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Tag - Dani Rodrik

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lundi 23 août 2021

Commerce international et inégalités

« Jusqu’à récemment, les économistes avaient en général minimisé le rôle de la mondialisation dans le creusement des inégalités au sein des pays développés. Mais aux yeux de la population, les effets adverses de la mondialisation semblaient bien plus larges, ce qui a contribué au contrecoup à l’encontre de l’orthodoxie politique et à l’essor du populisme d’extrême-droite. La littérature sur le commerce et les inégalités est pourtant exceptionnellement riche, offrant aussi bien d’importantes intuitions théoriques que de constats empiriques bien complets couvrant la période récente. Dans ces commentaires, je vais résumer quelques points importants à en retenir.

La redistribution est le revers des gains à l’échange


La théorie économique fournit un point de départ naturel. La théorie orthodoxe suggère que les effets redistributifs de l’ouverture aux échanges sont larges et durables. Deux de ces implications (la magnitude et la permanence de la redistribution) sont soutenues dans la théorie du commerce (…). Les gains à l’échange découlent de la différence dans les prix relatifs qui prévalent dans l’économie mondiale, d’un côté, et dans l’économie domestique (en autarcie) avant échanges, de l’autre. A mesure que l’économie s’ouvre aux échanges, les prix relatifs domestiques changent, ce qui entraîne une redistribution des revenus en plus des gains à l’échange. L'identité des gagnants et des perdants dépend de la nature de la stratification sociale dans la société (la classe sociale, la profession, les compétences, le niveau d’éducation, le genre, la religion, etc.) et de quel côté du changement des prix relatifs se situe chaque groupe.

Le fameux théorème Stolper-Samuelson (1941) (...) montre que le commerce génère des pertes absolues pour un segment de la société et non simplement des pertes relatives. Les hypothèses derrière le théorème sont extrêmes : il n’y a que deux facteurs de production, deux biens et une mobilité parfaite des facteurs, mais la logique de Stolper-Samuelson se retrouve dans un ensemble bien plus large d’environnements économiques. Dans une économie concurrentielle, et ce aussi longtemps que l’économie nationale ne se spécialise pas totalement (par exemple, elle continue de produire des biens qui sont importés), l’ouverture au commerce détériore la situation d’au moins un facteur de production, indépendamment du nombre de biens et de facteurs et du degré de mobilité des facteurs (voir Rodrik 2018a pour la démonstration).

Chose importante, ce résultat implique que les effets du commerce international sur les prix à la consommation ne compensent jamais complètement les perdants. C’est une conséquence du fait que, dans un système de production néoclassique, le prix des facteurs varie davantage que le prix des biens. Cela amène à conclure qu’il y aura au moins un facteur de production dont le revenu chutera davantage que le prix du bien qui connait la plus forte baisse de prix. Donc même si les travailleurs les moins qualifiés tendent à consommer beaucoup de produits importables, ils verront toujours leur situation se dégrader quand de tels biens sont intensifs en travail peu qualifié.

Ces résultats théoriques sont importants parce qu’ils vont à l’encontre de beaucoup d’arguments avancés dans le débat public : l’affirmation selon laquelle le commerce bénéficierait à toute la population ou du moins à la plupart des gens ; celle selon laquelle, même si le commerce crée des perdants, il ne s’agirait que de "coûts d’ajustement" transitoires ; ou encore celle selon laquelle l’effet des prix à la consommation ferait plus que compenser les pertes. En substance, il est théoriquement incohérent d’affirmer qu’il y a d'importants gains à l’échange sans accepter l’idée qu’il y ait d’amples répercussions sur la répartition des revenus. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs !

Déceler empiriquement ces effets distributionnels nécessite que nous identifiions précisément les facteurs de production pertinents. Le travail diffère clairement du capital et les travailleurs les moins éduqués ne peuvent se transformer rapidement en professionnels qualifiés. Les premiers travaux empiriques se sont focalisés sur ces distinctions (le travail versus le capital, les travailleurs qualifiés versus les travailleurs non qualifiés), mais ces catégories étaient trop agrégées pour être pleinement révélatrices. Les compétences spécifiques à des entreprises ou des secteurs créent une marge distributionnelle supplémentaire, plus fine, entre les gagnants et les perdants du commerce. Plus important encore, l’immobilité spatiale des travailleurs génère des effets distributionnels entre les régions. Les travaux passés en revue par Dorn et Levell (2021) (…) mettent en évidence les effets nocifs qu’ont pu avoir l’ALENA (aux Etats-Unis) et le choc commercial chinois (aux Etats-Unis et en Europe) sur les marchés du travail locaux dans les régions très dépendantes des emplois qui se sont retrouvés concurrencés par les importations. C’est le cas d’Autor, Dorn et Hanson (2013) concernant le choc commercial chinois et de Hakobyan et McLaren (2016) concernant l’ALENA. Ces études montrent que les régions qui furent très affectées par le commerce (et les travailleurs et secteurs les plus directement concurrencés par la Chine et le Mexique) ont subi des pertes de revenu significatives et durables.

La redistribution est plus large dans les étapes avancées de la mondialisation


Une implication importante, mais bien moins reconnue, de la théorie du commerce international est que les gains tirés du retrait des barrières à l’échange diminuent relativement à la redistribution induite, précisément parce que les barrières en question deviennent de moins en moins importantes. En d’autres mots, la composante redistributive du commerce augmente relativement aux gains globaux à mesure que la mondialisation se poursuit. Ce résultat découle simplement de la théorie économique standard. Les coûts en termes d’efficience d’une taxe sur le commerce, comme avec toutes les taxes, augmentent avec le carré de la taxe. (…) De leur côté, les effets distributifs sont pratiquement linéaires avec les changements des prix relatifs et ils ne dépendent pas de la magnitude de la taxe (ni de l’étape de la mondialisation où nous nous situons).

Pour en voir l’importance pratique, considérons la question suivante : combien de dollars de revenu basculent d’un groupe de revenu à l’autre par dollar de gains à l’échange ? La réponse à cette question est donnée par ce que j’ai appelé le "ratio coût-bénéfice politique" (RCBP) de la libéralisation (Rodrik, 1994). Le numérateur du RCBP est la somme des valeurs absolues des gains et pertes des différents groupes identifiables, divisé par deux (pour corriger de la double comptabilisation). Le dénominateur correspond aux gains d’efficience standards que génère la libéralisation commerciale. Nous pouvons calculer cet indicateur en utilisant les modèles d’équilibre partiel ou général du commerce avec des valeurs de paramètre de référence (pour les élasticités dans le premier cas et les parts des facteurs dans le second). Dans les deux cas, le ratio de redistribution des gains nets passe d'environ 5 quand les droits de douane sont initialement de 40 % à plus de 20 quand les droits de douane sont de 10 % (Rodrik, 1994, 2018a). En d’autres termes, pour de faibles niveaux de barrières à l’échange, la redistribution est relativement plus large que les gains à l’échange qui sont générés. Ce n’est pas qu’une possibilité théorique. Les analyses empiriques de l’ALENA (Romalis, 2007 ; Caliendo et Parro, 2015) ont conclu que les gains à l’échange obtenus par l’économie américaine sont infimes en comparaison avec les effets distributifs mis en lumière, par exemple, par Hakobyan et McLaren (2016).

Ces considérations apportent un éclairage très utile pour l’économie politique de la mondialisation. Une fois que les marchés nationaux sont assez ouverts, les tentatives visant à approfondir la mondialisation vont sembler (non sans raison !) être avant tout motivées par l’objectif d’enrichir certains groupes plutôt que d’accroître la taille du gâteau. Selon moi, les pays développés avaient atteint ce stade à la fin des années 1990, peut-être même plus tôt.

La compensation est problématique


Le commerce international entraîne une redistribution des revenus, mais il n’aggrave pas forcément les inégalités si les bénéficiaires sont les moins fortunés de la société. La théorie et l’analyse empirique suggèrent cependant que la redistribution est allée dans la mauvaise direction dans les pays développés. Les perdants ont été les travailleurs les plus pauvres et les moins éduqués, et les régions qui étaient déjà affectées par la désindustrialisation et les destructions d’emplois provoquées par celle-ci. Les pertes en revenu ont été amplifiées par la hausse des taux de mortalité et d’autres coûts sociaux (Case et Deaton, 2020).

