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Tag - Dietrich Vollrath

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vendredi 13 janvier 2023

Le ralentissement de la croissance en Europe

« Je pense depuis un certain temps à faire ce que je propose dans ce billet. En bref, j’aimerais faire pour le ralentissement de la croissance en Europe le même exercice de comptabilité que j’ai fait pour les Etats-Unis dans mon livre Fully Grown. (…)

Pour les Etats-Unis, j’ai distingué entre un vingtième siècle marqué par une croissance relativement rapide et un vingt-et-unième siècle marqué par une faible croissance. Le PIB par tête aux Etats-Unis a augmenté à environ 2,25 % par an au vingtième siècle et à environ 1 % par an au vingt-et-unième siècle. Ce ralentissement semble s’être amorcé avant la crise financière mondiale, en l’occurrence à un certain instant autour de l’année 2000.

Est-ce la même chose pour l’Europe ? Fondamentalement, oui. (…) Commençons en regardant les Etats-Unis et la France. Dans le graphique ci-dessous, j’ai représenté le taux de croissance annualisé sur dix ans pour chaque année. Par exemple, en 2000, le graphique indique le taux de croissance entre 1990 et 2000. Les Etats-Unis ont connu une croissance juste supérieure à 2 % tout au long du vingtième siècle, avec un pic de croissance à la fin des années 1960 et au début des années 1970, mais ensuite le ralentissement s’amorce malgré la période 1998-2008. Il y a eu une accélération de la croissance en 2009-2019, en partie parce que le début de cette période correspond à la crise financière.

GRAPHIQUE 1 Taux de croissance sur 10 ans du PIB par tête des Etats-Unis et de la France (en %)

Dietrich_Vollrath__taux_croissance_PIB_par_tete_France_Etats-Unis.png

Et à propos de la France ? Les choses semblent légèrement différentes au cours des premières années. Entre 1960 et 1980, le taux de croissance a généralement été supérieur à celui des Etats-Unis, à environ 4 % par an. Et souvenez-vous qu’il s’agit de la croissance du PIB par tête, donc que le taux de croissance du PIB a été encore plus élevé. Après 1980, la France ressemble beaucoup aux Etats-Unis, avec une croissance d’environ 2 % jusqu’au début des années 2000 et, ensuite, elle a connu un ralentissement de la croissance dans des proportions similaires. (...)

Convergence versus ralentissement


Retournons à la France. Il y a deux ralentissements différents sur le graphique. Il y a le ralentissement entre 1970 et 1980, puis il y a le ralentissement entre 2000 et 2010. Comme dans mon livre Fully Grown, je ne m’intéresse qu’au second ralentissement. Le premier ralentissement est fondamentalement le mouvement de convergence de la France à son sentier de croissance équilibrée après la Seconde Guerre mondiale. Ce premier ralentissement de la croissance est, selon moi, presque entièrement explicable en termes de dynamique à la modèle de Solow. C’est une croissance de rattrapage, équivalente au fait de courir un peu plus vite que les autres pendant un petit moment parce que vous vous êtes arrêté pour refaire vos lacets. Une fois que vous avez rattrapé votre groupe, vous ralentissez naturellement jusqu'à vous caler à son rythme régulier.

Pour l’Europe en général, nous avons la même histoire. Le deuxième graphique est le même que le premier, mais avec des pays en plus. Le choix des pays est quelque peu arbitraire, mais en furetant dans les données je n’ai pas trouvé de différence substantielle. Il y a en général eu une période de croissance rapide au début (entre 1960 et 1980), reflétant la convergence, une croissance régulière à environ 2 % par an entre 1980 et 2000, et ensuite un ralentissement notable de la croissance. C’est sur ce dernier que ce billet porte. (…)

GRAPHIQUE 2 Taux de croissance sur 10 ans du PIB par tête des Etats-Unis et d'une sélection de pays européens (en %)

Dietrich_Vollrath__taux_croissance_PIB_par_tete_pays_europeens_Etats-Unis_convergence.png

Si vous regardez le graphique, vous allez noter quelques différences par rapport à la France :

  • Le Royaume-Uni n’a pas le même taux de croissance de rattrapage entre 1960 et 1980. Cela ressemble aux Etats-Unis, avec une croissance d’environ 2 % entre 1960 et 2000.

  • L’Allemagne et l’Italie n’ont pas une période distincte de croissance régulière entre 1980 et 2000. Toutes les deux ont une croissance relativement élevée autour de 1960 et ensuite celle-ci décline continûment jusqu’au début des années 2000. L’Italie a une chute distincte dans son taux de croissance, similaire à la France, mais l’Allemagne ralentit moins vite. Mon hypothèse est que l’Allemagne et l’Italie ne sont fondamentalement pas différentes des autres, mais qu’elles n’ont juste pas eu le même ralentissement de la croissance à la fin du vingtième siècle.

  • L’Espagne et les Pays-Bas ont eu des rebonds distincts autour de 1980 dans leurs taux de croissance, en croissant à un rythme élevé de 2,7-3 % par an pour l’essentiel des années 1990, avant le ralentissement du début des années 2000. A nouveau, je ne suppose pas que cela reflète un mécanisme vraiment différent, mais il va y avoir des différences intéressantes dans l’exercice de comptabilité.



Décomposons cela !


L’essentiel des pays d’Europe occidentale a connu un ralentissement de la croissance similaire à celui qu’ont connu les Etats-Unis à partir du début des années 2000. Comme je l’ai fait dans Fully Grown, je vais comptabiliser les sources de ce ralentissement de la croissance en distinguant les contributions suivantes : l’accumulation du capital physique, l’accumulation du capital humain et la croissance de la productivité.

Pour rafraichir votre mémoire, ce que j’ai trouvé dans Fully Grown à propos des Etats-Unis était que la grande majorité (pour ne pas dire la totalité) du ralentissement de la croissance pouvait être attribuée à une explosion de la croissance du capital humain au vingtième siècle comme les boomers entraient dans la population active et un frein sur la croissance du capital humain au vingt-et-unième siècle comme les boomers commencèrent à sortir de la population active. Une façon de voir l’expérience américaine est de dire que la croissance au vingtième siècle a été anormalement élevée parce que le taux d’emploi grimpa rapidement grâce aux boomers et que le ralentissement est une réaction naturelle à cette stimulation temporaire (…).

Concernant le capital humain, (…) plusieurs points me frappent. Premièrement, les Etats-Unis se singularisent. On retrouve le récit que j’en ai fait ci-dessus. Il y a eu une croissance relativement forte du capital humain au milieu du vingtième siècle (ajoutant environ 1,5-2 points de pourcentage à la croissance) et ensuite sa contribution est devenue négative au vingt-et-unième siècle, avec seulement une récente poussée (à nouveau, probablement un artefact de la crise financière). Aucun pays européen ne présente une telle évolution.

