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jeudi 27 décembre 2018

Les effets du salaire minimum selon Neumark

« (…) Le principal argument en faveur du salaire minimum est qu’il aide les ménages pauvres à gagner assez de revenu. Cependant, le potentiel revers est qu’il puisse désinciter les employeurs à utiliser des travailleurs à bas salaire, peu qualifiés. Si le salaire minimum réduit l’emploi pour les travailleurs peu qualifiés, il y aura des gagnants et des perdants. La capacité d’un salaire minimum à réduire la pauvreté ou à aider les ménages à faible revenu dépend de la localisation de ces gagnants et perdants dans la distribution des revenus. Clairement, l’effet sur l’emploi est crucial : si un salaire minimum plus élevé ne détruit pas les emplois, alors du point de vue du gouvernement, il y a un "repas gratuit" (free lunch) qui aide à réduire la pauvreté, même si les ménages plus riches en profitent aussi. Les économistes du travail se demandent depuis longtemps si le salaire minimum réduit l’emploi. Cet article passe en revue les preuves empiriques portant sur les Etats-Unis et aussi la fiabilité des méthodes de recherche utilisées pour estimer les effets du salaire minimum sur les emplois.

La théorie


Les analyses standards du salaire minimum partent d’un marché du travail concurrentiel pour un seul type de travail, avec une courbe d’offre de travail croissante et une courbe de demande de travail décroissante. Sans salaire minimum, le salaire est égal au salaire d’équilibre, w, et la quantité du travail employé est égale à la quantité d’équilibre, L (cf. graphique 1).

GRAPHIQUE 1 Impact du salaire minimum sur un marché du travail concurrentiel

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Avec un salaire minimum "contraignant" mw qui est plus élevé que w, moins de travailleurs sont employés, pour deux raisons. Premièrement, les employeurs substituent un autre intrant (par exemple du capital) à un travail désormais plus cher. Deuxièmement, parce que les coûts sont plus élevés avec cette nouvelle combinaison productive, les prix de vente augmentent, ce qui réduit davantage la demande de travail. Ces deux effets se traduisent par un moindre emploi (Lmw sur le graphique 1).

Bien sûr, ce modèle simplifie les choses. Il ne faut pas oublier que les travailleurs n’ont pas les mêmes niveaux de qualifications et que le salaire minimum ne nuit pas directement aux travailleurs très qualifiés. Les employeurs vont substituer davantage de travailleurs très qualifiés aux travailleurs peu qualifiés après une hausse du salaire minimum. Cette substitution entre travailleurs a des implications pour les analyses empiriques des effets du salaire minimum sur l’emploi. Les baisses de l’emploi peuvent ne pas être énormes, même si l’emploi des moins qualifiés se dégrade fortement. C’est important pour la politique économique. Le salaire minimum vise à aider les travailleurs les moins qualifiés. Si leur emploi se dégrade substantiellement (…), la politique est moins susceptible d’atteindre cet objectif.

Un problème plus fondamental concernant le modèle concurrentiel est qu’il n’est simplement pas le bon modèle. Certains affirment qu’il peut y avoir "monopsones" sur les marchés du travail, c’est-à-dire des situations où les employeurs ont un certain pouvoir dans la fixation des salaires, contrairement au modèle concurrentiel, en raison de frictions qui lient les travailleurs à des entreprises spécifiques. Ces frictions impliquent que lorsqu’un employeur embauche un autre travailleur, le coût des travailleurs existants augmente aussi. Par conséquent, l’emploi déterminé par le marché peut chuter bien en-deçà du niveau qui aurait été en vigueur si la concurrence avait été parfaite. En outre, dans le modèle du monopsone, un salaire minimum peut parfois entraîner un emploi plus élevé.

Les analyses empiriques


Les économistes décrivent les effets du salaire minimum en utilisant l’élasticité de l’emploi, c’est-à-dire le ratio rapportant la variation en pourcentage de l’emploi sur la variation en pourcentage du salaire minimum. Par exemple, une hausse de 10 % du salaire minimum réduit l’emploi de 1 % quand l’élasticité est de -0,1 et de 3 % lorsqu’elle est de -0,3.

Les premières études trouvant des effets de désemploi


Durant les années soixante-dix, plusieurs études portant sur les effets du salaire minimum sur l’emploi se sont focalisées sur les Etats-Unis. Ces études ont estimé les effets des variations du salaire minimum national sur l’emploi agrégé des jeunes, typiquement les personnes âgées de 16-19 ans ou de 16-24 ans, qui sont souvent peu qualifiés. Le consensus de ces études de première génération était que les élasticités pour l’emploi des jeunes étaient comprises entre -0,3 et -0,1.

Quelques études des années quatre-vingt-dix ont remis en cause ce premier consensus, en suggérant que les élasticités de l’emploi pour les adolescents et les jeunes adultes étaient proches de zéro. Mais des études postérieures, utilisant de nouvelles méthodes pour analyser les données agrégées, mettaient plus clairement en évidence des effets de désemploi, en lien avec le premier consensus. En utilisant des données allant jusqu’à 1999, la meilleure de ces études a trouvé que les élasticités de l’emploi adolescent était de -0,12 à court terme (c’est-à-dire sur moins d’un an) et de -0,27 à plus long terme, donc confirmant apparemment le premier consensus : le salaire minimum réduit l’emploi des jeunes (et donc des peu qualifiés) et l’éventail des élasticités va de -0,3 à -0,1.

Au début des années quatre-vingt-dix, une seconde vague d’études, plus convaincantes, a commencé à exploiter le fait que les salaires minima ne sont pas les mêmes d’un Etat à l’autre au sein des Etats-Unis. Une telle variation fournit des preuves plus fiables parce que les Etats qui relevèrent leur salaire minimum peuvent être comparés avec ceux qui ne le relevèrent pas, ce qui permet de prendre en compte les changements dans l’emploi des jeunes survenant pour des raisons autres que la hausse du salaire minimum. Une littérature s’est focalisée sur des cas spécifiques de hausses de salaire minimum par des Etats fédérés. Cette approche par des études de cas offre l’avantage de limiter l’analyse pour inclure un Etat où le salaire minimum a augmenté et un Etat très similaire où le salaire minimum n’a pas augmenté. Malheureusement, ces résultats ne s’appliquent pas nécessairement à d’autres Etats, ni à d’autres époques.

Une analyse de cette récente vague d’estimations empiriques a compilé plus de 100 études portant sur les effets du salaire minimum sur l’emploi, en cherchant à évaluer la qualité de chacune de ces études et en se focalisant sur celles qui sont les plus fiables (Neumark et Wascher, 2007). Les études se focalisant sur les moins qualifiés sont mises en avant, dans la mesure où l’on s’attend à ce que les effets supposés négatifs du salaire minimum sur l’emploi apparaissent plus clairement dans ces études. Reflétant la plus grande variété de méthodes et de sources de variation des effets du salaire minimum utilisés depuis 1982, cette revue de la littérature présente un éventail plus large d’estimations des effets du salaire minimum sur l’emploi que les études antérieures (essentiellement sur séries temporelles).