La réponse standard que les économistes et les responsables de la politique commerciale ont avancée à de telles inquiétudes est que les accords commerciaux doivent s'accompagner d’une compensation des perdants. Aux Etats-Unis, la compensation est souvent implicitement intégrée dans la politique commerciale à travers la Trade Adjustment Assistance (TAA). En Europe, la compensation n’est pas directement ciblée sur les travailleurs affectés par le commerce international, mais l’assurance sociale et des politiques actives de l’emploi répondant aux destructions d’emplois en général tendent à être plus généreuses qu’aux Etats-Unis. Dans aucun des deux cas une compensation n'est fournie pour les pertes de rémunération en tant que telles, à moins que les travailleurs basculent dans le chômage ou voient leur revenu chuter en-deçà d’un seuil qui active l’assistance sociale. Il est clair que la compensation est incomplète et imparfaite.

Il y a de bonnes raisons pour lesquelles la compensation ne marche jamais en pratique. Premièrement, il y a des problèmes informationnels qui empêchent de cibler les perdants. Les gouvernements peuvent difficilement identifier les travailleurs dont la rémunération aurait été plus élevée en l’absence de la libéralisation du commerce. En pratique, ce problème est "résolu" en rendant l’assistance publique conditionnelle à un choc commercial observable, par exemple les destructions d’emplois liées au commerce international. Mais cela manque les travailleurs qui ont accepté des salaires plus faibles, que ce soit en gardant leur emploi ou en changeant d’emploi. En général, l’information imparfaite empêche les transferts forfaitaires, ce qui signifie que la compensation crée des inefficiences.

Cela nous amène au second problème. Comme la compensation est coûteuse, la perte sèche de la compensation ampute facilement un gros morceau des gains à l’échange. Elle affaiblit les gains agrégés de la compensation et peut même les transformer en pertes. A travers un modèle de commerce quantitatif, Antràs et alii (2017) montrent que les magnitudes sont significatives : la hausse non compensée des inégalités produite par le commerce peut significativement réduire le bien-être social ; et les distorsions occasionnées par les impôts adoptés pour modérer les inégalités peuvent réduire les gains à l’échange. Dans cette étude, la libéralisation du commerce est modélisée comme une réduction des coûts à l’échange "iceberg", qui ignore la perte dans les recettes douanières du gouvernement. Quand les recettes du gouvernement sont ajoutées, la compensation requise est plus large.

Considérons un calcul au dos de l’enveloppe basé sur les résultats de Rodrik (1994, 2018a) cités plus haut. Supposons que le fardeau excédentaire des politiques redistributives s’élève à 0,10 dollar. En d’autres termes, pour tout dollar de redistribution, il y a une perte sèche équivalente à 10 centimes. Supposons en outre que le RCBP (à la marge) de la libéralisation commerciale soit de 10, ce qui n’est pas un chiffre extrême quand les économies sont déjà pleinement ouvertes (comme je l’ai précédemment indiqué). Alors, compenser pleinement les perdants produirait une perte sèche qui épuiserait tous les gains à l’échange. Avec un RCBP supérieur à 10 et/ou un fardeau excédentaire supérieur à 0,1, la compensation du commerce international provoquerait des pertes nettes pour la société. Des groupes particuliers (les intérêts orientés à l’export) peuvent toujours y gagner et en l’occurrence beaucoup gagner, mais les pertes subies par le reste de la société seraient plus larges.

J’ai jusqu’à présent considéré les arguments économiques expliquant pourquoi la compensation est problématique et au mieux incomplète. L’hypothèse était qu’il y a une fonction de bien-être social qui prend en compte la distribution du revenu et que les autorités politiques veulent maximiser. Mais il y a aussi des raisons politiques qui peuvent empêcher la compensation. Si les bénéficiaires de la mondialisation sont assez puissants pour obtenir les accords commerciaux qu’ils désirent, ils peuvent aussi être assez puissants pour bloquer les politiques redistributives. Et même s’ils ont initialement besoin d’une coalition assez large, ils peuvent se soustraire à leurs engagements.

Une version de cet argument fait écho à l’incohérence temporelle attachée à la promesse de compenser les perdants. Supposons que la signature d’un accord commercial nécessite qu'il soit accepté par au moins certains des potentiels perdants. Dans les pays développés, ces groupes pourraient être les travailleurs dans les régions industrielles en déclin. Pour obtenir leur accord, le gouvernement va vouloir leur promettre un dédommagement. Dans le contexte américain, cela pourrait prendre la forme d’une Trade Adjustment Assistance améliorée. Cependant, dès lors que l’accord commercial ne peut être facilement inversé, il y aura peu d’incitations à accorder la compensation une fois que l’accord est signé. Plus généralement, les promesses de redistribuer ex post présentent une incohérence temporelle quand l’accord commercial sape le pouvoir des acteurs ayant un pouvoir de veto (Fernandez et Rodrik, 1991). En effet, la TAA a généralement été sous-financée et son efficacité a été limitée (D’Amico et Schochet, 2012).

Bref, que ce soit d’un point de vue économique ou politique, il n’est pas surprenant que les perdants de la mondialisation n’aient pas bénéficié d’une telle compensation.

Justice versus inégalités : le commerce international diffère des autres échanges marchands


Mais pourquoi les gouvernements devraient-ils chercher à défaire les effets redistributifs du commerce et la mondialisation ? Les économies de marché subissent continuellement des changements et beaucoup d’entre eux bouleversent les prix relatifs et la répartition du revenu. Les modifications dans les conditions de demande, le changement technologique et une variété d’autres chocs idiosyncratiques frappent les économies sans pour autant susciter des inquiétudes à propos des inégalités ou des appels au dédommagement. En outre, il n’est pas clair que le commerce soit le plus important facteur à l’origine des problèmes distributionnels que les pays développés ont connus ces dernières décennies : la hausse des inégalités salariales, la désindustrialisation, le déclin régional, la compression des classes moyennes, la hausse de la part du revenu rémunérant les hauts revenus et la chute de la part du travail. Il y a un large consensus parmi les économistes pour dire que le progrès technique et de profonds changements institutionnels (tels que le déclin du syndicalisme ou du pouvoir de négociation des travailleurs) ont joué un plus grand rôle. Pourtant, les effets nocifs du commerce international et de la mondialisation sont devenus bien plus saillants politiquement que les autres déterminants. Un large pan de la littérature empirique montre que les chocs de mondialisation ont joué un rôle causal et significatif dans l’essor des mouvements populistes d’extrême-droite (Rodrik, 2021).

Les énormes effets des chocs commerciaux sur les attitudes publiques ont été mis en évidence dans une expérimentation que Rafael di Tella et moi avons réalisée auprès de répondants américains (di Tella et Rodrik, 2020). Dans une enquête menée en ligne à grande échelle, nous avons présenté aux sujets un "article de presse" sur la fermeture imminente d’une usine textile. Nos sujets furent aléatoirement répartis entre différents groupes de traitement, chaque groupe se voyant présenter un scénario particulier l’éclairant sur les raisons de la fermeture de l’usine. Les scénarii évoquaient notamment un choc de demande négatif, l’introduction de technologies économisant le travail, les erreurs de gestion et différents types de délocalisations internationales (donc le commerce international). Il fut demandé aux répondants quelles étaient leurs préférences en termes de politique publique : ils pouvaient choisir de ne rien faire, de verser des revenus de transfert aux travailleurs qui perdaient leur emploi ou d’imposer une restriction au commerce.

En général, les scénarii suscitaient une hausse du soutien en faveur de l’action publique en comparaison avec le scénario de contrôle (celui où il n’y a pas de destructions d’emplois). Mais le principal point était que les gens ne traitaient pas de la même façon les différentes destructions d’emplois. Ils distinguaient les chocs touchant le marché du travail selon ce qui les produisait. Alors que les perturbations non commerciales telles que les chocs technologiques et les chocs de demande n’augmentaient pas la demande de protection, les chocs commerciaux suscitaient une bien plus forte demande de protection, doublant ou triplant la part des répondants qui appelaient à restreindre les échanges internationaux. En outre, nos sujets étaient particulièrement sensibles au commerce avec une nation en développement. Changer simplement le nom du pays où la production est délocalisée (le Cambodge au lieu de la France) augmenta significativement la demande de protection face aux importations (de plus de la moitié).