GRAPHIQUE 3 Taux de croissance sur 10 ans du capital humain des Etats-Unis et d'une sélection de pays européens (en %)

Dietrich_Vollrath__taux_croissance_capital_humain_pays_europeens_Etats-Unis.png

L’Allemagne a une croissance négative du capital humain tout au long du vingtième siècle, puis celle-ci est devenue positive autour de 2000, compensant le ralentissement de la croissance. La France a également eu une croissance négative du capital humain autour de 1960 et ensuite celle-ci est passée au-dessus de zéro. La situation du Royaume-Uni s’apparente à celle de l’Allemagne. Les Pays-Bas ont connu une croissance significative au capital humain lors des années 1990 et ensuite un lent déclin de celle-ci.

L’Italie a connu une explosion de sa croissance du capital humain à la fin du vingtième siècle et ensuite celle-ci est retombée au vingt-et-unième siècle. L’Espagne a conne une forte vague de croissance du capital humain à la fin du vingtième siècle qui a ensuite chuté au début du vingt-et-unième siècle, ce qui fournit au moins une partie de l’explication pour l’effondrement de la croissance espagnole. Ces deux dynamiques sont probablement les plus proches de celle observée aux Etats-Unis, mais l’échelle et le calendrier ne sont pas les mêmes. Aux Etats-Unis, vous pouvez voir un lent déclin de la croissance du capital humain avant 2000, ce qui est cohérent avec le vieillissement, tandis qu’en Italie et en Espagne la chute apparaît plus soudaine et le calendrier est tel qu’elle apparaît davantage comme une réponse à la crise financière mondiale qu’autre chose.

Enfin, que dire à propos de la croissance de la productivité ? Le graphique ci-dessous montre que, relativement aux Etats-Unis, un déclin de la croissance de la productivité est plus apparent pour l’Europe autour de l’instant du ralentissement de la croissance. Si vous regardez le cas des Etats-Unis, la croissance de la productivité augmente jusqu’à environ 2005 et ensuite elle diminue. Mais si vous regardez le Royaume-Uni ou la France, par exemple, leur croissance de la productivité reste à 2 % jusqu’à environ 2006 et ensuite elle chute à quasiment zéro, voire elle est parfois négative. C’est une chute de la croissance de la productivité bien plus forte que pour les Etats-Unis.

GRAPHIQUE 4 Taux de croissance sur 10 ans de la productivité des Etats-Unis et d'une sélection de pays européens (en %)

Dietrich_Vollrath__taux_croissance_productivite_pays_europeens_Etats-Unis.png

(…) Je tente quelques conclusions. Les changements dans l’accumulation du capital physique n’ont pas été importants pour le ralentissement de la croissance européenne. Les changements dans la croissance du capital humain ont été importants pour le ralentissement de la croissance européenne, mais cet effet varie d’un pays à l’autre. Cela ne nous dit pas si cela tient à la démographie (comme aux Etats-Unis) ou à d’autres facteurs du capital humain, comme les changements dans l’éducation ou le nombre d’heures travaillées. Une source significative du ralentissement de la croissance en Europe est due à une chute de la croissance de la productivité, assez généralisée. Cette chute a été plus forte qu’aux Etats-Unis. (...) »

Dietrich Vollrath, « Fully grown - European vacation! », Growth Economics blog, 29 décembre 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Comment expliquer le ralentissement de la productivité dans les pays avancés ? »

« Comment le vieillissement démographique affecte-t-il la croissance de la productivité ? »

« Pourquoi la croissance de la productivité a-t-elle ralenti ? »

« L'essoufflement de la productivité, une pathologie transatlantique ? »

« La faible croissance de la productivité en Europe, un héritage de la crise financière ? »

jeudi 20 février 2020

Le ralentissement de la croissance est le signe d'un progrès

« Nous sommes habitués à observer le taux de croissance du PIB pour évaluer la santé d’une économie. C’est ce pour quoi le récent ralentissement de la croissance économique inquiète. Aux Etats-Unis, la croissance du PIB pour 2019 était de 2,3 % ; cela fait neuf ans que la croissance n’a pas atteint les 4 % et presque aussi longtemps qu’elle n’a pas atteint les 3 %. Pour le Royaume-Uni, l’histoire est la même : cela fait quinze ans que la croissance n’a pas dépassé les 3 %. Dans la zone euro dans son ensemble, la croissance n’a pas dépassé les 4 % depuis 2000. Ces ralentissements observés dans les pays développés datent d’avant la crise financière mondiale et amènent naturellement beaucoup à se poser les questions suivantes : qu’est-ce qui va mal dans l’économie ? et comment faire pour qu’elle aille mieux ?

Mais le ralentissement que nous observons n’est pas quelque chose que nous pouvons réparer (ou que nous voudrions réparer), parce que le ralentissement n’a jamais été la conséquence de mauvaises choses. En fait, comme je le montre dans mon nouveau livre, le ralentissement est une conséquence de bonnes choses.

D’une simple perspective comptable, il y a deux principaux facteurs derrière le ralentissement de la croissance économique : la chute de la fertilité durant le vingtième siècle et le report de nos dépenses des biens vers les services. Et ces deux facteurs explicatifs peuvent être considérés comme des succès. La chute de la fertilité a eu un impact significatif sur la croissance économique pendant plusieurs décennies, en particulier aux Etats-Unis. Le baby boom a généré une vague exceptionnelle de capital humain qui toucha l’économie durant le milieu du vingtième siècle. Avec l’arrivée de ces nouveaux travailleurs sur le marché du travail, la proportion de travailleurs dans la population a significativement augmenté, comme le suggère la chute du ratio de dépendance des jeunes entre 1960 et 1980 (cf. graphique 1). En combinaison avec la forte hausse du niveau d’éducation des baby boomers en comparaison avec les précédentes générations, cela a fortement stimulé la croissance économique, en l’augmentant d’environ 1,25 point de pourcentage en 1990 par rapport à l’immédiat après-guerre.

GRAPHIQUE 1 Les ratios de dépendance aux Etats-Unis

Dietz_Vollrath__ratios_de_dependance_Etats-Unis.png

Puis cette vague de capital humain s’atténua, si bien que le taux de croissance déclina également. A partir du début des années deux mille, le ratio de dépendance des personnes âgées a commencé à augmenter (cf. graphique 1). C’est une conséquence inévitable de la chute du ratio de dépendance des jeunes durant les années soixante et soixante-dix. Comme beaucoup de travailleurs devinrent trop vieux pour continuer de travailler (et beaucoup continuent de partir à la retraite), cela a poussé à la baisse le taux de croissance de l’économie agrégée. Ce 1,25 point de pourcentage de stimulation durant le vingtième siècle disparut au vingt-et-unième siècle, ce qui explique l’essentiel du ralentissement de la croissance américaine.