Près des deux tiers des études passées en revue estiment que le salaire minimum a des effets négatifs (quoique pas toujours statistiquement significatifs) sur l’emploi. Seulement huit études ont trouvé des effets positifs sur l’emploi. Des 33 études considérées comme les plus crédibles, 28, soit 85 % d’entre elles, suggèrent des effets négatifs sur l’emploi. Elles concernent le Canada, la Colombie, le Costa Rica, les Etats-Unis, le Mexique, le Portugal et le Royaume-Uni. En particulier, les études se focalisant sur les travailleurs les moins qualifiés trouvent des preuves plus robustes suggérant des effets négatifs, avec des effets proches ou plus larges que la gamme faisant consensus à partir des données américaines. A l’inverse, peu d’études (voire aucune) ne fournissent de preuves convaincantes d’effets positifs du salaire minimum sur l’emploi.

Les remises en cause du consensus


Deux récentes méta-analyses ont remis en cause la conclusion (Doucouliagos et Stanley, 2009 ; Belman et Wolfson, 2014). Ces analyses suggèrent qu’en moyenne les études offrent une estimation proche de zéro. Cependant, tirer des moyennes des études sur les effets du salaire minimum, comme le font les méta-analyses, n’est pas sans poser problème. Premièrement, la population étudiée n’est pas la même d’une étude à l’autre ; ce facteur et d’autres peuvent influencer la contrainte qu’exerce le salaire minimum. Cela entraîne des écarts dans les effets estimés, si bien qu’il n’y a pas de raisons d’en tirer simplement une moyenne. Deuxièmement, les méta-analyses assignent souvent plus de poids aux estimations qui sont statistiquement plus précises (Belman et Wolfson, 2014), même si les méthodes empiriques les plus rigoureuses sont susceptibles d’être moins précises du fait que leur méthodologie est plus rigoureuse. Et pourtant, ce sont les études qui utilisent les méthodes les plus rigoureuses (…) qui devraient recevoir une pondération plus importante. Donc l’attention doit être prêtée aux meilleures études, même si les chercheurs ne sont pas d’accord quant à s’avoir quelles études sont les meilleures, il est plus sensé d’essayer de résoudre cette question que de chercher mécaniquement à tirer des moyennes des estimations existantes dans la littérature.

Les conclusions de la revue de la littérature ci-dessus sont contestées dans deux études plus récentes (Dube et al., 2010 ; Allegretto et al., 2011). Les auteurs de ces études supposent que les salaires minima fédéraux tendent à augmenter dans les Etats et années où les conditions sur le marché du travail pour les moins qualifiés se dégradent relativement à celles dans les autres Etats, générant une relation négative fallacieuse entre le salaire minimum et l’emploi des peu qualifiés. Ils affirment aussi que restreindre les comparaisons entre Etats proches, quand le salaire minimum augmente dans l’un mais pas dans autres, résout ce problème, parce que des Etats proches sont sujets aux mêmes chocs qui peuvent être corrélés fallacieusement avec les hausses du salaire minimum. En utilisant ces "comparaisons entre voisins", ces deux études constatent que les effets de désemploi sont proches de zéro. La première se focalise sur les travailleurs de la restauration (Dube et al., 2010) et la seconde sur les adolescents (Allegretto et al., 2011).

Deux nouvelles analyses récentes remettent en cause plusieurs de ces conclusions (Neumark et al., 2014a ; 2014b). En outre, trois études utilisant trois approches différentes au problème de la corrélation des chocs touchant le marché du travail avec les hausses du salaire minimum (Baskaya et Rubinstein, 2015 ; Clemens et Wither, 2016 ; Powell, 2016) mettent en évidence de forts effets de désemploi associés au salaire minimum, avec des élasticités allant de -0,5 à -0,3 pour les adolescents et proches de -1 pour les travailleurs à très bas salaire (Clemens et Wither, 2016). Il y a plusieurs raisons pour trouver ces études plus convaincantes (Neumark et Wascher, 2017), notamment le fait que les méthodes de contrôle utilisées dans les études antérieures peuvent obscurcir les effets de désemploi du salaire minimum.

(…) Les exceptions dans les récents travaux qui ne trouvent pas de preuves suggérant des effets sur l’emploi (Dube et al., 2010 ; Allegretto et al., 2011) tiennent généralement à une façon spécifique d’estimer les effets du salaire minimum sur l’emploi (…). Bien d’autres méthodes dans la plupart des récentes études, qui s’attaquent aux limites potentielles que les études antérieures, trouvent des effets de désemploi (Baskaya et Rubinstein, 2015 ; Clemens et Wither, 2016 ; Powell, 2016). (…) Les affirmations générales selon lesquelles il n’y a pas de preuve qu’accroître le salaire minimum détruit des emplois sont simplement fausses.

Le salaire minimum dans les autres pays


Jusqu’à présent, la plupart des études utilisent les données américaines car les différences entre les salaires minima d’un Etat à l’autre fournissent le meilleur "laboratoire" pour estimer les effets du salaire minimum. Beaucoup d’autres pays, notamment l’Allemagne, ont un salaire minimum national. Un salaire minimum national pose de plus gros problèmes pour les sciences sociales, parce qu’il est difficile d’estimer ce qui se serait passé en l’absence d’une hausse du salaire minimum. Ce problème se reflète aussi dans les données britanniques. Dans la mesure où le salaire minimum est le même d’une région à l’autre au Royaume-Uni, une étude récente a examiné des groupes différemment affectés par le salaire minimum national, trouvant des baisses d’emploi pour les femmes à temps partiel, le groupe le plus affecté. Une deuxième étude observe les changements sur le marché du travail à des âges où le salaire minimum change (à 18 et 22 ans) et constate un effet négatif à 18 ans et à 21 ans (un an avant que le salaire minimum n’augmente, ce qui reflète d’après les auteurs le fait que les employeurs anticipent le relèvement du salaire minimum à 22 ans). Cependant, il y a plusieurs études britanniques qui ne trouvent aucun effet de désemploi. (...)

Les effets distributionnels et l’impact sur la pauvreté


Le principal argument avancé en faveur d’un salaire minimum est qu’il aide les ménages modestes. Mais parce qu’il y a des effets de désemploi, le salaire minimum crée des gagnants et des perdants. Les gagnants obtiennent un salaire plus élevé sans réduction de l’emploi (ni du nombre d’heures travaillées), tandis que les perdants portent le poids des effets de désemploi, en perdant leur emploi, en travaillant moins longtemps ou en ayant plus de difficultés à trouver un emploi. Si les gains des gagnants sont larges, si ces gagnants sont surreprésentés parmi les ménages modestes que les autorités cherchent à aider et si les perdants sont concentrés parmi les ménages à haut revenu (…), alors les pertes subies par les perdants suite à la hausse du salaire minimum peuvent sembler acceptables. Cependant, les études portant sur les Etats-Unis échouent à trouver des preuves démontrant que le salaire minimum aide les pauvres ; celui-ci accroît en fait le nombre de ménages modestes (Lundstrom, 2017).

Le problème fondamental avec l’utilisation du salaire minimum en vu d’accroître le revenu des ménages modestes est que cette politique cible des travailleurs à faible salaire, pas les ménages à faible revenu, or il ne s’agit pas forcément des mêmes personnes. Premièrement, dans plus de la moitié des familles pauvres avec un chef de famille âgé de 18 à 64 ans, personne ne travaille (…). Deuxièmement, certains travailleurs sont pauvres parce qu’ils ne travaillent que quelques heures, non parce qu’ils gagnent de faibles salaires (…). Et troisièmement, parce que les adolescents sont surreprésentés dans la main-d’œuvre rémunérée au salaire minimum, beaucoup de travailleurs à faible salaire ne sont pas dans des ménages pauvres. Par conséquent, des calculs sommaires suggèrent que lorsque le salaire minimum augmente, en supposant aucune destruction d’emploi, l’essentiel de la hausse des revenus va aux ménages appartenant à la moitié supérieure de la distribution des revenus plutôt qu’aux ménages sous le seuil de pauvreté (…).

