuf ans que la croissance n’a pas atteint les 4 % et presque aussi longtemps qu’elle n’a pas atteint les 3 %. Pour le Royaume-Uni, l’histoire est la même : cela fait quinze ans que la croissance n’a pas dépassé les 3 %. Dans la zone euro dans son ensemble, la croissance n’a pas dépassé les 4 % depuis 2000. Ces ralentissements observés dans les pays développés datent d’avant la crise financière mondiale et amènent naturellement beaucoup à se poser les questions suivantes : qu’est-ce qui va mal dans l’économie ? et comment faire pour qu’elle aille mieux ?

Mais le ralentissement que nous observons n’est pas quelque chose que nous pouvons réparer (ou que nous voudrions réparer), parce que le ralentissement n’a jamais été la conséquence de mauvaises choses. En fait, comme je le montre dans mon nouveau livre, le ralentissement est une conséquence de bonnes choses.

D’une simple perspective comptable, il y a deux principaux facteurs derrière le ralentissement de la croissance économique : la chute de la fertilité durant le vingtième siècle et le report de nos dépenses des biens vers les services. Et ces deux facteurs explicatifs peuvent être considérés comme des succès. La chute de la fertilité a eu un impact significatif sur la croissance économique pendant plusieurs décennies, en particulier aux Etats-Unis. Le baby boom a généré une vague exceptionnelle de capital humain qui toucha l’économie durant le milieu du vingtième siècle. Avec l’arrivée de ces nouveaux travailleurs sur le marché du travail, la proportion de travailleurs dans la population a significativement augmenté, comme le suggère la chute du ratio de dépendance des jeunes entre 1960 et 1980 (cf. graphique 1). En combinaison avec la forte hausse du niveau d’éducation des baby boomers en comparaison avec les précédentes générations, cela a fortement stimulé la croissance économique, en l’augmentant d’environ 1,25 point de pourcentage en 1990 par rapport à l’immédiat après-guerre.

GRAPHIQUE 1 Les ratios de dépendance aux Etats-Unis

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Puis cette vague de capital humain s’atténua, si bien que le taux de croissance déclina également. A partir du début des années deux mille, le ratio de dépendance des personnes âgées a commencé à augmenter (cf. graphique 1). C’est une conséquence inévitable de la chute du ratio de dépendance des jeunes durant les années soixante et soixante-dix. Comme beaucoup de travailleurs devinrent trop vieux pour continuer de travailler (et beaucoup continuent de partir à la retraite), cela a poussé à la baisse le taux de croissance de l’économie agrégée. Ce 1,25 point de pourcentage de stimulation durant le vingtième siècle disparut au vingt-et-unième siècle, ce qui explique l’essentiel du ralentissement de la croissance américaine.

Mais pourquoi devrions-nous voir ces changements démographiques comme un succès ? La chute de la fertilité après le baby boom derrière ces dynamiques démographiques s’explique par plusieurs succès. Le plus grand accès à l’enseignement universitaire retarda l’âge auquel les gens voulaient se marier. L’ouverture de plusieurs professions aux femmes, avec la croissance de l’ensemble des salaires, amena beaucoup de femmes à retarder leur mariage. Finalement, les avancées dans la technologie contraceptive a permis aux femmes de saisir les nouvelles opportunités éducationnelles et professionnelles qui se présentaient à elles. Le ralentissement de la croissance économique aujourd’hui est une conséquence de décisions familiales faites il y a plusieurs décennies en réponse à la hausse des niveaux de vie et au développement des droits des femmes.

La deuxième source de ralentissement, la tertiarisation, découle aussi d’un succès. Au cours du dernier siècle, nous avons fortement gagné en efficacité pour produire des biens comme les vêtements, la nourriture, les fournitures et les ordinateurs. La conséquence était une réduction régulière du prix de ces biens relativement aux services. Nous aurions pu utiliser cette réduction des prix pour acheter même plus de biens que nous le faisions, mais à la place nous avons surtout profité du supplément de pouvoir d’achat pour consommer plus de services comme l’éducation, la santé et le tourisme. Par conséquent, la composition de nos dépenses s’est modifiée en donnant moins de place aux biens et plus aux services (cf. graphique 2). Nous consommons toujours plus de biens qu’auparavant, c’est juste qu’ils sont devenus si bon marché que leur part dans nos dépenses totales a chuté relativement aux services.