Ces résultats suggèrent que les gens voient les chocs commerciaux comme intrinsèquement différents des autres types de chocs. Les vues de nos répondants quant à la désirabilité de l’action gouvernementale d’un certain type (et de la restriction au commerce en particulier) ne dépendaient pas seulement des possibles conséquences (les pertes d’emplois), mais aussi des canaux causaux. Les gens semblent également avoir des préférences quant aux mécanismes distributifs.

Angus Deaton, parmi d’autres, estime que les réactions publiques aux tendances économistes sont moins façonnées par les inégalités en tant que telles que par les perceptions de justice. Comme Deaton (2017) l’écrit, "les inégalités ne sont pas la même chose que l’injustice… C’est cette dernière qui suscite aujourd’hui tant de troubles politiques dans le monde riche. Une partie des processus qui génèrent les inégalités est perçue comme juste. Mais les autres processus à l’œuvre sont profondément et manifestement injustes et ils sont devenus une source légitime de colère et de désaffection". Le commerce international est particulièrement susceptible de susciter des sentiments d’injustice, parce qu’il implique des transactions économiques entre des entités opérant dans différents ensembles de règles et de réglementations.

Considérons la différence entre un échange marchand qui est domestique et un second qui implique un passage aux frontières. Dans le premier cas, toutes les entreprises opérant dans un secteur donné sont sujettes à des règles identiques (établies par le gouvernement national) et le sentiment est que l’Etat n’en favorise aucune par rapport aux autres. En d’autres termes, les règles du jeu semblent les mêmes pour toutes. Dans le second cas, les entreprises ne font pas forcément face aux mêmes circonstances. Une entreprise dans un pays A peut être (explicitement ou implicitement) subventionnée par son gouvernement et elle peut avoir à respecter des normes environnementales et une réglementation du travail bien plus souples que celles qui prévalent dans le pays B ou bien, même si les réglementations sont dans le texte les mêmes, elle peut les contourner. D’un point de vue économique formel, l’écart de coûts entre les pays qui en résulte n’est pas différent de celui qui résulte des différences dans les dotations factorielles ou en termes de productivité, si bien qu’il peut même être la source de gains à l’échange additionnels. Mais les opportunités de commercer qui résultent d’une telle inégalité des règles du jeu ne sont pas de la même nature et elles ont un relent d’injustice.

Les économistes ont traditionnellement résisté à l’idée d’évoquer de telles questions d’injustice dans les discussions autour de la politique commerciale. Si la réglementation du travail est superficielle ou inexistante dans les pays à faible revenu, pourquoi ne pas considérer cela comme une autre source d’avantage comparatif ? Les travailleurs qui perdraient leur emploi dans les ateliers textile si le commerce était restreint ne se retrouveraient-ils pas alors dans une plus mauvaise situation qu’en l’absence d’opportunités offertes par l’ouverture commerciale ? Fait-il économiquement sens de délocaliser les productions polluantes dans les juridictions où la demande d’un air plus propre est plus faible et donc les réglementations environnementales plus laxistes ?

Considérons ces inquiétudes du point de vue des groupes affectés, en particulier les travailleurs, dans le pays importateur. Après de longues luttes politiques, les travailleurs dans la plupart des pays développés ont obtenu une expansion considérable des droits sociaux, notamment dans le cadre de la réglementation du travail avec la liberté des négociations collectives et la prohibition du travail forcé et du travail des enfants. Avec cette réglementation du travail, il est illégal (et illégitime) pour les entreprises de se concurrencer sur le base d’avantages en coûts obtenus en violant ces normes. Une entreprise ne peut concurrencer une autre entreprise en employant des travailleurs qui se soustraient à la réglementation du travail nationale, même si ces travailleurs désirent le faire "volontairement".

Mais le commerce international rend soudainement légal (et, aux yeux de beaucoup d’économistes et de technocrates, pleinement légitime) ce qui était jusqu’alors illégal (et illégitime) dans un pays. Une entreprise ne peut pas venir de l’étranger des enfants et les faire travailler dans son pays, mais elle peut employer ces enfants à l’étranger (soit directement, soit via un sous-traitant). Un économiste y voit des gains à l’échange. Mais pour le défenseur du travail et le réformateur social, il s’agit d’une sape de la réglementation du travail domestique. Effectivement, les travailleurs domestiques se voient dire : si vous ne voulez pas être concurrencés par les importations, vous devez sacrifier les droits du travail que vous avez durement acquis !

Dans certains cas, les lois du commerce international reconnaissent le besoin d’accorder un minimum d’attention aux considérations de justice. C’est pourquoi les pratiques de subventions à l’export et de dumping (consistant à vendre à un prix inférieur aux coûts) de la part des exportateurs sont généralement punissables par des "remèdes" commerciaux (c’est-à-dire des droits de douane sur les importations) même s’il est économiquement peu justifié de le faire. Le travail carcéral a été laissé en-dehors des règles commerciales dans le GATT originel (permettant aux pays de restreindre les importations réalisées avec un tel travail). Une exception similaire n’a formellement pas été faite pour les biens réalisés avec du travail forcé, mais l’on peut penser que peu élèveraient une objection à ce que des prohibitions commerciales allant dans ce sens soient adoptées. Mais que dire à propos du travail d’enfants, des pratiques d’exploitation du travail ou de la répression flagrante des droits de négociation collective ? Dans tous ces cas, il peut être justifié de parler d’injustice à propos d’un tel commerce. Pourtant, les règles actuelles ne permettent généralement pas aux pays de restreindre les importations sur la base de telles considérations (en-dehors d’accords commerciaux bilatéraux ou régionaux). Prohiber ou restreindre les importations en raison de violations de droits du travail dans les pays exportateurs violerait les règles de l’OMC et pourrait susciter des représailles de la part des exportateurs affectés.

Les différences réglementaires entre les pays ne sont pas toujours problématiques. Elles peuvent s’expliquer par des différences en termes de circonstances ou de préférences et elles ne reflètent pas forcément une violation des droits sociaux. Par exemple, un pays exportateur peut avoir un salaire minimum relativement faible qui reflète un moindre niveau de productivité. Cela n’est clairement pas une source de nivellement par le bas des conditions de travail dans les pays importateurs et ils ne doivent pas y voir un échange déloyal (bien qu’en pratique ils le fassent souvent). Dans d’autres cas, les pays peuvent choisir une moindre protection sociale et une protection plus souple du travail pour atteindre d’autres objectifs sociaux (par exemple un niveau d’emploi plus élevé). Des considérations d’arbitrage vont toujours entrer en jeu, même s’il n’y a pas de violation des droits dans les pays aux réglementations laxistes. C’est l’une des considérations qui a fortement pesé dans les négociations de l’Union européenne avec la Grande-Bretagne pour le Brexit.

Les considérations de justice dans le commerce international n’appellent pas à l’uniformité des réglementations du travail ou des règles sociales. Mais en général, plus l’intégration est poussée, plus forte sera la demande pour l’harmonisation des réglementations. Dans l’Union européenne, la divergence dans les règlementations du travail entre certains pays périphériques (par exemple la Pologne) et les nations plus avancées (par exemple la France) a souvent créé des tensions. A travers l’accord du Brexit, l’Union européenne a obtenu la promesse de la part de la Grande-Bretagne que cette dernière de concurrencerait pas déloyalement ses industries par des règlementations du travail et des normes environnementales plus souples (et elle s’est réservé le droit à restreindre les échanges si des changements en matière de politiques du travail, sociales ou environnementales au Royaume-Uni présentaient des "impacts significatifs sur le commerce ou l’investissement entre les parties").

L’intégration économique se fait avec un arbitrage entre, d’un côté, les gains à l’échange et, de l’autre, les gains de la diversité réglementaire. Il est en général impossible de maximiser sur les deux fronts. Plus nous approfondissons l’intégration, plus nous devons sacrifier en diversité réglementaire, soit de jure, soit de facto, via l’arbitrage. (Je discute davantage de l’harmonisation réglementaire dans la prochaine section.) Sans prétendre résoudre de tels problèmes, les économistes peuvent néanmoins faire savoir que le commerce international soulève dans de telles conditions d’épineuses questions de justice.