L’incapacité à aider les ménages modestes via une hausse du salaire minimum est, on le comprend, frustrant pour les autorités. Aux Etats-Unis, cependant, un outil bien plus efficace est l’earned income tax credit (EITC) instauré dans les années soixante-dix. Certains pays européens (notamment le Royaume-Uni, la Belgique, la France et les Pays-Bas) ont mis en œuvre des politiques similaires. Ces programmes versent un supplément de revenu aux travailleurs à faible revenu, en fonction des ressources du ménage ; ce supplément de revenu diminue à mesure que le revenu d’activité augmente. (…)

Les effets incitatifs de ces suppléments de revenu sont souvent compliqués, mais si ces dispositifs sont correctement conçus, alors ils accroissent les incitations à entrer sur le marché du travail pour de nombreux individus éligibles qui ne travaillaient pas. (…) L’EITC aide les ménages à sortir de la pauvreté pas seulement via le supplément de revenu qu’il offre, mais aussi indirectement via le supplément de revenu d’activité généré par les incitations à accroître l’offre de travail (Neumark et Wascher, 2011). (...)

Résumé et recommandations de politique économique


Alors que de faibles salaires contribuent aux difficultés économiques de nombreuses familles pauvres et à faible revenu, l’argument selon lequel un relèvement du salaire minimum est un moyen efficace d’améliorer leur situation n’est pas soutenu par les preuves empiriques. Premièrement, un salaire minimum plus élevé décourage les employeurs d’utiliser les travailleurs à bas salaire, peu qualifiés que le salaire minimum cherche à aider. De nombreuses preuves empiriques (mais pas toutes) confirment que le salaire minimum réduit l’emploi des travailleurs à bas salaire, peu qualifiés. Deuxièmement, le salaire minimum ne parvient pas à cibler les familles pauvres et à faible revenu. Le salaire minimum augmente davantage les salaires des travailleurs à bas salaire plutôt qu’il n’augmente les revenus des ménages à faible revenu. Les familles à faible revenu doivent recevoir de l’aide pour sortir de la pauvreté. Les études portant sur les Etats-Unis échouent généralement à trouver des preuves empiriques montrant que le salaire minimum aide les pauvres, bien que certains sous-groupes puissent être aidés lorsque le salaire minimum est combiné avec un programme de subvention, comme un crédit d’impôt ciblé. Le salaire minimum est une politique relativement inefficace pour aider les ménages pauvres et à faible revenu. Des politiques plus efficaces sont celles qui incitent davantage les membres des familles pauvres et à faible revenu à travailler. »

David Neumark, « Employment effects of minimum wages », IZA World of Labord, n° 6, décembre 2018. Traduit par Martin Anota



Références


ALLEGRATTO, Sylvia A., Arindrajit DUBE & Michael REICH (2011), « Do minimum wages really reduce teen employment? Accounting for heterogeneity and selectivity in state panel data », in Industrial Relations, vol. 50, n° 2.

BASKAYA, Yusuf S., & Yona RUBINSTEIN (2015), « Using federal minimum wages to identify the impact of minimum wages on employment and earnings across U.S. states », document de travail

BELMAN, Dale, & Paul WOLFSON (2014), « What does the minimum wage do? ».

CARD, David, & Alan B. KRUEGER (1995), Myth and Measurement: The New Economics of the Minimum Wage, Princeton University Press.

CLEMENS, Jeffrey, & Michael WITHER (2016), « The minimum wage and the Great Recession: Evidence of effects on the employment and income trajectories of low-skilled workers », document de travail.

DOUCOULIAGOS, Hristos, & T. D. STANLEY (2009), « Publication selection bias in minimum-wage research? A meta-regression analysis », in British Journal of Industrial Relations, vol. 47, n° 2.

DUBE, Arindrajit, T. William LESTER & Michael REICH (2010), « Minimum wage effects across state borders: Estimates using contiguous counties », in Review of Economics and Statistics, vol. 92, n° 4.

LUNDSTROM, Samuel M. (2017), « When is a good time to raise the minimum wage? », in Contemporary Economic Policy, vol. 35, n° 1.

NEUMARK, David, J.M. Ian SALAS, & William WASCHER (2014a), « Revisiting the minimum wage–employment debate: Throwing out the baby with the bathwater? », in Industrial and Labor Relations Review, vol. 67, n° 3.

NEUMARK, David, J.M. Ian SALAS, & William WASCHER (2014b), « More on recent evidence on the effects of minimum wages in the United States », in IZA Journal of Labor Policy, vol. 3, n° 24.

NEUMARK, David, & William WASCHER (2007), « Minimum wages and employment », Foundations and Trends in Microeconomics, vol. 3, n° 1−2.

NEUMARK, David, & William WASCHER (2008), Minimum Wages, MIT Press.

NEUMARK, David, & William WASCHER (201), « Does a higher minimum wage enhance the effectiveness of the Earned Income Tax Credit? », in Industrial and Labor Relations Review, vol. 64, n°

NEUMARK, David, & William WASCHER (2017), « Reply to credible research designs for minimum wage studies », in Industrial and Labor Relations Review, vol. 70, n° 3.

POWELL, David (2016), « Synthetic control estimation beyond case studies: Does the minimum wage reduce employment? », RAND, labor & population working paper, n° WR-1142.

vendredi 18 mai 2018

Comment le marché du travail français a évolué depuis 2000

« La France est la deuxième plus grande économie de l’Europe continentale, mais elle souffre d’un taux de chômage de 9 %. L’incapacité du pays à sortir de la trappe à chômage dans laquelle il est piégé depuis plusieurs décennies est perçue comme menaçant la stabilité de l’UE. Angel Gurria, le secrétaire général de l’OCDE, a annoncé avoir "un énorme espoir" pour les réformes du Président fraîchement élu Emmanuel Macron. Cependant, plutôt que de discuter des potentielles "réformes structurelles", cet article se focalise sur les importants changements que le marché du travail français a connus durant la période allant de 2000 à 2017, des changements qui mettent en lumière les forces et faiblesses de la France. (…)

Le chômage

Au niveau agrégé

Au début du millénaire, le chômage français était toujours au-dessus de 9 % selon la définition de l’Organisation internationale du travail (OIT). Pour autant, il était plus faible que le taux allemand et plus faible que son pic de 1997 (10,7 %). La France a bénéficié d’une remarquable tendance en 1998, 1999 et 2000 avec trois des quatre meilleures années pour la création d’emplois au vingtième siècle. En 2000, le Conseil d’Analyse économique (…) a publié un rapport intitulé "Plein emploi", qui exprimait l’optimisme des économistes : selon lui, la France pouvait connaître en 2005 un taux de chômage autour de 5 % grâce à une croissance régulière, à la réduction du temps de travail et au départ à la retraite des cohortes du baby-boom. Le chômage en France (notamment dans les territoires d’outre-mer) continua de baisser, mais au début de l’année 2008, atteignit un creux à 7,2 %, loin de l’objectif de plein emploi (cf. graphique 1). Le scénario initial a été perturbé par une croissance du PIB décevante (inférieure à 2 % par an en moyenne) dans le sillage de la brève récession de 2001, par la fin des mesures soutenant la réduction du temps de travail et par les réformes du système de retraite qui ralentirent les départs à la retraite.