Mais pourquoi devrions-nous voir ces changements démographiques comme un succès ? La chute de la fertilité après le baby boom derrière ces dynamiques démographiques s’explique par plusieurs succès. Le plus grand accès à l’enseignement universitaire retarda l’âge auquel les gens voulaient se marier. L’ouverture de plusieurs professions aux femmes, avec la croissance de l’ensemble des salaires, amena beaucoup de femmes à retarder leur mariage. Finalement, les avancées dans la technologie contraceptive a permis aux femmes de saisir les nouvelles opportunités éducationnelles et professionnelles qui se présentaient à elles. Le ralentissement de la croissance économique aujourd’hui est une conséquence de décisions familiales faites il y a plusieurs décennies en réponse à la hausse des niveaux de vie et au développement des droits des femmes.

La deuxième source de ralentissement, la tertiarisation, découle aussi d’un succès. Au cours du dernier siècle, nous avons fortement gagné en efficacité pour produire des biens comme les vêtements, la nourriture, les fournitures et les ordinateurs. La conséquence était une réduction régulière du prix de ces biens relativement aux services. Nous aurions pu utiliser cette réduction des prix pour acheter même plus de biens que nous le faisions, mais à la place nous avons surtout profité du supplément de pouvoir d’achat pour consommer plus de services comme l’éducation, la santé et le tourisme. Par conséquent, la composition de nos dépenses s’est modifiée en donnant moins de place aux biens et plus aux services (cf. graphique 2). Nous consommons toujours plus de biens qu’auparavant, c’est juste qu’ils sont devenus si bon marché que leur part dans nos dépenses totales a chuté relativement aux services.

GRAPHIQUE 2 Répartition des dépenses aux Etats-Unis

Dietz_Vollrath__parts_biens_services_dans_depenses_Etats-Unis.png

Cela a cependant affecté la croissance économique globale. La croissance de la productivité dans les services est plus faible que pour les biens. Cela ne dénote pas un échec des services ces dernières années. C’est en raison de leur qualité inhérente, comme le notait l’économiste William Baumol au cours des années soixante avec l'idée de "maladie des coûts". Si un restaurant (…) essayait de produire avec la moitié de son personnel habituel, les clients se plaindraient de la lenteur du service et du manque d’attention à leur égard. En comparaison, si une usine produisait un ordinateur (un bon ordinateur) avec deux fois moins de travail, vous ne vous en rendriez pas compte. Cela fait que la croissance de la productivité est plus difficile pour les services que pour les biens. Comme nous avons reporté nos dépenses vers les services, la croissance de la productivité agrégée était donc condamnée à chuter. Entre le milieu du vingtième siècle et aujourd’hui, cela a probablement amputé de 0,2 à 0,25 point de pourcentage le taux de croissance. Mais notez que cela est arrivé précisément parce que nous avons connu en premier lieu une croissance de la productivité, une bonne chose.

Relativement aux réussites derrière la dynamique démographique et le changement de composition des dépenses, les suspects habituels ne sont pas capables d’expliquer le ralentissement de la croissance économique. Les taux d’imposition ont chuté quand le ralentissement s’amorça et les études empiriques portant sur les Etats et secteurs aux Etats-Unis montrent qu’un surcroît de réglementation est associé à une accélération, et non à un ralentissement, de la croissance économique. Le commerce avec la Chine a explosé ces vingt dernières années, mais les études empiriques suggèrent que cela a eu peu d’effets sur l’économie dans son ensemble, même si des groupes ou régions en particulier en ont tiré d’importants gains ou subi d’importants coûts. Les indicateurs au niveau agrégé de l’économie suggèrent que la marge (mark-up) des entreprises a augmenté, mais il semble que cela n’ait pas freiné la croissance. La réallocation des activités vers les secteurs à forte marge a même permis de contenir la chute des taux de croissance, dans la mesure où cela signifie que nous avons produit des produits de plus grande valeur.

Si vous n’êtes toujours pas convaincu que le ralentissement de la croissance économique est la conséquence d’une réussite, demandez-vous ce que vous seriez prêt à sacrifier pour ramener la croissance à 4 %. Vous pourriez détruire la moitié de vos biens : les voitures, les canapés, les télévisions, les ordinateurs, les logements, les trampolines, et ainsi de suite. Cela entraînerait une réallocation massive des dépenses vers les biens, comme nous devrions alors tout remplacer et nous verrions un saut dans la croissance de la productivité. Nous pourrions aussi revenir sur les droits contraceptifs et pousser les femmes à se retirer du marché du travail dans l’espoir de connaître un nouveau baby boom. Attendez vingt ans et vous aurez un autre boom du capital humain dans l’économie. Est-ce que cela vaudra la peine de sacrifier tout cela juste pour voir la croissance atteindre à nouveau les 4 %, peut-être pas avant 2040 ? En supposant que la réponse soit « non », cela nous dit que la croissance a ralenti parce qu’il y a eu de bonnes choses, des choses que nous ne voudrions pas sacrifier.

L’idée que le ralentissement de la croissance résulte d’un succès ne signifie pas que nous ne devrions pas nous soucier à propos de l’économie, ni que les questions entourant les inégalités, le pouvoir de marché, la réglementation ou le commerce soient peu importantes. En fait, le ralentissement de la croissance économique montre que nous avons la capacité de répondre à ces questions. Nous ne devrions pas perdre la chance de s’attaquer aux mauvaises choses dans l’économie en nous focalisant seulement sur la croissance perdue en raison de bonnes choses. »

Dietz Vollrath, « Slow economic growth is a sign of success », in London School of Economics, LSE Business Review, 18 février 2020. Traduit par Martin Anota

vendredi 11 mai 2018

Quand la croissance soutenue s’est-elle amorcée ?

« (…) Jane Humphries et Jacob Weisdorf ont publié "Unreal wages? Real income and economic growth in England, 1260-1850", dont vous pouvez trouver une version en libre accès ici. Comme ils le soulignent, il y a une grande disparité dans les sources de données que nous utilisons pour réfléchir au calendrier et à l’évolution de la croissance économique soutenue. Le problème fondamental apparaît notamment dans leur graphique, reproduit ci-dessous.

GRAPHIQUE 1 PIB par tête et estimation du revenu annuel réel des travailleurs journaliers (en indices)

Humphries_Weisdorf__PIB_par_tete_revenu_annuel_reel_des_travailleurs_journaliers.png

PIB par tête et salaires


En utilisant des données agrégées, Broadberry, Campbell, Klein, Overton et van Leeuwen ont présenté dans leur "British Economic Growth, 1270-1870" une série de PIB par tête, représentée par des cercles ouverts sur le graphique. Ce dernier montre un décollage de la croissance autour de 1650. Cependant, les données standards utilisées pour établir la trajectoire des niveaux de vie ont été les données sur les salaires et leur source a été un article de Clark de 2007. Comme vous pouvez le voir, les données sur les salaires n’indiquent pas de décollage au dix-septième siècle ; et même en 1850, les salaires ne semblaient pas connaître de croissance soutenue.