Les bénéfices d’une intégration profonde sont ambigus


Les économistes considèrent typiquement la politique commerciale internationale en termes de droits de douane et de quotas. Mais comme mes propos précédents le suggèrent, au fil du temps la politique commerciale a de moins en moins concerné ces frictions si souvent évoquées dans les manuels pour s’attaquer de plus en plus aux autres barrières rendant l’accès aux marchés domestiques coûteux. L’idée était que, comme les barrières traditionnelles disparaissaient, des gains à l’échange supplémentaires pouvaient être obtenus en réduisant les coûts de transaction générés par les politiques ou les réglementations qui étaient traditionnellement considérées comme relevant du seul ressort domestique. L’agriculture, les services, les subventions, la santé et les règles sanitaires ou encore la protection de la propriété intellectuelle ont été certains des nouveaux domaines incorporés à l’OMC en 1994. Les accords commerciaux qui ont été ultérieurement négociés de façon bilatérale ou régionale sont même allés plus loin dans ces domaines et ont intégré d’autres domaines comme la banque, la finance et la réglementation du travail. Le problème est que les politiques domestiques dans ces domaines assuraient souvent d’importantes fonctions distributives ou étaient le fruit de négociations sociales historiques. Quand elles se retrouvèrent incorporées dans les négociations commerciales, beaucoup ont estimé que des groupes spécifiques et des lobbies s’étaient approprié les accords commerciaux pour renverser les pactes sociaux. Les accords commerciaux devinrent plus conflictuels et controversés.

Mais ce n’est pas seulement une question de perceptions. Le contrecoup politique à l’encontre de l’intégration profonde peut trouver des justifications économiques. Les bénéfices économiques agrégés tirés des accords internationaux contraignant l’autonomie réglementaire domestique sont bien plus ambigus que ceux tirés du retrait des barrières frontalières traditionnelles. Ils peuvent certes réduire les "coûts à l’échange" et stimuler les échanges et l’investissement transfrontalier. Mais leur impact sur le bien-être et l’efficience est fondamentalement incertain. Je discute en détails de ces questions dans Rodrik (2018b) ; voir aussi Maggi et Ossa (2020).

Considérons le cas des normes réglementaires (conçus pour promouvoir la sécurité du consommateur, la protection de l’environnement ou de la santé). L’harmonisation de telles normes réglementaires est au cœur des accords commerciaux d’aujourd’hui. La justification est que la réduction des différences réglementaires entre les pays diminue les coûts de transaction qu’il y a à faire des affaires à l’étranger. Les normes réglementaires qui peuvent entraver l’accès des producteurs étrangers aux marchés domestiques sont parfois qualifiées de "barrières non douanières". Et il ne fait guère de doute que les gouvernements jouent parfois sur les réglementations pour donner un avantage aux producteurs domestiques face aux producteurs étrangers. Mais, comme je l’ai indiqué plus tôt, les différences en matière de réglementation entre les pays reflètent souvent des différences en matière de préférences des consommateurs ou une divergence dans les styles réglementaires. L’interdiction des OGM et du bœuf aux hormones, par exemple, ne répond pas à des motifs protectionnistes (cette interdiction s’applique également aux producteurs domestiques), mais aux pressions émanant de groupes de consommateurs domestiques. Le gouvernement américain considère qu’il s’agit de barrières protectionnistes et les organes de règlement des différends de l’OMC lui ont souvent donné raison (Rodrik, 2018b).

Le problème est que, contrairement au cas des droits de douane et des quotas, il n’y a pas de référence naturelle qui nous permette de déterminer si une norme réglementaire est excessive ou "protectionniste". Comme les pays ne partagent ni les mêmes évaluations du risque (de sécurité, environnemental, sanitaire), ni les mêmes conceptions du lien qui doit s’établir entre les entreprises et leurs parties prenantes (leurs salariés, leurs fournisseurs, leurs clients, les communautés locales), les normes ne seront pas les mêmes et aucune ne sera supérieure aux autres. Dans le langage des économistes, les normes réglementaires sont des biens publics pour lesquels les nations (et les groupes dans les nations) peuvent avoir des préférences différentes. Les nations doivent arbitrer entre les bénéfices d’un approfondissement de l’intégration des marchés (en réduisant la diversité réglementaire) et les coûts d’une harmonisation excessive. Les décisions qui en résultent sont intrinsèquement politiques et distributionnelles. Et elles restent contestées comme les préférences et les coalitions politiques changent.

L’Acquis communautaire européen constitue le summum de l’harmonisation réglementaire. Le Marché unique européen est le résultat de la poursuite non simplement du libre-échange, mais en fait de la profonde intégration, qui a requis un large ensemble détaillé de lois et de réglementations (allant jusqu’à prescrire, par exemple, la taille des cages pour les poules pondeuses) qui s’appliquent pour la plupart à tous les Etats-membres. Ces arbitrages ont fortement pesé dans le débat autour du Brexit au Royaume-Uni. Ses partisans appelaient notamment à ce que telles décisions restent entre les mains des politiciens domestiques (plutôt que des technocrates européens). Le maintien dans l’Union européenne impliquait que les arbitrages importants soient réalisés à Bruxelles, loin des dirigeants démocratiquement élus, et qu’ils seraient susceptibles de favoriser le marché unique au détriment de la différence nationale.

C’était peut-être un genre différent de conflit distributif, tournant moins autour des intérêts matériels et davantage autour des valeurs ou des préférences sociales et politiques. Pour ceux ayant d’importants intérêts commerciaux, économiques ou professionnels à accéder au marché européen, il était naturel que les intérêts matériels prédominent. Pour d’autres, pour qui les perspectives économiques étaient moins brillantes, l’autonomie politique et réglementaire revenait à la surface.

Il n’est pas certain qu’il y ait des gains à l’échange "dynamiques"


Les gains standards du commerce sont des effets de "niveau", statiques, qui résultent d’une allocation plus efficace des ressources domestiques, étant donné les possibilités d’échanges. Il est possible d’envisager également des effets de croissance dynamiques ou des bénéfices de productivité qui vont au-delà des gains standards dans l’efficience allocative. En l’occurrence, une ouverture aux échanges peut augmenter, non pas seulement ponctuellement les possibilités de consommation, mais en fait le taux de croissance de la productivité de l’économie. Les avocats des accords commerciaux évoquent souvent de tels effets de croissance ou de productivité pour affirmer qu’il y a de larges gains économiques. Beaucoup des problèmes distributionnels que j’ai évoqués seraient d’une moindre importance si la croissance économique accélérait de façon soutenue. Tous les bateaux (ou la plupart d’entre eux) ont plus de chances de finir par être soulevés si la marée ne cesse de monter.

Les effets de croissance peuvent découler soit d’une hausse de l’accumulation du capital, soit d’une accélération de l’innovation et de sa diffusion. Notez tout d’abord qu’une hausse de la croissance à moyen ou long terme n’implique pas en soi une hausse équivalente du bien-être. Supposons, par exemple, que l’ouverture aux échanges accroisse le rendement domestique du capital et donc le taux d’investissement, en plus du taux de croissance à long terme. En l’absence d’une divergence entre les rendements privés et sociaux de l’accumulation, les coûts d’opportunité de la consommation perdue à court terme (de façon à accroître l’épargne et à financer l’investissement) sont égaux à la marge à la hausse des possibilités de consommation à long terme. Dans ce cas, les gains à l’échange, calculés par approximation, ne seraient pas différents des gains statiques standards, malgré la hausse du taux de croissance de l’économie.

Les effets de croissance significatifs pour le bien-être sont davantage probables quand le commerce améliore la productivité dans les secteurs, soit dans les entreprises, soit par la réallocation entre les entreprises, et quand il y a des externalités positives associées au processus d’innovation. Tout d’abord, le commerce facilite les transferts technologiques à partir des entreprises situées à la frontière technologiques dans les autres pays (Bayoumi et alii, 1999). Un autre mécanisme est celui de la concurrence à l’importation, qui force les entreprises les moins efficaces à sortir du marché et d’autres entreprises à rationaliser leur exploitation (Melitz, 2003). De tels effets sont abondamment documentés et le commerce est en général associé à une plus forte croissance de la productivité dans les secteurs les plus exposés à l’économie mondiale tels que l’industrie manufacturière.