GRAPHIQUE 1 Taux de chômage total et de longue durée en France (en %)

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Cependant, quelques mois avant la Grande Récession, il y a de nouveau eu un optimisme généralisé ; au cours d’une année, le taux de chômage en France métropolitaine a significativement chuté, passant de 8,1 % à 6,8 %, le plus faible niveau depuis 1983. Le risque de pénuries de main-d’œuvre était même un argument derrière les politiques conduites par Nicolas Sarkozy (élu en 2007) pour stimuler l’offre de travail dans les marges extensive et intensive, c’est-à-dire accroître le taux d’activité et la durée du travail (en réduisant les cotisations sociales et en défiscalisant les heures supplémentaires).

La Grande Récession a démenti cette anticipation optimiste. La croissance du PIB était quasiment nulle en 2008 et la France subit une forte récession en 2009 (le PIB chutant de 2,9 %). Cependant, cette récession était moins "grande" qu’elle n’a pu l’être dans d’autres pays de l’OCDE, grâce aux stabilisateurs automatiques et à l’accroissement volontaire des dépenses publiques, avec notamment des subventions directes aux entreprises. Le déficit budgétaire atteint des niveaux historiquement élevés : 7,2 % en 2009, 6,8 % en 2010 et 5,1 % en 2011. Cependant, la croissance du PIB retourna à son taux d’avant-crise en 2010 et en 2011 elle était supérieure à 2 %. Le taux de chômage suivit fondamentalement les variations du PIB, même si l’effet "Okun" (la corrélation à court terme entre les niveaux de chômage et la croissance du PIB) était bien plus faible qu’il ne l’a été au cours des précédentes décennies. Le chômage augmenta pour atteindre 9,5 % au troisième trimestre de l’année 2009, puis ensuite déclina lentement jusqu’au milieu de l’année 2011.

En 2011, face aux pressions de l’UE (auxquelles ils adhéraient), les gouvernements sous la présidence de Sarkozy, puis de celle de Hollande, s’engagèrent à des macro-ajustements. Plus explicitement, ils soutinrent une politique d’offre de long terme avec de massives réductions d’impôts pour les entreprises. Malgré cette coûteuse politique, le déficit budgétaire chuta, et ce en raison du jet des salaires nominaux des fonctionnaires, de la réduction des investissements publics et de la hausse des impôts directs et indirects payés par les ménages.

Alors que ces politiques réduisirent les déficits budgétaires, elles eurent aussi d’autres effets moins désirables. Par exemple, les dépenses des ménages baissèrent en 2012. Le taux de croissance annuel moyen du PIB était de seulement 0,6 % de 2012 à 2015. Finalement, il y eu une reprise de l’investissement des entreprises ; et un taux de croissance du PIB supérieur à 1 %, dans le contexte d’une productivité stagnante, était associé à une nouvelle baisse du taux de chômage total. Cette dernière coïncida avec l’accélération de la croissance du PIB début 2017. Ces changements sont cohérents avec l’idée que le taux de chômage français avait une large composante liée à un significatif écart de production (output gap).

Malgré de récentes améliorations, beaucoup de preuves empiriques démontrent d’indéniables difficultés structurelles, tout en mettant en évidence les forces du marché du travail français. Le chômage à long terme (supérieur à 12 mois) est l’un des problèmes les plus inquiétants. De 2008 jusqu’à la fin 2016, le chômage de long terme présenta une tendance croissante, même durant les années de reprise économique. Il affecte maintenant un chômeur sur deux et est un symptôme des fractures croissantes sur le marché du travail. (…)

Les fractures spatiales, les fractures entre les âges

Plusieurs territoires portent les stigmates laissés par la Grande Récession (qui a accéléré la contraction du secteur manufacturier) et par la restructuration des services publics associée à une réduction de l’investissement public. En même temps, les travailleurs de ces zones ont fait face à de plus grands obstacles en matière de mobilité. En particulier, les zones dans lesquelles les opportunités d’emplois sont concentrées sont caractérisées par des pénuries en matière de logements abordables et des prix de l’immobilier élevés (qui n’ont que très légèrement diminué en 2009 et ont repris vigoureusement leur hausse après). A Paris, par exemple, début 2017, les prix de l’immobilier étaient supérieurs de 30 % à leur niveau d’avant-crise et de 310 % à leur niveau au début du siècle.

(…) L’hétérogénéité spatiale des taux de chômage est reparti à la hausse depuis 2008. Certes le chômage a augmenté dans tous les bassins d’emplois (notamment à Paris, où il a augmenté de 1,6 point de pourcentage), mais la hausse du chômage entre 2008 et 2017 a été positivement corrélée avec le niveau de chômage initial. Lors des élections législatives de 2017, les électeurs des deux zones métropolitaines qui ont connu la plus forte détérioration (+ 5,3 points de pourcentage entre 2008 et 2017) ont respectivement élu un meneur d’extrême-droite (à Perpignan) et un nationaliste corse (à Porto-Vecchio).

GRAPHIQUE 2 Variation et niveau initial des taux de chômage locaux avant et après 2008

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La Grande Récession a aussi changé la structure du chômage, dans la mesure où plusieurs travailleurs licenciés ont fini par se retrouver dans le chômage de long terme. Une deuxième catégorie qui comprend une partie des chômeurs de longue durée est celle des travailleurs âgés, notamment des moins diplômés d’entre eux. Les dispositifs publics de préretraite ont été réformés au début des années 2000. Des années 1970 aux années 1990, ces dispositifs avaient permis à l’économie d’absorber une grande proportion de travailleurs cols bleus ayant plus de 50 ans qui avaient perdu leur emploi, en particulier durant les ralentissements de l’activité. En même temps, les diverses réformes des retraites qui se sont succédées depuis 1993 ont augmenté les incitations à reculer le départ à la retraite. Malgré ces changements politiques, avant 2008 l’accroissement du taux d’activité des plus de 50 ans (une hausse de 4 points de pourcentage pour le groupe des 50-64 ans de 2000 à 2008) avait été facilement absorbé. (…) Le nombre de chômeurs âgés de 50 ans ou plus était bien inférieur à 300.000 avant la Grande Récession.

Depuis 2009, toutes les classes d’âge et les deux sexes ont été affectés par la détérioration du marché du travail, mais la fracture entre les classes d’âges s’est creusée. En particulier, le nombre de chômeuses âgées de 50 ans ou plus a plus que doublé entre début 2008 et début 2017, tandis que la hausse était inférieure à 30 % pour les plus jeunes. Bien que les travailleurs les plus âgés jouissent toujours d’une amélioration significative de leur taux d’emploi, cette tendance n’a pas suffi pour compenser une hausse de leur nombre d’actifs parmi le groupe des 50-64 ans (1,7 million en plus entre 2008 et 2016).

(…) La Grande Récession n’a pas stoppé la baisse de l’écart en termes d’emploi entre les femmes et les hommes et il n’y a plus d’écart significatif. Selon les données provisoires, au troisième trimestre 2017, le taux de chômage des femmes était 0,3 point de pourcentage plus faible que celui des hommes (notamment outre-mer), contre un écart de 2,6 points de pourcentage en faveur des hommes en 2000. La bonne performance relative des femmes de moins de 50 ans s’explique en partie par le fait qu’elles ont bénéficié de la forte hausse du niveau scolaire de la population active française au cours des trois dernières décennies. (...)