Ces deux séries de données racontent des histoires bien différentes à propos de l’origine de la croissance économique. Et c’est comme si l’une des deux devait être inexacte. Ce que suggèrent Humphries et Weisdorf, pour résumer, c’est que les données sur les salaires sont incorrectes. Le problème sous-jacent est que l’essentiel des discussions à propos des niveaux de vie des travailleurs au cours de cette période se base sur des observations de salaires journaliers tirées de diverses sources, qui sont ensuite multipliées par une certaine estimation du nombre de jours travaillés dans une année (typiquement 250) pour obtenir le revenu annuel. Mais c’est bien sûr problématique à plusieurs niveaux. Combien de jours travaillait-on vraiment ? Ce chiffre ne variait-il pas considérablement au cours du temps ? Même si les salaires journaliers enregistrés dans les données sont corrects, devons-nous croire que tout travailleur pouvait gagner ce salaire autant de jour qu’il le voulait au cours d’une année ?

Ce qu’ont fait Humphries et Weisdorf, c’est creuser dans les données passées et chercher des informations sur les contrats du travail annuels. Plusieurs travailleurs agricoles avaient des contrats annuels ou permanents et les propriétaires de ferme utilisaient en plus de cette main-d’œuvre des travailleurs journaliers si nécessaire. Mais les contrats annuels existaient également en-dehors du secteur agricole. Ces contrats annuels offrent, en théorie, une meilleure façon de mesurer les niveaux de vie des travailleurs. Cependant, le problème est que ces contrats incluent, outre les paiements monétaires, des rémunérations en nature, en termes d’hébergement ou d’alimentation. Le gros problème auquel Humphries et Weisdorf se sont attaqué, c’est chercher à donner une valeur à ces rémunérations en nature.

(…) Regardons ce que leurs chiffres nous disent. La gifle de leur article, c'est vraiment le graphique suivant. La ligne sombre représente la série de salaires développée par Humphries et Weisdorf et les deux autres lignes sont identiques à celles du premier graphique. Vous pouvez voir que les salaires annuels suivent très bien les données du PIB par tête. Et comme Humphries et Weisdorf le soulignent, il y a deux choses significatives que l’on peut tirer de ça.

GRAPHIQUE 2 PIB par tête et estimation du revenu annuel réel des travailleurs (en indices)

Humphries_Weisdorf__PIB_par_tete_et_estimation_du_revenu_annuel_reel_des_travailleurs.png

Revenus annuels, PIB par tête et salaires


Premièrement, la réaction des salaires à la Peste noire (autour de 1350-1450) est bien moindre en termes de salaires annuels relativement aux salaires quotidiens. Nous (…) avons utilisé les données sur les salaires quotidiens pour illustrer la réaction malthusienne des niveaux de vie aux chocs démographiques. Comme la Peste noire a tué entre un quart et un tiers de la population, les salaires ont explosé, mais quand la population a de nouveau augmenté (au seizième siècle), les salaires ont chuté pour revenir à leur niveau pratiquement stagnant. Les données de Humphries et Weisdorf sur les revenus annuels montrent que la réaction a été plus atténuée. Elle est toujours là (regardez en particulier en 1350 et en 1400), mais elle n’a pas été énorme. En fait, il ne semble pas que les salaires annuels soient revenus à leur niveau antérieur à la Peste noire. Cela ne signifie pas que le modèle malthusien soit faux ; il y a eu plein d’autres changements à l’œuvre dans l’économie suite à la Peste noire. Mais ce n’est pas l’illustration nette du mécanisme qu’elle a pu être. (…) Si l’on suppose que le modèle malthusien est correct, alors les données sur les revenus annuels nous disent qu’il a dû y avoir un certain changement significatif dans l’économie anglaise durant cette période, sinon les revenus auraient dû diminuer et se retrouver dans l’éventail de 50 à 75 sur le graphique en 1650.

Deuxièmement, et c’est quelque chose de plus frappant, le début de la croissance soutenue des revenus annuels est bien antérieur à la Révolution industrielle. Les croissances du PIB par tête et des revenus annuels ont commencé à s’accélérer autour de 1650. La série de PIB par tête de Broadberry et alii ne reflète pas simplement une hausse des loyers fonciers ou des versements au capital, mais elle semble représenter aussi une hausse des niveaux de vie des travailleurs en termes réels.

Cette hausse a même lieu avant la datation la plus agressive de la Révolution industrielle en termes de technologies spécifiques (par exemple le moteur de Newcomen en 1712) et elle est bien antérieure aux machines à tisser et aux machines à filer des années 1760. La machine à vapeur a été inventée au début du dix-huitième siècle, mais ce n’est qu’au début du dix-neuvième siècle qu’elle est devenue une source significative d’énergie motrice pour l’industrie en Angleterre.

Ce que les données de Humphries et Weisdorf font, dans leur interprétation la plus forte, c’est rompre violemment la connexion entre la Révolution industrielle (un événement technologique) et le début de la croissance soutenue (un événement économique). J’ai déjà avancé une telle idée auparavant et les constats que font Humphries et Weisdorf suggèrent que la déconnexion n’est pas celle que je pensais : ce ne sont pas les revenus qui ont été en retard sur le changement technologique ; en fait, ils ont commencé à s’accroître avant le changement technologique. C’est cohérent avec les données du PIB par tête et cela a un ensemble d’implications très différent pour la croissance économique.

Un récit qui mériterait d’être reconsidéré est celui qui fait du capital humain l’origine de la croissance soutenue. L’idée ici est que ce n’est que lorsque l’industrie anglaise, au dix-neuvième siècle, commença à demander plus de capital humain que les familles, dans l’arbitrage entre quantité et qualité, ont commencé à donner plus d’importance à la qualité, permettant ainsi à faire apparaître une croissance soutenue. Mais si la croissance soutenue a commencé en 1650, il n’est pas possible que ce soit la modification de la demande de capital humain dans l’industrie au dix-neuvième siècle qui a entraîné la croissance soutenue. Maintenant, vous pouvez sauver le récit du capital humain en suggérant que le phénomène qui a été à l’œuvre en 1650 a été intense en capital humain et, même si le calendrier du récit est inexact, la théorie reste correcte. Mais alors, nous devons alors comprendre ce qui s’est passé avec la nature du capital humain en 1650 (…). En même temps, vous devez prendre en compte le fait que la croissance démographique en Angleterre n’a pas ralenti à partir de 1650 et sur la base de plusieurs données s’est accélérée peu de temps après.

Un deuxième récit qui mériterait d’être reconsidéré est l’hypothèse des institutions. Voici ce que vous ne voulez pas faire. Ne regardez pas les données et décidez que cela doit avoir le meurtre de Charles I en 1649 ou l’ascension d’Oliver Cromwell que a "provoqué" l’accélération de la croissance. Tout d’abord, les données de Humphries et Weisdorf dans le graphique semblent précises, mais vous devez imaginer des barres d’écart-type pour leurs séries de données, donc le décollage de la croissance économique est probablement plus sûrement situé quelque part entre 1600 et 1700. Ensuite, ce n’est pas la façon par laquelle l’inférence causale fonctionne. Cela dit, j’ai besoin probablement de revenir sur mon opinion quant à la plausibilité que les changements institutionnels associés à la Révolution Glorieuse de 1689 aient eu un important effet sur croissance.