Il est moins souligné que la croissance de la productivité induite par le commerce dans l’industrie ne se traduit pas nécessairement par une amélioration de ce qui importe vraiment pour les gains agrégés, en l’occurrence la croissance de la productivité au niveau de l’économie. Dans plusieurs pays à revenu intermédiaire ou élevé, en particulier la Grande-Bretagne, la concurrence à l’importation a accéléré le processus de désindustrialisation. La question clé est de savoir ce qui survient au travail qui a été réalloué à d’autres secteurs lorsque l’industrie se contracte. Quand le travail se déplace vers les activités de services à moindre productivité, où les externalités technologiques sont moins importantes, ou quand l’emploi reste déprimé dans les régions affectées, les effets au niveau de l’ensemble de l’économie sont considérablement moins positifs. Le déclin économique local et la désindustrialisation ont été liés non seulement à une moins bonne performance en termes de productivité, mais également à divers maux sociaux allant des ruptures conjugales à la multiplication des problèmes d’addiction et des suicides (Case et Deaton, 2020). La spécialisation de la Grande-Bretagne s’est faite au profit des services financiers et elle a promu une livre sterling forte, mais au détriment de nombreux pans de l’économie réelle.

Et à propos des pays exportateurs à faible revenu ? Il est indéniable que la croissance dans plusieurs de ces pays (et en Chine en particulier) a bénéficié de l’ouverture des marchés en Europe et aux Etats-Unis. L’industrialisation orientée à l’exportation a été un puissant moteur pour la croissance dans les pays qui réussirent à l’allumer. Donc même si le commerce a aggravé les inégalités dans les pays développés, il a probablement réduit les inégalités mondiales, grâce en grande partie à la performance économique de la Chine.

Cependant, il est utile de souligner deux points ici (…). Premièrement, les pays qui ont réussi à s’industrialiser se sont appuyés sur une vaste gamme de politiques qui violèrent les règles d’intégration profonde. La Chine s’est industrialisée non seulement en protégeant pendant un long moment ses entreprises publiques de la concurrence à l’importation, mais aussi à travers les subventions, les transferts technologiques forcés, les exigences en contenu domestique, la manipulation du taux de change et un laxisme en matière de protection des brevets et des copyrights. Deuxièmement, mis à part la Chine, les exemples les plus proéminents d’industrialisations orientées à l’exportation (le Japon, la Corée du Sud, Taïwan) prirent place avant les années 1990, quand les restrictions à l’échange dans les pays développés étaient généralement plus fortes et la libéralisation du commerce confinée à la question des barrières frontalières.

La globalisation financière et la mobilité du capital aggravent les inégalités


Jusqu’à présent je ne me suis focalisé que sur le commerce international, mais mes propos seraient incomplets si je n’évoquais pas les effets distributifs de la mobilité internationale des entreprises et de la mondialisation financière.

Les chercheurs du FMI ont constaté qu’une plus grande mobilité du capital produit de puissants effets d’inégalités (Jaumotte et alii, 2013 ; Furceri et Loungani, 2015 ; Furceri et alii, 2017). En l’occurrence, ils constatent que la libéralisation du compte de capital entraîne des baisses significatives et durables de la part du revenu rémunérant le travail, ainsi que des hausses du coefficient de Gini des inégalités de revenu et des parts du revenu national gagnées par les 1 %, les 5 % et les 10 % les plus rémunérés.

Il n’y a pas d’analogue au théorème Stolper-Samuelson en macroéconomie internationale. Mais il y a une explication évoquant les négociations (comme je l’ai développé dans Rodrik, 1997, chapitre 2). Aussi longtemps que les salaires sont en partie déterminés par la négociation entres les salariés et leurs employeurs, la mobilité du capital donne à ces derniers un moyen de pression crédible : acceptez de plus faibles salaires ou nous irons à l’étranger ! Furceri et alii (2017) constatent empiriquement que la déformation du partage du revenu au détriment du travail est liée aux menaces de délocalisations. L’explication par les négociations est aussi cohérente avec le constat relevé par Jaumotte et alii (2013) selon lequel la hausse des inégalités est étroitement liée à l’investissement direct à l’étranger. Plus largement, le régime de négociations salariales peut être endogène à la mondialisation, les travailleurs perdant en pouvoir de négociation à mesure que les délocalisations de la production à l’étranger sont facilitées.

Un autre argument dans Rodrik (1997) est que la mobilité du capital accroit la volatilité des rémunérations du travail et déplace le fardeau des chocs économiques sur les épaules des travailleurs. Cela découle aussi du fait que le capital et le travail n’ont pas le même degré de mobilité internationale. Le facteur qui a le moins de possibilités à quitter le pays se retrouve à supporter les coûts des chocs idiosyncratiques. Les analyses empiriques vont dans le sens de cette conjecture (Scheve et Slaughter, 2002 ; OCDE, 2007 ; Buch et Pierdzioc, 2014). Les travailleurs les moins compétents et qualifiés, ceux qui sont les moins à même de traverser les frontières, sont typiquement les plus affectés par le déplacement des risques.

Un autre changement distributionnel tient au fardeau de la taxation. Quand le capital devient mondialement mobile, il devient plus dur à taxer. En effet, les taux d’imposition des entreprises ont fortement baissé dans pratiquement tous les pays développés depuis la fin des années 1980, dans certains cas de moitié, voire plus. De telles tendances ont été explicitement reliées à la concurrence fiscale dans les pays avec des régimes de libre mobilité du capital (Devereux et alii, 2008). Entretemps, le fardeau fiscal sur les salaires (les cotisations sociales, etc.) n’a guère changé et les taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ont généralement augmenté (Rodrik, 2018a).

Il y a eu une bien plus grande coopération et davantage d’échanges d’informations entre les pays développés ces dernières années en vue de restreindre la concurrence fiscale. Un accord a récemment été obtenu parmi les principales économies pour fixer un plancher dans la taxation du revenu des entreprises. Il reste à voir si cela va entraîner un réel changement dans la taxation du capital mondialement mobile. »

Dani Rodrik, « A primer on trade and inequality », août 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

La mondialisation creuse les inégalités dans les pays développés

Baisse de la part du travail : la mondialisation est-elle coupable ?

Quel est l’impact de l’ouverture financière sur les inégalités de revenu ?

Quels sont les effets de la libéralisation financière ?

Pourquoi la mondialisation alimente-t-elle le populisme ?

mardi 5 novembre 2019

La démocratie sur le fil du rasoir



« (…) Le message clé du nouveau livre de Daron Acemoglu et James Robinson, The Narrow Corridor: States, Societies, and the Fate of Liberty, (…) est que les perspectives de liberté et de prospérité tiennent sur un fil du rasoir entre, d’une part, l’oppression étatique et, d’autre part, l’anarchie et la violence qu’une société s’inflige si souvent. Donnez trop de poids à l’Etat par rapport à la société et vous vous retrouvez avec le despotisme. Affaiblissez l’Etat vis-à-vis de la société et vous obtenez l’anarchie.

Comme le signale le titre du livre, il n’y a qu’un "corridor étroit" entre ces deux dystopies, un mince sentier que seuls quelques pays, principalement situés dans l’Occident industrialisé, ont réussi à trouver. De plus, ce n’est pas parce qu’un pays parvient à atteindre ce sentier qu’il faut s’attendre à ce qu’il y reste. Acemoglu et Robinson soulignent qu’une régression autoritaire reste toujours une possibilité, à moins que la société civile reste vigilante et s’avère capable de mobiliser contre les potentiels autocrates.

Le nouveau livre d’Acemoglu et Robinson poursuit la réflexion qu’ils menèrent dans leur précédent blockbuster, Why Nations Fail. Dans cet ouvrage et dans d’autres écrits, ils identifiaient ce qu’ils qualifiaient d’"institutions inclusives" comme le principal facteur derrière le progrès économique et politique. Ces institutions, telles que les droits de propriété sécurisés et l’Etat de droit, ont pour caractéristique d’être accessibles à tous les citoyens (ou presque) et de ne pas avantager une minorité étroite d’élites au détriment du reste de la société.