La composition de la population active et le taux d’emploi

Une population active plus éduquée

La forte hausse des niveaux de diplômes de la population active est probablement le changement structurel le plus impressionnant du côté de l’offre sur le marché du travail français. Dans le sillage du programme initié par François Mitterrand, les enfants nés après le milieu des années 1970 ont joui d’une ouverture rapide de l’accès au collège dans les années 1980, au lycée dans les années 1990 et ensuite à l’université dans les années 2000. Le graphique 3 montre que la part des travailleurs diplômés du supérieur parmi les actifs de 25-64 ans a eu tendance à augmenter : elle est passée de 25 % en 2000 à 39 % en 2016. A l’inverse, les cohortes peu diplômées ont quitté le marché du travail durant cette période. Depuis 2005, il y a moins de gens sur le marché du travail qui n’ont qu’un diplôme du secondaire que de gens qui ont un diplôme du supérieur.

GRAPHIQUE 3 Composition de la population active (âgée de 25 à 64 ans) selon le genre et le niveau de diplôme (en %)

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Un autre fait frappant est que les femmes constituent désormais la majorité des actifs diplômés du tertiaire, ce qui reflète la proportion croissante de jeunes femmes engagées dans l’enseignement supérieur. L’entrée sur le marché du travail des premiers enfants du petit baby-boom (depuis la fin des années 1990) a alimenté ces tendances pendent les deux décennies suivantes.

Le diplôme importe pour accéder à l'emploi

En raison de la hausse du niveau scolaire de la population en âge de travailler, la France jouit d’un taux d’emploi parmi les actifs âgés de 15 à 64 ans qui est supérieur à ce qu’il était au début des années 2000. L’impact agrégé de la Grande Récession a pratiquement été effacé (…).

Selon l’enquête emploi, malgré la hausse massive de l’offre de travailleurs très éduqués, leur taux d’emploi est resté stable depuis 2000, autour de 84 % pour les 25-64 ans. Même la Grande Récession n’a pas significativement affecté cela et le taux de 85 % en 2016 est le niveau le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale.

Cette performance contraste avec l’impact de la récession de 2009 sur les travailleurs les moins diplômés. Parmi les 15-64 ans, le taux d’emploi de ceux qui n’ont pas été diplômés dans le secondaire était stable, autour de 46 % de 2000 à 2008, mais il a chuté pour atteindre 39 % en 2016. Le taux d’emploi des travailleurs diplômés du secondaire a chuté, passant de 69 % en 2008 à 66 % en 2016. Ces tendances expliquent aussi la fermeture rapide de l’écart en termes de taux d’emploi entre les sexes : de 14 % en 2000 à pratiquement 7 % aujourd’hui.

L’évolution des salaires : des tendances contradictoires

Des inégalités salariales stables ?

En utilisant les registres exhaustifs des employeurs, l’INSEE calcule la distribution des salaires en équivalents temps plein en France. La plupart des indicateurs d’inégalités basés sur ces statistiques françaises suivent une évolution en forme de U avec un point bas en 2008. Cependant, la magnitude des changements est très faible. Par exemple, le ratio 50/10, qui rapporte la médiane sur le premier décile s’élevait à 1,53 en 2000, 1,49 en 2008 et 1,50 en 2010. Et, à l’inverse de ce que l’on peut observer dans plusieurs autres pays, le ratio 90/50, qui rapporte le dernier décile sur la médiane, n’a pas tendance à augmenter en France. Cependant, cette remarquable stabilité est trompeuse. La focalisation sur les dimensions désagrégées des inégalités salariales révèle de significatifs changements avec des impacts opposés.

La réduction des écarts salariaux entre les sexes et entre les secteurs public et privé

(…) Les salaires nets réels moyens (en équivalents temps plein) dans le secteur privé et dans les entreprises publiques (…) ont généralement suivi les taux de productivité du travail, mais ils ne reflètent pas le cycle d’affaires, puisqu’ils ont augmenté en 2009 et ont chuté durant la subséquente reprise. La dynamique apparente des salaires lors de la récession alimenta l’idée que les travailleurs français avaient une préférence pour les salaires plutôt que pour l’emploi ; les tendances récentes sont moins cohérentes avec cette interprétation naïve du drame du chômage français.

Le calendrier s’explique en partie par les hausses initiales des salaires minimaux nominaux de branches (visant à compenser la hausse de l’inflation en 2008). Cependant, les principaux moteurs sont les effets de composition : lorsque l’on prend en compte la contraction des emplois peu pays en 2009, le salaire net réel moyen en équivalents temps plein est resté stable.

En raison de la part importante d’emplois qualifiés dans le secteur privé (enseignants, docteurs, etc.), il y a eu un écart significatif en termes de rémunérations entre les fonctionnaires et les travailleurs du secteur privé et des entreprises publiques. Cependant, le gel des rémunérations nominales des fonctionnaires à partir de 2010 a réduit cet écart ces dernières années ; selon les dernières statistiques, en 2014 les salaires nominaux moyens en équivalents temps plein des travailleurs du secteur privé sont même devenus légèrement plus élevés. Puisque la majorité des fonctionnaires sont des femmes, ce gel a joué contre les femmes. A l’inverse, la hausse du niveau scolaire relatif des femmes et leur capacité à obtenir des emplois plus qualifiés dans les entreprises privés leur ont été bénéfiques. Ce second mécanisme a dominé le premier et donc l’écart de salaires entre les sexes a diminué depuis le tournant du siècle ; cependant, il reste significatif. En termes de rémunérations salariales annuelles réelles, l’écart entre les sexes était de 39 % en 2000, de 37 % en 2008 et de 31 % en 2014.

Les contrats de travail hachés

Au cours des 15 dernières années, la simplification des exigences légales et de la numérisation du processus de recrutement ont provoqué une croissance rapide dans les embauches en France. (…) Chaque trimestre, les hôtels et les restaurants embauchent autant de travailleurs que le nombre de postes rémunérés.

Ce phénomène est alimenté par la stratégie des ressources humaines consistant à remplacer les contrats à longue durée déterminée par des contrats très temporaires (la plupart durant moins d’une semaine) pour adapter juste-à-temps la main-d’œuvre. La part des emplois à durée déterminée est restée stable depuis 2000 (contrairement aux années 1980 et 1990 quand elle augmentait) dans le voisinage de 15 % de l’ensemble des emplois salariés. Cependant, la durée des contrats s’est fortement réduite. Seul un contrat de court terme sur cinq dure un mois ou plus, contre deux sur cinq en 2000 ; la durée médiane est maintenant d’environ huit jours. Une autre caractéristique essentielle de cette épidémie est que la plupart des travailleurs embauchés sont en fait les mêmes travailleurs qui sont réembauchés pour le même emploi. Par construction, les contrats de très court terme sont exclus d’une variété de types additionnels de rétributions fixée par les accords au niveau de la branche pour les travailleurs qui ont la même ancienneté minimale.