GRAPHIQUE 2 Répartition des dépenses aux Etats-Unis

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Cela a cependant affecté la croissance économique globale. La croissance de la productivité dans les services est plus faible que pour les biens. Cela ne dénote pas un échec des services ces dernières années. C’est en raison de leur qualité inhérente, comme le notait l’économiste William Baumol au cours des années soixante avec l'idée de "maladie des coûts". Si un restaurant (…) essayait de produire avec la moitié de son personnel habituel, les clients se plaindraient de la lenteur du service et du manque d’attention à leur égard. En comparaison, si une usine produisait un ordinateur (un bon ordinateur) avec deux fois moins de travail, vous ne vous en rendriez pas compte. Cela fait que la croissance de la productivité est plus difficile pour les services que pour les biens. Comme nous avons reporté nos dépenses vers les services, la croissance de la productivité agrégée était donc condamnée à chuter. Entre le milieu du vingtième siècle et aujourd’hui, cela a probablement amputé de 0,2 à 0,25 point de pourcentage le taux de croissance. Mais notez que cela est arrivé précisément parce que nous avons connu en premier lieu une croissance de la productivité, une bonne chose.

Relativement aux réussites derrière la dynamique démographique et le changement de composition des dépenses, les suspects habituels ne sont pas capables d’expliquer le ralentissement de la croissance économique. Les taux d’imposition ont chuté quand le ralentissement s’amorça et les études empiriques portant sur les Etats et secteurs aux Etats-Unis montrent qu’un surcroît de réglementation est associé à une accélération, et non à un ralentissement, de la croissance économique. Le commerce avec la Chine a explosé ces vingt dernières années, mais les études empiriques suggèrent que cela a eu peu d’effets sur l’économie dans son ensemble, même si des groupes ou régions en particulier en ont tiré d’importants gains ou subi d’importants coûts. Les indicateurs au niveau agrégé de l’économie suggèrent que la marge (mark-up) des entreprises a augmenté, mais il semble que cela n’ait pas freiné la croissance. La réallocation des activités vers les secteurs à forte marge a même permis de contenir la chute des taux de croissance, dans la mesure où cela signifie que nous avons produit des produits de plus grande valeur.

Si vous n’êtes toujours pas convaincu que le ralentissement de la croissance économique est la conséquence d’une réussite, demandez-vous ce que vous seriez prêt à sacrifier pour ramener la croissance à 4 %. Vous pourriez détruire la moitié de vos biens : les voitures, les canapés, les télévisions, les ordinateurs, les logements, les trampolines, et ainsi de suite. Cela entraînerait une réallocation massive des dépenses vers les biens, comme nous devrions alors tout remplacer et nous verrions un saut dans la croissance de la productivité. Nous pourrions aussi revenir sur les droits contraceptifs et pousser les femmes à se retirer du marché du travail dans l’espoir de connaître un nouveau baby boom. Attendez vingt ans et vous aurez un autre boom du capital humain dans l’économie. Est-ce que cela vaudra la peine de sacrifier tout cela juste pour voir la croissance atteindre à nouveau les 4 %, peut-être pas avant 2040 ? En supposant que la réponse soit « non », cela nous dit que la croissance a ralenti parce qu’il y a eu de bonnes choses, des choses que nous ne voudrions pas sacrifier.

L’idée que le ralentissement de la croissance résulte d’un succès ne signifie pas que nous ne devrions pas nous soucier à propos de l’économie, ni que les questions entourant les inégalités, le pouvoir de marché, la réglementation ou le commerce soient peu importantes. En fait, le ralentissement de la croissance économique montre que nous avons la capacité de répondre à ces questions. Nous ne devrions pas perdre la chance de s’attaquer aux mauvaises choses dans l’économie en nous focalisant seulement sur la croissance perdue en raison de bonnes choses. »

Dietz Vollrath, « Slow economic growth is a sign of success », in London School of Economics, LSE Business Review, 18 février 2020. Traduit par Martin Anota