Un pays qui a donné du fil à retordre à la thèse d’Acemoglu-Robinson est la Chine. La monopolisation du pouvoir politique par le parti communiste chinois, la corruption rampante du pays et la facilité avec laquelle les concurrents économiques et les opposants politiques du parti peuvent être dépouillés ne donnent pas l’image d’institutions inclusives. Pourtant, il est indéniable qu’au cours des quatre dernières décennies, le régime chinois a permis des taux de croissance économique sans précédents et la réduction de la pauvreté la plus impressionnante que l’humanité ait connue.

Dans Why Nations Fail, Acemoglu et Robinson affirmaient que la croissance économique chinoise s’épuiserait à moins que les institutions politiques extractives laissent la place à des institutions inclusives. Ils n’abandonnent pas cette thèse dans The Narrow Corridor. Ils estiment que la Chine est un pays où un Etat fort a dominé la société pendant plus de deux millénaires. Selon eux, parce que la Chine a passé autant de temps hors du corridor, il est improbable qu’elle puisse rejoindre facilement ce dernier. Ni la réforme politique, ni la poursuite de la croissance économique ne semblent probables.

Il y a un autre grand pays qui semble maintenant poser problème à la thèse originelle d’Acemoglu-Robinson : ce sont les Etats-Unis. A l’époque où Why Nations Fail a été écrit, beaucoup considéraient encore les Etats-Unis comme un exemple d’institutions inclusives : un pays qui s’est enrichi et est devenu démocratique via le développement des droits de propriété sécurisés et l’Etat de droit. Aujourd’hui, la répartition des revenus des Etats-Unis s’apparente à celle d’une ploutocratie. Et les institutions politiques représentatives du pays, sous les coups d’un démagogue, semblent manifestement friables.

The Narrow Corridor semble avoir été écrit en partie pour expliquer l’apparente fragilité des démocraties libérales. Les auteurs parlent d’"effet de Reine Rouge" (Red Queen effect) pour évoquer la lutte incessante pour préserver l’ouverture des institutions politiques. Comme le personnage du livre de Lewis Carroll, la société civile doit courir toujours plus vite pour repousser les dirigeants autoritaires et refreiner leurs tendances despotiques.

La capacité de la société civile à tenir face au "Léviathan" dépend quant à elle des divisions sociales et de leur évolution. La démocratie émerge typiquement soit de l’essor de groupes populaires qui peuvent remettre en cause le pouvoir des élites, soit des divisions entre les élites. Au cours des dix-neuvième et vingtième siècles, l’industrialisation, les guerres mondiales et la décolonisation ont été liés à la mobilisation de tels groupes. Les élites au pouvoir ont accédé aux demandes des opposants : que le droit de vote soit étendu, sans exigences en matière de propriété, (généralement) à tous les hommes. En retour, les groupes nouvellement affranchis acceptaient de se voir imposer des limites à leur capacité d’exproprier les propriétaires. Bref, les droits de vote ont été échangés contre des droits de propriété.

Mais comme je le discute dans un travail que je réalise avec Sharun Mukand, la démocratie libérale a besoin de plus : des droits qui protègent les minorités (ce que nous pouvons appeler des droits civiques). La caractéristique distinctive du cadre politique qui génère la démocratie est qu’il exclut le principal bénéficiaire des droits civiques (les minorités) de la table des négociations. Ces minorités ont ni les ressources (contrairement à l’élite), ni le nombre (contrairement à la majorité) avec eux. Le cadre politique favorise donc un genre appauvri de démocratie (ce que l’on peut appeler la démocratie électorale) par rapport à la démocratie libérale.

Cela contribue à expliquer pourquoi la démocratie libérale est un spécimen rare. L’échec à protéger les droits des minorités est une conséquence facilement compréhensible de la logique politique derrière l’émergence de la démocratie. Ce qui appelle une explication, ce n’est pas la rareté relative de la démocratie libérale, mais son existence. La surprise n’est pas qu’il y ait si peu de démocraties libérales, mais pourquoi il y en a tout court.

Ce n’est pas vraiment une conclusion réconfortante à une époque où la démocratie libérale semble très menacée, même dans ces parties du monde où elle semblait avoir été en permanence bien établie. Mais en prenant conscience de la fragilité de la démocratie libérale, nous pouvons peut-être éviter la lassitude qui nous afflige lorsqu’on la considère comme garantie. »

Dani Rodrik, « Democracy on a knife-edge », 9 octobre 2019. Traduit par Martin Anota

mardi 22 octobre 2019

L’énigmatique attrait de la globalisation financière

« Après s’en être protégée pendant des décennies, la Chine a finalement embrassé la globalisation financière, en annonçant récemment qu’elle éliminerait le contrôle des capitaux pour laisser circuler dans son économie les capitaux étrangers de court terme (les capitaux fébriles). A l’inverse, après plusieurs décennies de cycles de booms et d’effondrements, l’Argentine fait face à une autre crise macroéconomique et a finalement instauré un contrôle des capitaux pour empêcher un déclin catastrophique de sa devise.

Ces deux épisodes rappellent l’attrait intellectuel que la globalisation financière exerce toujours sur les responsables politiques, malgré son histoire remplie d’échecs. Pourquoi, après tout, la Chine abandonnerait-elle son contrôle des capitaux maintenant ? Et pourquoi l’Argentine a-t-elle tardé à adopter des mesures qui semblaient manifestement nécessaires ?

Le miracle économique chinois a plusieurs sources. En plus de l’ouverture aux marchés, la Chine a bénéficié des exportations et des investissements étrangers, de la migration interne et des systèmes éducatif et sanitaire laissés en héritage par l’ère maoïste. C’est aussi l’héritier civilisationnel d’un Etat fort, effectif avec des dirigeants éclairés, mais féroces. Sa population désire collectivement la stabilité. Mais un important facteur derrière l’essor de la Chine a été la décision de ne pas ouvrir l’économie aux flux de capitaux.

Considérons l’histoire contrefactuelle suivante. A la fin des années quatre-vingt-dix, quand le miracle économique chinois devenait évident, la Chine aurait pu facilement succomber à l’orthodoxie qui prévalait alors sur la globalisation financière. Si elle l’avait fait, cela se serait traduit par un essor des capitaux étrangers en quête de hauts rendements, une appréciation rapide du renminbi, une plus faible croissance des exportations et une perte en dynamisme. La machine à l’exportation chinoise ne serait pas devenue le poids lourd qu’elle est devenue et son économie aurait souffert davantage de volatilité en conséquence de la versatilité des capitaux étrangers. En fait, l’Argentine, avec sa volatilité macroéconomique périodique et ses crises financières récurrentes, offre une illustration parfaite de ces revers.

Presque chaque crise financière dans les pays émergents de ces dernières décennies a été précédée ou accompagnée d’une hausse des entrées de capitaux. Cela a été le cas de l’Amérique latine dans les années quatre-vingt, de l’Inde en 1991, du Mexique en 1994 et de l’Asie de l’Est et de la Russie à la fin des années quatre-vingt-dix. Cela a également été le cas du Brésil, de la Turquie et de l’Argentine au début des années deux mille ; des Baltiques, de l’Islande, de la Grèce et de l’Espagne à la fin des années deux mille et au début des années deux mille dix ; et le cas des cinq pays émergents "fragiles" (le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, l’Afrique du Sud et la Turquie) en 2013. Et c’est vrai dans le cas de l’Argentine aujourd’hui.

Certes, les flux de capitaux ont souvent reflété des problèmes politiques ou des déséquilibres plus profonds dans un pays émergent donné. Mais ils sont aussi habituellement le mécanisme de transmission pour les crises et ils ont donc intensifié les coûts éventuels pour ces économies. Bien que la plupart des dogmes du consensus néolibéral (la privatisation, la déréglementation, l’intégration commerciale, l’immigration, la discipline budgétaire et la primauté de la croissance sur la répartition) soient maintenant remis en cause ou rejetés purement et simplement, la globalisation financière reste une exception criante.

La prépondérance des preuves empiriques suggère que la globalisation financière, en particulier les capitaux fébriles sans restriction, aggrave l’instabilité macroéconomique, crée les conditions pour les crises financières et atténue la croissance à long terme en rendant le secteur échangeable moins compétitif. Peu d’économistes évoqueraient la globalisation financière comme une pré-requis essentiel pour un développement soutenu à long terme ou pour la stabilité macroéconomique. Et les arguments avancés en sa faveur présument que chaque pays a déjà adopté certaines exigences réglementaires. La plupart des pays ne les ont pas adoptées et ne le peuvent probablement pas, sauf à long terme.