Un million de travailleurs qui sont plus jeunes et moins qualifiés maintenant désormais du chômage à l’emploi et retournent au chômage très fréquemment. Cela provoque une nouvelle forme de sous-emploi. Découper les contrats de travail dans des intervalles toujours plus brefs réduit les rémunérations annuelles en bas de la distribution, et le 10ème centile de la répartition des rémunérations du travail est désormais inférieur au seuil de pauvreté. Les nouveaux travailleurs pauvres ont convaincu les syndicats et organisations patronales, qui gèrent l’assurance chômage en France, pour améliorer les allocations chômage. De ce point de vue, la mesure pertinente de l’activité du travail n’inclut plus seulement les salaires, mais aussi les allocations chômage. Selon les derniers chiffres, cette amélioration des allocations semble avoir stabilisé les revenus en bas de la distribution.

Notons que l’enquête Emploi, qui utilise la définition de l’OIT du chômage, ne peuvent capturer les périodes de chômage au cours d’une semaine. Cela explique en partie pourquoi les demandeurs d’emploi enregistrés à Pôle emploi sont maintenant bien plus nombreux que les chômeurs : fin juillet 2017, Pôle emploi enregistrait 5,6 millions de demandeurs d’emploi (qui n’avaient pas travaillé durant le mois ou n’avaient travaillé que partiellement), alors qu’il y a trois millions de chômeurs selon les statistiques officielles de l’OIT.

Les nouveaux travailleurs indépendants

Le changement de la nature de l’emploi indépendant est une autre mutation massive du marché du travail français et il s’est déroulé sur une décennie. Les artisans qualifiés traditionnels ont été écrasés par la récession et par la concurrence de la part de nouveaux entrepreneurs. En 2009, le gouvernement a introduit le statut d’auto-entrepreneur (maintenant appelé statut du micro-entrepreneur). Il est désormais possible de devenir un micro-entrepreneur en cinq minutes via internet. Les cotisations sociales et les impôts sur le revenu des micro-entrepreneurs sont faibles et proportionnels aux revenus, qui peuvent être déclarés sur internet chaque trimestre, à condition qu’ils soient sous un certain seuil. La plupart de ces entrepreneurs n’ont pas à demander une TVA et ils peuvent aussi offrir de plus faibles prix parce qu’ils ne sont pas sujets à plusieurs exigences (par exemple l’assurance professionnelle) imposées sur les artisans traditionnels. Comme le nombre d’artisans classiques a décliné au cours de la dernière décennie, le nombre de contractants indépendants a augmenté. Ce dernier groupe a aussi connu une hausse en équivalents temps plein de pratiquement 5 % durant ce laps de temps. Cependant, leur revenu réel par heure travaillée a chuté d’environ 15 % en moyenne. Une nouvelle catégorie de travailleurs pauvres émerge donc : en 2014, les 500.000 micro-entrepreneurs qui étaient actifs et qui ne cumulaient pas leur activité indépendante avec une activité salariale, gagnaient en moyenne moins de 500 euros par mois. Au cours des trois dernières années, l’émergence de l’économie du partage a accéléré le développement du micro-entrepreneuriat, faisant désormais apparaître le risque d’un déversement des emplois salariés (notamment l’emploi très qualifié) vers le travail indépendant. (...) »

Philippe Askenazy, « The changing of the French labor market, 2000–2017 », IZA World of Labor, n° 412, janvier 2018. Traduit par Martin Anota

dimanche 6 mai 2018

L’utilité des expériences contrôlées

« (…) Que doit faire un responsable politique lorsque diverses évaluations non expérimentales d’un même programme d’activation sur le marché du travail (réalisées par des chercheurs réputés, sans biais évident, et utilisant les mêmes données) produisent des estimations d’impact qui ont des implications très différentes pour ce programme ? (…) Les expériences sociales sont désormais fréquentes aux Etats-Unis ; elles y influencent la politique publique dans des domaines aussi divers que l’assurance santé, la lutte contre la violence domestique, les programmes d’éducation sexuelle et la formation des enseignants. Les méthodes expérimentales ont aussi fleuri dans l’économie du développement et, plus récemment, les expériences sociales se sont multipliées en Europe. Pourtant le scepticisme demeure dans la communauté universitaire, parmi les administrateurs des programmes et les travailleurs sociaux, mais aussi dans la presse (…).

Les expériences fournissent plusieurs bénéfices aux évaluateurs de programme


Pour ce qui touche de l’évaluation, le problème fondamental concerne la sélection non aléatoire de participants aux programmes (et de juridictions aux politiques sociales, et ainsi de suite). Ce problème de la sélection signifie que les comparaisons entre la situation des participants et celle des non-participants vont combiner, dans des proportions inconnues, les impacts causaux du programme et les différences qui auraient émergé en l’absence de ce dernier. Une évaluation expérimentale bien exécutée avec un échantillon d’une taille adéquate dissipe de telles inquiétudes à propos de la sélection non aléatoire et conforte ainsi les affirmations relatives aux liens de causalité derrière l’impact d’un programme sur une population assignée aléatoirement.

Même avec une évaluation non expérimentale robuste qui applique les méthodes de pointe à des données de haute qualité, il y a toujours l’ombre d’un doute autour des supposés liens de causalité. Pour le dire autrement, les évaluations non expérimentales soulèvent toujours des inquiétudes à propos de la sélection non aléatoire vers un programme. Chaque combinaison de méthode non expérimentale et de données observationnelles relatives à un groupe de comparaison de non-participants résout le problème de la sélection non aléatoire sous des hypothèses particulières, mais ces hypothèses restent toujours, ne serait-ce en partie, non testables.

A l’inverse, les expériences résolvent directement le problème de la sélection non aléatoire vers le traitement en forçant aléatoirement certains individus qui auraient sinon participé au programme à ne pas le faire. Les expériences fournissent cet important service causal si elles cherchent à estimer un effet de traitement moyen pour un paramètre « structurel », tel qu’une élasticité pour l’offre de travail, comme aux Etats-Unis avec les expériences sur l’impôt négatif. Alors que les expériences nécessitent des hypothèses à propos de certaines choses (comme je vais le discuter ci-dessous), elles ne nécessitent pas d’hypothèses à propos du processus de sélection vers le programme de façon à fournir une estimation convaincante de l’effet causal pour une population assignée aléatoirement.

De plus, la simplicité conceptuelle des expériences permet aux non-spécialistes de mieux comprendre les constats et de les trouver plus convaincants. Comme l’économiste Gary Burtless l’a expliqué : "Parce que les responsables politiques peuvent facilement saisir les constats et la signification d’une expérience simple, ils se concentrent sur les implications des résultats pour la politique publique (…). Les politiciens sont davantage susceptibles d’agir sur la base de résultats qu’ils trouvent convaincants". La plupart des gens comprennent comment la randomisation précise de façon convaincante les liens de causalité, en particulier dans les expériences qui ne souffrent pas trop des limitations discutées ci-dessous.

En outre, les expériences réduisent le risque qu’un biais, conscient ou non, de la part du chercheur affecte les estimations d’impact. Les chercheurs qui appliquent des méthodes non expérimentales ont typiquement plus de degrés de liberté pour choisir la façon par laquelle ils mènent leur analyse. Par exemple, dans une évaluation utilisant les méthodes d’appariement (matching methods), le chercheur choisit à la fois l’ensemble de variables d’appariement et les détails de la procédure d’appariement. Les choix qui mènent à des estimations différentes peuvent paraître aussi plausibles l’un que l’autre aux yeux des lecteurs experts (…). Les expériences ne rendent pas la manipulation impossible, mais ils réduisent un tel risque.