Un autre récit qui me vient à l’esprit concernant origines de croissance soutenue est le rôle des découvertes et des débuts de la colonisation. En faisant remonter le début de la croissance soutenue au dix-septième siècle, le calendrier colle avec la colonisation croissante des Amériques. Les Pères pèlerins ont fait leur périple en 1620 et la colonie de la baie du Massachusetts s’est établie autour de 1630. Donc on peut prendre plus sérieusement l’idée que les Amériques ont joué un rôle important dans la croissance soutenue. En même temps, il est difficile de croire que l’ampleur de la migration et du commerce entre les Amériques et l’Angleterre ait été si importante qu’ils aient pu significativement affecter les salaires anglais, même à la fin du dix-septième siècle. Mais comme avec l’hypothèse institutionnelle, disons que je reviens sur mon opinion concernant l’importance des colonies. Je ne suis toujours pas convaincu, mais je suis un peu moins sceptique que je ne l’étais il y a quelques jours.

Un dernier récit qui semble bénéficier de ce genre de données est la théorie de Bob Allen à propos des pressions salariales et de la technologie industrielle. En réfléchissant aux raisons expliquant pourquoi l’Angleterre a adopté certaines technologies à la fin du dix-septième siècle et au début du dix-neuvième siècle, mais pas de nombreux pays continentaux, Allen cite le niveau des salaires relativement élevé en Angleterre (en comparaison avec les prix relativement faibles de l’énergie). Les données sur les revenus annuels sont cohérentes avec cette hypothèse (…).

Bref, les données de Humphries et Weisdorf bousculent suffisamment les faits stylisés à propos du décollage de la croissance soutenue pour que nous ayons à revoir ce que l’on pense des facteurs qui l’ont provoquée. Cela m’amène de nouveau à réfléchir sérieusement à la question. Nous devons séparer la notion de la croissance soutenue (c’est-à-dire la croissance des revenus annuels) de la notion de Révolution industrielle (c’est-à-dire l’invention ou l’adoption de technologies spécifiques). Certes nous pensons que la croissance dépend du changement technologique, mais cela ne signifie pas que ce sont les technologies impliquées dans la production de coton qui ont entraîné la croissance soutenue. (…) »

Dietrich Vollrath, « When did sustained growth start? », 30 mars 2018. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Sept siècles de croissance et de déclin en Europe »

« A quoi ressemblait la croissance britannique avant la Révolution industrielle ? »

« Les reliefs de la croissance »

vendredi 6 octobre 2017

Pourquoi réduire les impôts ne stimule pas la croissance ?

« (…) Le propos de ce billet n’est pas de ressasser les preuves empiriques qui montrent que les réductions d’impôts ne stimulent pas la croissance. Je vais plutôt réfléchir aux raisons expliquant pourquoi elles n’alimentent pas la croissance. Parce que l’idée selon laquelle elle est susceptible de le faire semble à première vue raisonnable, mais elle s’avère inexacte dans le monde réel.

Commençons avec les bases. Si vous voulez stimuler la croissance économique, c’est-à-dire accroître plus rapidement le PIB réel, alors vous avons besoin d’accroître le montant de capital, de travail ou la productivité. C’est le cas aussi bien si vous acquérez de nouveaux travailleurs, de nouveaux biens capitaux ou de nouvelles innovations que si vous utilisez du travail, du capital et des innovations qui étaient oisifs jusqu’alors. Vous voulez accroître les intrants pour accroître le PIB.

Ce qu’il y a de plus important en économie, c’est l’idée que les gens répondent aux incitations. Dans le cas des intrants, les incitations à les fournir tiennent à leurs rendements, comme les salaires, les dividendes, les intérêts ou les profits. Si vous taxez ces rendements, cela réduit les rendements et les gens vont fournir moins de travail, de capital ou d’innovations. Donc si vous réduisez cet impôt, l’idée est que les gens vont fournir plus de travail, de capital ou d’innovations. Ce n’est pas vérifié. Pourquoi est-ce que cela ne marche pas comme nous le penserions a priori ?

De faibles élasticités


Nous pensons que si vous réduisez le taux d’imposition et donc accroissez les rendements des intrants, nous accroissez par là même leur quantité. Mais pour "booster" la croissance du PIB ou pour avoir un quelconque effet appréciable sur le PIB, il faut que l’élasticité de cette offre d’intrants vis-à-vis de ces rendements soit significative.

Pour le travail, il semble y avoir plusieurs preuves empiriques robustes suggérant que cette élasticité est en fait faible. (…) On constate que cette élasticité de l’offre de travail est globalement nulle dans presque chaque cas, sauf dans le cas des femmes mariées. C’est notamment ce que montre l’étude de Saez, Slemrod et Giertz (SSG). Avec une élasticité proche de zéro, peu importe de combien vous réduisez le taux d’imposition et accroissez par là le rendement au travail (c’est-à-dire le salaire), cela n’entraîne pas de hausse substantielle de l’offre de travail. Et sans une hausse substantielle d’offre de travail, il n’y a pas de hausse significative du PIB.

Du côté du capital, c’est plus dur à estimer parce que, il est certes facile de considérer les salaires déclarés comme des paiements au travail réel, il est bien plus dur de dire quelle partie du revenu déclaré des entreprises constitue un paiement au « capital ». Les dividendes sont probablement l’une des choses les plus simples à voir, comme il s’agit de paiements directs aux actionnaires. Mais quand Yagan a analysé les répercussions de la réduction d’impôt sur dividendes de 2003, il a constaté qu’il n’y avait pas d’effet sur l’investissement des entreprises (c’est-à-dire les intrants en capital réels). En d’autres mots, l’élasticité des intrants de capital réels vis-à-vis du taux d’imposition était nulle.

Pour l’innovation, il y a des preuves empiriques plus robustes suggérant un effet de la taxation sur l’activité de R&D (bien que nous devons être prudents et distinguer entre l’activité de R&D et l’innovation elle-même). Dechezlepretre, Einio, Martin, Nguyen et Van Reenan ont publié un document de travail où ils observent comment un changement des conditions pour obtenir un crédit d’impôt pour la R&D au Royaume-Uni a pu affecter les dépenses en R&D et le dépôt de brevets ; bref, ils ont cherché à y voir un effet sur l’innovation. Ils mettent en évidence de significatifs effets des incitations fiscales relatives à la R&D sur la R&D et le dépôt de brevets. Cependant, les incitations fiscales (comme un crédit d’impôt ou la possibilité aux entreprises de retrancher les dépenses de R&D) ne sont pas tout fait la même chose qu’une variation du taux d’imposition. (…) Faire varier le taux marginal d’imposition du revenu individuel ou du revenu des entreprises, ce n’est pas la même chose que fournir des incitations fiscales en faveur de la R&D. Mais, si vous cherchez une manière d’utiliser la politique fiscale pour stimuler la croissance, alors il semble plus efficace de s’appuyer sur des incitations à la R&D et à l’innovation que de réduire les taux d’imposition sur le travail et le capital.