Alors que le FMI a commencé à avoir un avis plus nuancé sur les restrictions imposées aux flux de capitaux (tout du moins, il y voit un dernier recours à utiliser temporairement face aux entrées déstabilisatrices de capitaux), le dogme de la globalisation financière reste intact. L’une des raisons est peut-être que l’économie du développement n’a pas abandonné son fondamentalisme quant aux ressources et à l’épargne, ce fondamentalisme qui attribuait le sous-développement à un manque d’épargne domestique. L’implication de cette idée est que les pays en développement et émergents doivent attirer des ressources à travers l’aide étrangère ou, après que le scepticisme relatif à l’aide se soit généralisé, grâce aux capitaux privés étrangers.

La résilience de l’orthodoxie s’explique aussi par la puissance des intérêts financiers bien établis qui ont fait barrage à de nouveaux contrôles sur les flux de capitaux transfrontaliers. Les élites aisées dans plusieurs pays, en particulier en Amérique latine et en Afrique du Sud, ont rapidement embrassé la globalisation financière parce qu’elles y voyaient un moyen leur permettant de mettre à l’abri leur richesse. Dans ces cas-là, avec l’inertie politique et les coûts possibles en termes de réputation, il fut difficile de revenir en arrière. Les élites financières mondiales se sont pendant longtemps appuyées sur un récit qui présentait le contrôle de capitaux comme une forme d’expropriation et les décideurs politiques responsables ne voulaient pas être perçus comme susceptibles de remettre en question les droits de propriété.

Plus récemment, les restrictions sur les flux financiers apparaissaient moins comme un anathème, parce que plusieurs pays en développement ont réussi à surmonter le "péché originel" qu’elles commettaient en empruntant dans une devise étrangère. Dans la hiérarchie désormais acceptée, les flux financiers libellés dans la devise locale sont mieux classés que les flux libellés en dollar, parce qu’ils ne se traduisent pas par des fardeaux d’endettement explosifs lorsque le taux de change s’affaiblit excessivement. Les formes d’emprunt qui permettent d’éviter ces effets de bilan sont logiquement considérés comme moins problématiques.

Néanmoins, dans le contexte actuel de croissance anémique chronique et de taux d’intérêt de long terme faibles, voire même négatifs, dans les pays développés (la "japonification"), il y a le danger que les pays en développement soient tentés d’emprunter davantage en devises étrangères. Cette trajectoire va seulement mener à davantage de volatilité, à des crises plus fréquentes et à un moindre dynamisme global. Mais plus de pays choisissent néanmoins cette voie et cela ne semble pas troubler les partisans du nouveau révisionnisme intellectuel. »

Dani Rodrik et Arvind Subramanian, « The puzzling lure of financial globalization », 25 septembre 2019. Traduit par Martin Anota



« Pourquoi cette opposition viscérale aux contrôles des capitaux ? »

« L’ouverture financière stimule-t-elle la croissance économique ? »

« Le coût des larges entrées de capitaux »

mercredi 18 septembre 2019

Devons-nous davantage nous préoccuper des écarts de revenu entre les pays ou au sein des pays ?

« Au début des cours chaque automne, j’attise la curiosité de mes étudiants avec la question suivante : vaut-il mieux être pauvre dans un pays riche ou riche dans un pays pauvre ? La question entraîne typiquement un grand débat sans conclusion. Mais nous pouvons imaginer une version plus structurée et limitée de la question, pour laquelle il y a une réponse définitive.

Restreignons la focale aux revenus et supposons que les gens s’inquiètent seulement de leurs niveaux de consommation (sans se soucier des inégalités et d’autres conditions sociales). Les "riches" et les "pauvres" sont ceux parmi les 5 % les plus riches et les 5 % les plus pauvres de la répartition du revenu, respectivement. Dans un pays riche typique, les 5 % les plus pauvres de la population reçoivent autour de 1 % du revenu national. Les données sont plus éparses pour les pays pauvres, mais cela n’est pas absurde de supposer que les 5 % les plus riches reçoivent les 25 % du revenu national.

De même, supposons que les pays riches et pauvres soient respectivement ceux parmi les 5 % des pays les plus riches et les 5 % des pays les plus pauvres, classés selon leur revenu par tête. Dans un pays pauvre typique (comme le Libéria ou le Niger), cela est d’environ 1.000 dollars, en comparaison avec les 65.000 dollars d’un pays riche typique (comme, disons, la Suisse ou la Norvège). (Ces revenus sont ajustés en fonction des écarts en termes de coût de la vie, ou de parité de pouvoir d’achat, de façon à ce qu’ils puissent faire l’objet d’une comparaison.)

Maintenant, nous pouvons calculer qu’un riche dans un pays pauvre a un revenu de 5.000 dollars (1.000 dollars x 0,25 x 20), tandis qu’un pauvre dans un pays riche gagne 13.000 dollars (65.000 dollars x 0,01 x 20). En termes de niveaux de vie matériels, un pauvre dans un pays riche est deux fois plus riche qu’un riche dans un pays pauvre.

Ce résultat surprend mes élèves ; la plupart d’entre eux croient que c’est l’inverse qui est exact. Quand ils pensent aux riches dans les pays pauvres, ils imaginent des magnats vivant dans des villas avec une myriade de domestiques et une flotte de voitures de luxe. Même si de tels individus existent certainement, un représentant des 5 % les plus riches dans les pays les plus pauvres est certainement un bureaucrate occupant un poste de fonctionnaire de niveau intermédiaire.

Cette comparaison amène à souligner l’importance des différences de revenu entre les pays, relativement aux inégalités dans les pays. A l’aube de la croissance économique moderne, avant la Révolution industrielle, les inégalités mondiales dérivaient presque exclusivement des inégalités au sein des pays. Les écarts de revenu entre l’Europe et les pans les plus pauvres du monde étaient faibles. Mais comme l’Occident s’est développé au dix-neuvième siècle, l’économie mondiale subit une "Grande Divergence" entre le cœur industriel et la périphérie produisant des biens primaires. Durant l’essentiel de la période d’après-guerre, les écarts de revenu entre les pays riches et les pays pauvres représentaient la plus grande part des inégalités mondiales.

Depuis la fin des années quatre-vingt, deux tendances ont commencé à altérer cette image. Premièrement, notamment avec la Chine, plusieurs régions en retard commencèrent à connaître une croissance substantiellement plus rapide que les pays du monde riche. Pour la première fois de l’histoire, le résident typique des pays en développement s’est enrichi plus rapidement que les habitants d’Europe et d’Amérique du Nord.

Deuxièmement, les inégalités ont commencé à s’accroître dans plusieurs pays développés, en particulier ceux avec les marchés du travail les moins réglementés et aux protections sociales les plus faibles. La hausse des inégalités aux Etats-Unis a été si forte qu’il n’est plus certain que le niveau de vie des "pauvres" américains soit plus élevé que celui des "riches" des pays les plus pauvres (avec les riches et les pauvres définis comme on les a définis ci-dessus).

Ces deux tendances continuèrent dans des directions opposées en termes d’inégalités mondiales (une les pousse à la baisse, tandis que l’autre les pousse à la hausse). Mais elles ont toutes deux accru la part des inégalités infranationales dans les inégalités totales, renversant une tendance ininterrompue observée depuis le dix-neuvième siècle.

Etant donné la nature parcellaire des données, nous ne pouvons être certains à propos des parts respectives des inégalités infranationales et internationales dans l’économie mondiale d’aujourd’hui. Mais dans un article non publié basé sur les données de la World Inequality Database, Lucas Chancel de la Paris School of Economics estime que les trois quarts des inégalités mondiales courantes peuvent être dues aux inégalités infranationales. Les estimations historiques réalisées par deux autres économistes français, François Bourguignon et Christian Morrison, suggèrent que les inégalités infranationales n’avaient pas été aussi amples depuis la fin du dix-neuvième siècle.

Ces estimations, si elles sont correctes, suggèrent que l’économie mondiale a franchi un seuil important, nous obligeant à revisiter les priorités en matière de politiques. Pendant un long moment, les économistes comme moi ont raconté au monde entier que la façon la plus efficace de réduire les disparités de revenu mondiales consisterait à accélérer la croissance économique dans des pays à faible revenu. Les cosmopolites dans les pays riches (typiquement les plus riches et les professionnels qualifiés) se donnaient bonne conscience lorsqu’ils minimisaient les inquiétudes de ceux se plaignant des inégalités domestiques.