Finalement, les expériences peuvent avoir d’importantes retombées en termes de savoir. Une large littérature utilise les impacts expérimentaux comme références pour examiner la performance de combinaisons alternatives de méthodes et de données non expérimentales. Par exemple, plusieurs articles utilisent les constats expérimentaux tirés de l’expérience sur le Job Training Partnership Act aux Etats-Unis pour étudier divers aspects du dispositif d’évaluation non expérimental. Ceux-ci incluent la valeur de types particuliers de variables de conditionnement, le choix entre comparer les tendances de résultats et les niveaux de résultats et le choix de localiser ou non les groupes de comparaison dans les mêmes marchés locaux du travail que les participants. En comparant les estimations non expérimentales obtenues en utilisant différentes méthodes économétriques, différentes données de groupes de comparaison et des ensembles différents de variables de conditionnement à des estimations expérimentales, ces études fournissent un éclairage empirique sur ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, et ces preuves empiriques se sont révélées précieuses dans des évaluations non expérimentales plus récentes. Puisque les expériences risquent de ne jamais pleinement remplacer les évaluations non expérimentales en raison de leurs coûts financiers et politiques plus élevés, il est crucial d’utiliser les expériences pour apprendre à concevoir des évaluations non expérimentales plus convaincantes.

!Les potentiels écueils derrière l’usage des expériences dans l’évaluation de programmes


Malgré leurs clairs bénéfices, les expériences ont certaines spécificités relativement aux évaluations de programmes non expérimentales qui les amènent à produire de moins bonnes estimations. De plus, l’assignation aléatoire peut exacerber des problèmes qui surviennent dans certaines évaluations non expérimentales. Cependant, tous les écueils ne s’appliquent pas à tous les dispositifs expérimentaux et la plupart limitent la "validité externe", c’est-à-dire la capacité à généraliser les constats expérimentaux à d’autres populations, plutôt que la "validité interne", c’est-à-dire l’interprétation causale pour les populations qui sont randomisées.

Premièrement, considérons les problèmes d’interprétation qui se posent lorsque tout le monde au sein du groupe test ne reçoit pas le programme ou lorsque certains individus dans le groupe de contrôle expérimental bénéficient de ce programme ou d’un programme similaire (malgré l’intention de ne pas leur en faire bénéficier). Certains individus assignés au groupe de traitement peuvent échouer à participer (les "no-shows") ou à participer pleinement (les "décrocheurs" ou "dropouts"). Il peut y avoir des no-shows si les membres du groupe de traitement trouvent un emploi, déménagent, vont en prison ou en apprennent plus à propos d’un programme volontaire et en concluent qu’ils n’ont pas intérêt à y participer. De même, les membres du groupe de contrôle peuvent contourner le protocole expérimental en s’enrôlant dans le programme ou, plus généralement, ils peuvent recevoir les mêmes services ou des services similaires d’une autre source ou avec un autre financement ; la littérature appelle cela la "substitution du groupe de contrôle" (control group substitution). Le risque qu’il y ait des no-shows et des dropouts dépend des caractéristiques du dispositif expérimental, par exemple du délai entre l’assignation aléatoire et la réception du service et de la nature du traitement. (…) La substitution du groupe de contrôle dépend aussi de l’environnement programmatique : les environnements centralisés où seule une agence fourni un type donné de service en souffrent moins. Empiriquement, plusieurs évaluations expérimentales présentent les no-shows (et dropouts) du groupe test et la participation du groupe de contrôle dans le même programme ou des programmes similaires à des niveaux substantiels.

La littérature offre deux grandes approches pour surmonter ce problème d’assignation. La première approche réinterprète le contraste expérimental (la différence en termes de résultats observés moyens entre le groupe test expérimental et le groupe de contrôle expérimental) comme l’impact moyen de l’offre de traitement plutôt que de la réception du traitement. La littérature appelle cela le paramètre d’"intention de traiter" (intention to treat). Dans le contexte d’un programme volontaire, où le gouvernement peut offrir le programme sans le rendre obligatoire, l’impact moyen de l’offre répond à une question de politique pertinente : "Quel est l’impact moyen de l’ajout d’une option supplémentaire à l’ensemble de programmes déjà disponibles ?" Cette question peut différer assez substantiellement de la question qui reçoit une réponse dans une expérience où chaque membre du groupe test reçoit un traitement, mais aucun membre du groupe de contrôle n’en reçoit, à savoir : "Quel est l’impact moyen du traitement relativement à l’absence de traitement ?"

La seconde approche divise la différence moyenne expérimentale par la différence dans la fraction d’individus recevant le programme dans le groupe test expérimental et la fraction de ceux recevant quelque chose de similaire dans le groupe de contrôle. (…)

Dans plusieurs dispositifs institutionnels, les individus doivent donner explicitement leur accord pour participer (c’est-à-dire accepter ou refuser) à une étude utilisant l’assignation aléatoire mais ils peuvent être inclus dans des études non expérimentales sans avoir donné explicitement leur consentement. En pratique, certains individus vont refuser de subir l’assignation aléatoire. De tels individus peuvent présenter de très hauts niveaux d’aversion au risque, avoir des objections philosophiques à l’assignation aléatoire (…). Le nombre de personnes dans ce cas tend à être faible (…) mais pas insignifiant. Les travaux empiriques, encore peu nombreux sur ce phénomène, suggèrent que le traitement pourrait avoir un impact moyen différent sur les individus qui s’auto-excluent que sur ceux qui acceptent de participer, si bien que l’impact expérimental fournit un guide imparfait de l’impact pour les individus qui auraient participé au programme en l’absence d’expérience.

Dans divers contextes, tout ou partie des individus dans une expérience vont savoir qu’ils prennent part à une évaluation qui peut avoir des conséquences en termes de politique, alors que ce n’est pas le cas pour les individus dans une évaluation non expérimentale. S’ils en ont conscience, ils sont susceptibles de changer de comportement, ce qui altère les résultats de l’expérience et influe sur la politique publique. Par exemple, la littérature inclut des exemples de travailleurs sociaux qui ignoraient l’information sur les assignations de formation optimales tirées d’une règle de traitement statistique, peut-être parce qu’ils n’en voyaient pas l’utilité ou parce qu’ils pensaient que la règle de traitement statistique menaçait leur emplois et pensaient qu’ils pouvaient la court-circuiter en se comportant de façon à aboutir à un constat nul dans l’évaluation de l’impact. De même, les enseignants dans le groupe de contrôle d’une évaluation expérimentale dans laquelle le groupe de traitement reçoit des incitations de performance financière peuvent, pour des raisons idéologiques, travailler plus dur. Ces genres de réponses sapent l’intégrité de l’évaluation expérimentale et réduisent la pertinence de ces constats pour la politique.

Les évaluations expérimentales des programmes existants (à l’opposé, disons, des programmes de démonstration) font face à un arbitrage entre la taille du groupe de contrôle et le désir de maintenir le programme à l’échelle à laquelle il opère en l’absence d’expérimentation. Considérons un programme qui sert environ 1.000 participants par an. Assigner aléatoirement la moitié de ces participants à un groupe de contrôle réduit le nombre de personnes servies à 500. Cela peut impliquer que des travailleurs soient du programme ou, si les travailleurs sont maintenus, que les individus assignés aléatoirement au groupe de traitement reçoivent un meilleur service qu’ils n’en auraient reçu en l’absence de l’expérience. La première situation peut provoquer des troubles politiques ou entraîner la perte de bons salariés que l’organisation aimerait avoir après l’expérience, tandis que la deuxième se traduit par un changement de la nature du programme, si bien que les estimations expérimentales constituent alors un mauvais guide quant à l’impact du fonctionnement normal du programme. Alternativement, dans certains contextes le programme peut avoir l’option de recruter des participants supplémentaires parmi ceux qu’elle n’aurait pas servis en l’absence d’assignation aléatoire. Dans l’exemple ci-dessus, cela permettrait de maintenir le nombre de servis à 1.000. Mais si le programme a un impact moyen différent sur les participants nouvellement recrutés que sur ceux que le programme aurait servi s’il avait fonctionné normalement, alors les estimations expérimentales vont à nouveau fournir une image trompeuse de l’impact du programme dans des conditions normales.