Nous taxons les flux financiers, pas les intrants


Si l’impact des réductions d’impôts sur le PIB est faible, c’est aussi parce que les impôts ne sont pas seulement prélevés sur les transactions qui font partie du PIB ; ils sont prélevés sur tout genre de transactions. N’oubliez pas que, chaque année, il y a des milliards (et peut-être des milliers de milliards) de transactions individuelles qui se déroulent dans l’économie. Certaines de ces transactions impliquent des paiements pour un intrant réel comme le travail ou le capital, si bien qu’elles font partie du PIB. Mais d’autres transactions sont purement financières et donc n’en font pas partie. Mais la fiscalité ne fait pas cette distinction ; vous n’êtes pas seulement imposés sur vos transactions qui contribuent au PIB ; vous êtes imposé sur la totalité (ou plutôt la plupart) des transactions où vous recevez de l’argent.

Distinguons quatre genres de transactions :

1. Lorsque la transaction est taxée et que le revenu fournit un intrant réel. Votre salaire est un exemple. Vous fournissez un intrant réel (du travail) à votre employeur et le revenu que vous gagnez en échange fait partie du PIB. Le revenu que vous gagnez est aussi sujet à l’imposition. Donc si vous réduisez le taux d’imposition sur ce revenu, vous pouvez accroître votre offre de travail, ce qui va accroître le PIB. Comme nous l’avons vu ci-dessus, cette réponse serait faible, que ce soit de la part du travail et du capital, si bien que le PIB ne s’accroîtrait pas beaucoup. Une baisse des impôts sur la R&D ou l’innovation pourrait avoir un effet plus tangible.

2. Lorsque la transaction n’est pas taxée et que le revenu ne provient pas de la fourniture d’un intrant réel. Pensez à un petit don en espèces, inférieur au seuil d’imposition, que vous obtiendriez par exemple de la part de vos grands-parents. C’est un revenu, dans le sens où vous avez une entrée d’argent, mais ce n’est pas un rendement pour un intrant réel. Il n’est pas imposé car son montant est faible.

3. Lorsque la transaction n’est pas taxée et que le revenu provient de la fourniture d’un intrant réel. Vous pouvez penser à des paiements de petite échelle pour un travail dont la rémunération est inférieure aux seuils d’imposition, comme la garde d’enfants ou d’autres services domestiques. Maintenant, comme ils n’ont pas à être déclarés, ils ne sont pas taxés, mais il est aussi possible qu’ils ne soient pas pris en compte et inclus dans le PIB. Mais, techniquement, parce qu’ils impliquent une personne fournissant un intrant réel comme le travail, ce revenu devrait être mesuré comme partie intégrante du PIB. Dans tous les cas, parce que ces transactions ne sont pas taxées, une réduction des taux d’imposition n’influencera en rien les intrants réels que les gens fournissent ici ; votre babysitter ne va proposer de faire une nuit supplémentaire la semaine si le taux marginal chute.

4. Lorsque la transaction est taxée et que le revenu ne provient pas de la fourniture d’un intrant réel. Ici nous avons tout un monde de transactions financières. Si vous achetez des actions contre de la liquidité, aucun intrant réel n’est fourni, donc cette transaction ne s’ajoute pas au PIB. Mais cette transaction est imposée, dans le sens où la plus-value qu’obtient le vendeur est sujette à l’impôt. Si vous réduisez les taux d’imposition, alors vous verrez davantage de ces transactions financières être réalisées, mais cela n’ajoutera rien au PIB. (…)

Si les réductions d’impôts ne stimulent pas la croissance du PIB, c’est notamment parce que les réductions d’impôts s’appliquent aussi bien aux transactions de type 4 qu’aux transactions de type 1. Une réduction du taux d’imposition devrait accroître ces deux types de transactions. En pratique, on constate que les élasticités associées aux transactions de type 1 sont faibles, si bien que les réductions d’impôts affectent peu la fourniture d’intrants réels. Mais les réductions d’impôts peuvent avoir un gros effet sur les transactions (financières) de type 4. Ces transactions de type 4 peuvent stimuler les revenus imposables en rendant les transactions plus attractives, mais cela n’affecterait pas la provision réelle d’intrants, donc n’accroîtrait pas le PIB. Saez, Slemrod et Giertz utilisent l’exemple de la réforme fiscale de 1986 pour le démontrer. (…)

En fait, vous pouvez affirmer que, pour accroître le PIB, l’idéal serait d’accroître les impôts sur les transactions financières (une taxe Tobin) pour réduire les incitations à faire ces transactions (de type 4), mais aussi de réduire les impôts sur les transactions de type 1 qui concernent la provision d’intrants réels et surtout fournir des incitations aux dépenses de R&D et à l’innovation.

Si vous voulez me convaincre que ces transactions financières de type 4 ont un effet important sur la croissance du PIB réel, alors vous devez me convaincre que le changement de propriété améliore l’allocation de la capacité de gestion ou me trouver un argument similaire. Pour que ce soit exact, il devrait y avoir beaucoup de changements de propriété qui n’ont actuellement pas lieu en raison d’une fiscalité jugée excessive. Mais les preuves empiriques vont à première vue contre cette idée, parce qu’il faudrait qu’il y ait eu un déclin ou une stagnation des transactions financières de ce genre au cours du temps, or ce n’est tout simplement pas le cas. (…)

(…) Affirmer que les réductions d’impôts ne vont pas avoir d’effet sur la croissance, ce n’est pas dénier la théorie de base. Une telle affirmation repose sur les faibles élasticités (qui impliquent que les réponses sont faibles) et sur la déconnexion entre les rendements qui sont imposés et les rendements qui sont payés aux intrants réels. »

Dietrich Vollrath, « Why don't tax cuts boost growth? », in Growth Economics (blog), 3 octobre 2017. Traduit par Martin Anota

lundi 22 mai 2017

Baumol et la maladie des coûts

« Comme mon horloge interne n’est pas synchronisée avec internet, je ne propose qu’à peine un billet en réaction de la disparition de William Baumol, auquel j’ai régulièrement fait référence sur mon blog depuis plusieurs années. (...) Je n’ai pas d’histoire à partager à propos de l’homme ; je ne l’ai jamais rencontré. Ce que je compte faire, par contre, c’est passer un peu de temps pour plonger dans ce que je considère être l’article essentiel dans lequel il développe son idée la plus connue : la "maladie des coûts des services" (cost disease of services). Je pense qu’en tant qu’universitaire, il apprécierait autant cela qu’une anecdote.