Mais l’essor du nationalisme populiste à travers l’Occident a été alimenté en partie par la tension entre les objectifs d’égalité dans les pays riches et des niveaux de vie plus élevés dans les pays pauvres. L’accroissement des échanges entre les pays riches et les pays à faible revenu a contribué aux inégalités salariales domestiques. Et probablement que la meilleure façon d’accroître les revenus dans le reste du monde serait de permettre une émigration massive des pays pauvres vers les pays riches. Cela ne serait pas une bonne nouvelle pour les travailleurs les moins éduqués, les moins payés des pays riches.

Pourtant, les politiques que les pays développés adoptent pour réduire les inégalités domestiques n’ont pas à nuire aux pauvres dans le reste du monde, même dans le commerce international. Les politiques économiques qui favorisent les revenus des travailleurs les moins payés et diminuent l’insécurité économique sont bonnes à la fois pour l’égalité domestique et pour le maintien en bonne santé d’une économie mondiale offrant aux pays pauvres une chance de se développer. »

Dani Rodrik, « Should we worry about income gaps within or between countries? », 10 septembre 2019. Traduit par Martin Anota

jeudi 29 août 2019

Qu’est-ce qui explique la montée du populisme ?

« Est-ce la culture ou l’économie ? Cette question cadre l’essentiel du débat à propos du populisme contemporain. Est-ce que la victoire de Trump aux élections présidentielles américaines, le Brexit et l’essor des partis politiques nativistes d’extrême-droite en Europe continentale sont la conséquence d’un clivage croissant dans les valeurs entre les conservateurs sociaux et les sociaux-libéraux, les premiers ayant donné leur soutien à des politiciens xénophobes, ethno-nationalistes et autoritaristes ? Ou est-ce qu’ils reflètent l’anxiété et l’insécurité économiques de nombreux électeurs, alimentées par les crises financières, l’austérité et la mondialisation ?

Beaucoup de choses dépendent de la réponse. Si le populisme autoritariste est enraciné dans l’économie, alors le remède approprié est un populisme d’un autre genre, ciblant l’injustice et l’inclusion économiques, mais pluraliste dans ses politiques et pas nécessairement dommageable à la démocratie. Par contre, s’il est enraciné dans la culture et les valeurs, il y a moins d’options. La démocratie libérale peut être condamnée par sa propre dynamique ses contradictions internes.

Certaines versions de l’argument culturel peuvent être écartées. Par exemple, plusieurs commentateurs aux Etats-Unis se sont focalisés sur les appels de Trump au racisme. Mais le racisme sous une forme ou sous une autre a été un aspect récurrent de la société américaine et ne peuvent nous dire, en soi, pourquoi la manipulation par Trump de celle-ci s’est révélée si populaire. Une constante ne peut expliquer un changement.

D’autres comptes-rendus sont plus sophistiqués. La version la plus rigoureuse et ambitieuse de l’argument du contrecoup culturel a été avancée par (…) Pippa Norris et Ronald Inglehart (…). Dans un récent livre, ils affirment que le populisme autoritariste est la conséquence d’un changement générationnel de long terme des valeurs. Comme les plus jeunes générations deviennent plus riches, plus éduquées et plus en sécurité, elles ont adopté des valeurs "post-matérialistes" qui tiennent à la laïcité, l’autonomie personnelle et la diversité aux dépens de la religiosité, des structures familiales traditionnelles et de la conformité. Les plus vieilles générations se sont retrouvées exclues, devenant effectivement "des étrangers dans leur propre pays". Alors que les traditionnalistes constituent maintenant numériquement le plus petit groupe, ils votent en masse et sont plus politiquement actifs.

Will Wilkinson (..) a récemment présenté un argument similaire, en se focalisant en particulier sur le rôle de l’urbanisation. Wilkinson affirme que l’urbanisation est un processus de tri spatial qui divise la société en termes non seulement de fortunes économiques, mais aussi de valeurs culturelles. Cela crée des zones florissantes, multiculturelles densément peuplées où prédominent les valeurs socialement libérales. Et cela laisse à l’abandon les zones rurales et les plus petits centres urbains qui sont de plus en plus uniformes en termes de conservatisme social et d’aversion vis-à-vis la diversité. Ce processus s’autorenforce : la réussite économique dans les grandes villes valide les valeurs urbaines, tandis que l’autosélection dans l’émigration hors des régions en retard accroît davantage la polarisation. En Europe et aux Etats-Unis, les zones homogènes, socialement conservatrices constituent la base du soutien pour les populistes nativistes.

D’un autre côté, les économistes ont produit plusieurs études qui relient aux chocs économiques le soutien politique dont bénéficient les populistes. Dans ce qui est peut-être la plus célèbre d’entre elles, David Autor, David Dorn, Gordon Hanson et Kaveh Majlesi (…) ont montré que les votes pour Trump lors des élections présidentielles de 2016 dans les collectivités américaines ont été fortement corrélés avec la magnitude des chocs commerciaux adverses liés à l’essor de la Chine. Toute chose égale par ailleurs, plus les destructions d’emplois dues à l’accroissement des importations de produits chinois étaient importantes, plus le soutien pour Trump était important. En effet, selon Autor et ses coauteurs, le choc chinois a été directement responsable de la victoire électorale de Trump en 2016. Selon leurs estimations, si la pénétration en importations au cours de la période allant de 2002 à 2014 avait été deux fois moindre que le taux observé, un candidat démocrate aurait gagné les Etats critiques du Michigan, du Wisconsin et de Pennsylvanie, ce qui aurait conduit à la victoire d’Hillary Clinton à l’élection présidentielle.

D’autres études empiriques ont produit des résultats similaires pour l’Europe de l’Ouest. On a constaté qu’une plus forte pénétration des importations chinoises a été associée à un plus fort soutien vis-à-vis du Brexit en Grande-Bretagne et à l’essor des partis nationalistes d’extrême-droite en Europe continentale. L’austérité et d’autres mesures plus larges de l’insécurité économique se sont révélées avoir également joué un rôle statistiquement significatif. Et, en Suède, la hausse de l’insécurité sur le marché du travail a été empiriquement reliée à l’essor des démocrates d’extrême-droite.

Les arguments culturel et économique peuvent sembler en tension (voire incompatibles) l’un avec l’autre. Mais, en regardant entre les lignes, on peut discerner une forme de convergence. Parce que les tendances culturelles (telles que le post-matérialisme et les valeurs promues par l’urbanisation) sont d’une nature de long terme, elles n’expliquent pas pleinement le calendrier du contrecoup populiste. (Norris et Inglehart postulent un point tournant où les groupes socialement conservateurs sont devenus une minorité, mais ont toujours un pouvoir politique disproportionné.) Et ceux qui donnent la priorité aux explications culturelles n’ignorent en fait pas le rôle des chocs économiques. Ces chocs, affirment-ils, ont aggravé et exacerbé les divisions culturelles, en donnant aux populistes autoritaristes le coup de pouce dont ils avaient besoin.

Norris et Inglehart, par exemple, affirment que "les conditions économiques à moyen terme et la croissance de la diversité sociale" ont accéléré le contrecoup culturel et ils montrent dans leur travail empirique que les facteurs économiques jouent un rôle dans le soutien pour partis populistes. De même, Wilkinson souligne que "l’anxiété raciale" et "l’anxiété économique" ne sont pas des hypothèses alternatives, parce que les chocs économiques ont grandement intensifié le tri culturel tiré par l’urbanisation. Pour leur part, les déterministes économiques doivent reconnaître que des facteurs comme le choc commercial chinois ne surviennent pas dans le vide, mais dans le contexte de divisions sociétales préexistantes le long de lignes socioculturelles.

En définitive, le démêlage exact des causes derrière la montée du populisme autoritariste peut être moins important que les enseignements en termes de politique que l’on peut en tirer. Il y a peu de débat ici. Les remèdes économiques aux inégalités et à l’insécurité sont primordiaux. »

Dani Rodrik, « What’s driving populism? », 9 juillet 2019. Traduit par Martin Anota



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