Avant de commencer, il faut rappeler que Baumol est l’un de ces grands économistes qui a récemment disparu, aux côtés de Ken Arrow et d’Allan Meltzer. D’ailleurs, j’appelle à placer Robert Solow dans un bunker souterrain sécurisé et à l’envelopper dans du papier bulle.

Retournons à Baumol. Son article essentiel est “Macroeconomics of unbalanced growth: The anatomy of urban crisis”, publié en 1967 dans l’American Economic Review. Pour moi, il contient plusieurs intuitions qui permettent de comprendre une grande partie de l’histoire de la croissance économique de ces cinquante dernières années.

Pour commencer, Baumol divise l’activité économique de la façon suivante : "La source fondamentale de différenciation réside dans le rôle joué par le travail dans l’activité. Dans certains cas, le travail est principalement un instrument, quelque chose d’accessoire pour obtenir le produit final, tandis que dans d’autres types d’activité, à toutes fins pratiques, le travail lui-même constitue le produit final". Pour le premier cas, avec le travail comme instrument, lisez "biens manufacturés". (…) Le travail est juste accessoire de votre perspective de consommateur final.

Comparez cela avec le passage suivant : "D’un autre côté, il y a de nombreux services pour lesquels le travail est une fin en soi, pour lesquels la qualité est jugée directement en termes de montant de travail. L’enseignement en est un bon exemple… Un exemple même plus extrême est celui que j’ai utilisé dans un autre contexte : la performance en direct. Une demi heure de quartette demande un certain temps de la part des musiciens et toute tentative visant à accroître ici la productivité est susceptible d’être mal vue par les critiques et l’auditoire".

Ici, le travail est l’essence même du produit. Si vous allez voir le quintet, alors vous achetez du temps de ces musiciens. De même, dans une classe de cours, vous achetez le temps du professeur. Dans un (bon) restaurant, vous achetez souvent le temps et l’attention d’un serveur.

La première grosse conclusion, qui est vraiment une hypothèse pour Baumol, est que la croissance de la productivité du travail dans le premier type de production (celle de biens) est relativement rapide, tandis que la croissance de la productivité du travail dans le second type de production (celle de services) est relativement faible. C’est juste dû à la nature du travail tel qu’il est utilisé. Pour la plupart des services, vous ne pouvez pas "faire plus avec moins". Personne ne veut voir une symphonie d’une demi-heure être jouée en seulement un quart d’heure.

D’où la maladie des coûts vient-elle ? La prochaine hypothèse cruciale que Baumol fait est que les coûts du travail (les salaires) dans les deux types d’activités varient conjointement. Soyons clairs, il ne suppose pas (ou n’a pas besoin de supposer) que les salaires sont identiques dans les deux secteurs, seulement qu’une hausse des salaires dans un secteur pousse à la hausse les salaires dans l’autre secteur. C’est le cas si le travail est mobile entre les deux activités. Une autre façon de le dire est de dire que les travailleurs peuvent travailler dans l’un ou l’autre des secteurs. (Ils peuvent être aussi productifs dans les deux secteurs, comme dans le récent article d’Alwyn Young, qui avance la possibilité que Baumol ait tort à propos de la croissance de la productivité relative…)

(…) La croissance de la productivité dans le secteur des biens pousse à la hausse le salaire dans ce secteur, mais accroît aussi la production de ce secteur. Donc le ratio salaire sur production (une mesure du coût d’une unité de production) reste constant au cours du temps. Une hausse des salaires dans le secteur des biens fait pression sur les salaires dans le secteur des services, donc les salaires s’accroissent au cours du temps ici. Mais (si l’on fait l’hypothèse extrême selon laquelle) la productivité ne s’accroît pas dans les services, alors la production ne s’accroît pas. Le ratio salaires sur production dans les services (une mesure des coûts) s’accroît donc au cours du temps. C’est la "maladie des coûts des services".

Les éléments cruciaux sont, à nouveau, l’hypothèse que la croissance de la productivité du travail est relativement faible dans les services et l’hypothèse que le travail est mobile entre les secteurs. Etant donné cela, le coût des services va augmenter au cours du temps.

(…) La plus grande intuition que Baumol ait eu a été de noter la différence dans l’importance du travail dans la production de biens et de services. Le raisonnement subséquent n’est pas, en soi, une grande révolution. L’effet Balassa-Samuelson (développé par ces deux auteurs dans des articles publiés en 1964) développe la même idée. Ils distinguent entre des biens échangeables et non échangeables, plutôt qu’entre biens et services et ils font des comparaisons entre pays, plutôt que de voir une évolution au niveau d’un seul pays, mais la conséquence est identique. Les pays qui sont très productifs en biens échangeables vont tendre à avoir des niveaux élevés de prix agrégés (une régularité empirique connue sous le nom d’"effet Penn"), comme cette productivité conduit à la hausse des coûts dans leurs secteurs produisant des biens non échangeables.

Il est utile ici de noter que les noms importent. Si vous appelez ce phénomène "maladie des coûts", vous le considérerez nécessairement comme un problème. Si vous l’appelez "effet Penn", cela signifie que les pays riches ont de plus hauts prix et que c’est juste une bizarrerie empirique. "La maladie des coûts" semble être une mauvaise chose, mais c’est comme mourir à plus de 90 ans, simplement de vieillesse. C’est terrible que vous mouriez, mais n’oublions pas que vous avez plus de 90 ans. La maladie des coûts de Baumol est le résultant d’une richesse incroyable.

Les symptômes précis de la maladie des coûts dépendent d’hypothèses supplémentaires. Baumol a précisé les possibilités dans le reste de l’article. Nous savons que les coûts (et donc les prix) du secteur des services croissent relativement au secteur des biens.

"Nous pouvons nous demander ce qui se passerait si, malgré le changement de leurs coûts et prix relatifs, la magnitude des productions relatives des secteurs ne changeait pas… si la demande pour le produit en question (les services…) était suffisamment inélastique au prix ou élastique au revenu."

C’est l’intuition essentielle suivante, celle selon laquelle la demande de services est inélastique au prix ou élastique au revenu. Cela signifie que malgré la hausse des coûts, les gens continuent de consommer des services et peuvent en fait accroître leurs dépenses dans les services comme ils deviennent plus chers. Baumol en déduit les implications de la demande de services pour l’économie au niveau agrégé. Dans la citation suivante, le "secteur progressif" est le secteur qui produit des biens, avec une productivité croissante, tandis que le "secteur non progressif" est celui qui produit les services, marqué par une faible croissance de la productivité. (…)

"Si la productivité horaire par travailleur s’élève cumulativement dans un secteur relativement à son taux de croissance ailleurs dans l’économie, tandis que les salaires s’élèvent proportionnellement dans tous les domaines, alors les coûts relatifs dans les secteurs non progressifs doivent inévitablement s’accroître et ces coûts vont s’accroître cumulativement et sans limite… Donc, les avancées dans les secteurs technologiquement progressifs accroissent inévitablement les coûts dans les secteurs technologiquement invariants de l’économie, à moins que les marchés du travail dans ces domaines puissent être scellés et les salaires maintenus absolument constants, quelque chose de très peu probable. Nous voyons ensuite que les coûts vont s’accroître mécaniquement dans plusieurs secteurs de l’économie (…). Si leurs productions relatives sont maintenues, une proportion toujours croissante de la main-d’œuvre doit être canalisée dans ces activités et le taux de croissance de l’économie doit ralentir de façon proportionnelle."

J’ai essayé de résumé cela avec mes propres mots trois ou quatre fois, mais je ne pense pas avoir fait un meilleur boulot que Baumol. J’ai consacré plusieurs billets de ce blog sur la réalisation de la prédiction de Baumol en ce qui concerne le ralentissement de la croissance de la productivité qui s’opère à mesure que nous passons vers des secteurs non progressifs. Je vais juste répéter que le ralentissement de la croissance agrégée qu’implique la maladie des coûts de Baumol s’explique par la nature de la demande, non par une limite technologique.

Souvent les gens se focalisent sur la question de la "maladie des coûts" dans l’article de Baumon, sans prendre en considération la seconde partie, qui se penche sur l’effet de la demande pour les services. Scott Alexander a publié un billet sur la maladie des coûts il y a quelques mois qui le démontre. Le billet d’Alexander n’est pas le seul à le faire, mais c’est le dernier qui s’est inscrit dans ma liste de lecture sur ce sujet, si bien que je l’utilise pour illustrer un point précis.

C’est un billet (très) long, mais Alexander parle de l’éducation, de la santé, des services offerts par l’Etat, en documentant la maladie des coûts. Il cristallise cela en posant ce genre de question : "que préféreriez-vous ? Envoyer votre enfant dans une école de 2016 ? ou envoyer votre enfant dans une école de 1975 et obtenir un chèque de 5000 euros chaque année?". Il pose ensuite la même question avec l’université : vous préférez l’université moderne ou l’université de vos parents, plus 72.000 dollars ? Et ensuite avec la santé : les soins modernes ou les soins de l’époque de vos parents (…), plus 8.000 dollars chaque année ?

La réponse implicite d’Alexander à toutes ces questions est que vous choisiriez la seconde option : le vieux niveau de service plus l’argent. Une grande partie du billet cherche à expliquer que le service offert aujourd’hui n’est pas de meilleure qualité que le service offert une génération plus tôt. Même si j’ai beaucoup de choses à dire sur cette conclusion, ce n’est pas la question qui m’intéresse. Supposons que la qualité de la santé et de l’éducation n’ait pas changé en une génération (…). Voici la question que Baumol s’est implicitement posée. Où les gens dépensent-ils le supplément d’argent qu’ils gagnent ?

Ils peuvent l’utiliser pour acheter une nouvelle voiture ou un nouvel appareil électroménager, c’est-à-dire un bien manufacturé. Peut-être que c’est ce qu’Alexander avait en tête ; il n’a jamais dit ce qu’il adviendrait au supplément d’argent.

Mais les gens peuvent aussi dépenser ces cinq ou huit milles dollars supplémentaires pour finalement prendre des vacances bien méritées, c’est-à-dire dépenser dans le tourisme et des services d’hospitalité. Ou ils peuvent bien décider de dépenser cet argent pour envoyer leurs enfants dans une meilleure (et plus coûteuse ?) école ou les mettre dans une crèche à plein temps plutôt qu’à temps partiel. Ou pour envoyer leurs enfants à l’université. Peut-être que les gens vont obtenir l’épargne pour retourner à l’université afin d’obtenir un diplôme supplémentaire et ainsi obtenir une promotion au travail ou bien pour acquérir une nouvelle certification qui accroît leur salaire.

Et une partie de cette épargne peut être dépensée dans les services de santé. Les individus peuvent se lancer dans des procédures pour guérir totalement de leurs problèmes chroniques plutôt que de continuer à seulement en alléger les symptômes. Peut-être que les enfants obtiennent un traitement orthodontique complet, plutôt qu’un traitement partiel se contentant de renforcer une dent. Alexander suggère que l’épargne pourrait être dépensée pour voir des spécialistes permettant de traiter des problèmes de santé persistants, plutôt que de la dépenser pour aller voir un médecin généraliste.

A partir de la seconde intuition de Baumol, la demande pour ce genre de services est élastique au revenu et inélastique au prix. Ce qui signifie qu’une grande partie de l’argent que les gens obtiennent de l’expérience de pensée d’Alexander est réinvestie dans l’éducation et la santé. Qu’est-ce que cela entraîne ? La courbe de la demande se déplace pour la santé et l’éducation. Et ensuite que se passe-t-il ? Le prix augmente et le volume supplémentaire de soins de santé ou d’éducation n’est pas aussi important. En outre, il n’y a pas de déclin significatif (et peut-être même une hausse) dans la part du PIB représentée par la santé et l’éducation.

C’est la même conséquence que Baumol décrit, même si pour lui l’origine de cela se trouve dans la hausse de la productivité dans le secteur des biens. Mais l’origine de la hausse de la productivité n’est pas importante, ce qui importe est la structure de la demande pour les services. Aussi longtemps que notre demande de services est élastique au revenu et inélastique aux prix, la part de la santé et de l’éducation dans le PIB s’accroît comme nous devenons plus productifs, peu importe d’où l’amélioration de la productivité provient.

Nous n’affirmons pas par là que la santé et l’éducation sont efficacement gérées. (…) Mais leurs coûts élevés ne sont pas entièrement dus à leur inefficacité délibérée et une réduction de ces coûts ne réduirait pas leur part dans le PIB.

Je pense que le billet d’Alexander est un exemple d’analyse (parmi d’autres) qui considère trop littéralement la partie "maladive" de la "maladie des coûts". La hausse des coûts dans l’éducation et la santé ne représente pas toujours une pathologie. A bien des égards, nous sommes les victimes de notre propre prospérité et de nos préférences. Il n’y a rien dans l’analyse de Baumol qui implique que la maladie des coûts réduise les niveaux de vie ou détériore le bien-être. Rappelez-vous que la maladie des coûts est en premier lieu une conséquence des améliorations de la productivité.

Même si la "maladie des coûts" n’est peut-être pas le meilleur nom qu’on aurait pu lui donner, nous devons reconnaître que Baumol a su anticiper la trajectoire de la croissance économique et du changement structurel dans les pays développés au cours de la fin du vingtième siècle. Il le fit sans avoir eu à recourir à des mathématiques plus complexes que celles que je peux utiliser dans mes cours à la fac et en utilisant un langage accessible à tous. Si la croissance économique vous intéresse, il vous sera utile de consacrer du temps pour lire ses travaux. »

Dietz Vollrath, « Understanding the cost disease of services », 15 mai 2017. Traduit par Martin Anota

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