Un dernier inconvénient avec les expériences concerne la coopération locale dans les programmes décentralisés. Considérons le cas d’un programme d’activation sur le marché du travail opéré via un réseau de centres d’emploi locaux. Une évaluation visant une généralisabilité maximale considérerait tous les centres ou un échantillon aléatoire suffisamment large. Dans une évaluation non expérimentale, amener les centres choisis à accepter de participer sera généralement facile parce que la participation n’exigera d’eux que de partager des informations. A l’inverse, obtenir la coopération locale dans une expérience pose un plus grand problème en raison des coûts bien plus élevés imposés par une évaluation d’assignation aléatoire ; les sites sélectionnés doivent installer, mettre en œuvre et documenter l’assignation aléatoire et ils doivent refuser l’accès aux services à des personnes qui en auraient sinon bénéficié. Même dans les environnements où l’administration centrale n’a pas besoin de demander aux offices locaux de participer, la mise en œuvre de l’assignation aléatoire requiert un niveau relativement élevé de coopération locale. Dans l’expérience autour du Job Training Partnership Act américain, les évaluateurs avaient à contacter environ 200 des 600 centres de formation (et devaient verser de substantiels paiements annexes et autres concessions) de façon à ce que 10 d’entre elles participent à l’expérience. Evidemment, les inquiétudes relatives à la généralisation des résultats d’impacts obtenus à partir de ces 16 centres nuisent aux discussions des constats expérimentaux.

Limites et lacunes


Les expériences, comme la plupart des évaluations non expérimentales, dépendent de l’hypothèse (rarement implicite) que le programme qui est évalué n’affecte pas les individus qui n’y participent pas. Pour le dire autrement, la plupart des évaluations expérimentales ne supposent pas de répercussions sur les individus du groupe de contrôle ou plus largement sur l’ensemble des non-participants. A quoi peuvent ressembler de tels effets ? Ils peuvent prendre la forme de changements dans les prix de groupes particuliers sur le marché du travail à cause d’un accroissement de leur offre induit par le programme. Ajouter 100 coiffeurs ou soudeurs supplémentaires sur le marché du travail d’une petite ville peut entraîner une baisse de salaires pour les travailleurs de ce type de compétences, pas juste pour les personnes sortant de formation mais aussi pour les personnes en poste. Un programme qui forme des professeurs dans une école à de nouvelles techniques éducatives peut avoir des "répercussions informationnelles" si les enseignants partagent les nouvelles idées avec leurs collègues qui n’ont pas bénéficié de ce programme. Un programme qui enseigne à certains chômeurs comment chercher un emploi plus efficacement, par exemple en améliorant leurs compétences pour l’entretien d’embauche ou pour la rédaction de leur CV, peut les amener à prendre des emplois vacants qui, en l’absence de cette formation, aurait été occupés par des non-participants. Dans ce dernier cas, le programme ralentit le retour à l’emploi des non-participants (dont la plupart n’appartiennent pas en général au groupe de contrôle). Dans la mesure où la plupart (ou la totalité) des non-participants affectés sont en-dehors du groupe de contrôle, les répercussions importent pour comparer entre les coûts et avantages sociaux, mais elles n’ont pas un effet majeur sur l’interprétation causale des estimations expérimentales pour ceux qui ont été assignés au hasard.

Les travaux empiriques qui sont disponibles (mais limitées) suggèrent que les répercussions sur les non-participants peuvent être substantielles, en l’occurrence suffisamment importantes dans certains cas pour anéantir la conclusion d’une analyse coûts-bénéfices qui les ignorerait. Une évaluation notable d’un programme d’activation sur le marché du travail estime les effets sur les non-participants via un dispositif expérimental multi-niveaux. Le niveau supérieur assigne aléatoirement la fraction de la population éligible qui est servie dans un marché du travail local. Dans certains endroits la plupart sont servis, alors que dans d’autres seule une modeste fraction est servie. Le niveau inférieur assigne aléatoirement les chômeurs éligibles au programme dans la proportion déterminée par la randomisation du niveau supérieur. Si l’impact expérimental au niveau du marché du travail augmente avec la fraction assignée au programme, cela signale l’importance de répercussions négatives sur les non-participants. La plupart des évaluations vont manquer de ressources financiers et organisationnelles (et politiques) pour organiser un tel dispositif (…).

De plus, les données expérimentales (comme avec les données observationnelles) n’identifient pas directement tous les paramètres qui devraient intéresser l’évaluateur. Par exemple, certains paramètres concernent des choix réalisés après l’assignation aléatoire, des choix que le traitement peut affecter. Par exemple, l’effet d’un programme de formation sur les salaires est utile, mais on ne peut observer que les salaires des personnes qui ont un emploi. Une comparaison entre les salaires des membres du groupe de traitement qui ont un emploi avec les salaires des membres du groupe de contrôle qui ont un emploi confond l’effet de traitement sur les salaires avec l’effet (sûrement sélectif) du programme sur l’emploi. (…)

Une autre limite se pose parce que les expériences fournissent souvent de l’information limitée à propos des mécanismes causaux (par exemple à propos de la provenance des impacts causaux) et même une telle intuition limitée requiert habituellement une certaine combinaison ingénieuse de dispositif d’évaluation, de conception de programme et de collection de données. Les expériences partagent cet aspect avec plusieurs évaluations non expérimentales, mais l’utilisation des seules données administratives dans les expériences exacerbe le problème. Considérons l’évaluation d’un programme d’activation du marché du travail pour les chômeurs qui combine des entretiens fréquents, relativement déplaisants, avec les travailleurs sociaux (une "taxe sur le loisir") avec une formation de haute qualité aux techniques de recherche d’emploi. Une évaluation expérimentale conduite en utilisant seulement les données administratives sur les gains peut constater un effet convaincant, substantiellement et statistiquement significatif sur les gains, tout en ne montrant pas si les entretiens ou la formation à la recherche d’emploi (ou une certaine combinaison des deux) explique les impacts.

Pour voir comment le dispositif de programme peut aider, supposons que les chômeurs soient au courant des entretiens en avance et que leur aide à la recherche d’emploi prenne place après le premier entretien avec le travailleur social. Dans ce scénario, le calendrier des impacts sur les gains peuvent éclairer les mécanismes. En particulier, les impacts sur les gains avant le premier entretien soulignent l’importance des effets de menace. Alternativement, les données sur la qualité et la quantité de la recherche d’emploi permettent d’estimer expérimentalement les effets de traitement sur ces médiateurs ; l’absence de changement dans le comportement de recherche d’emploi suite à la formation sur la recherche d’emploi suggère que les effets du traitement sur les gains résultent des entretiens avec le travailleur social. Toutefois, les données montrant que la plupart des chômeurs esquivent leurs entretiens sans aucune sanction suggèrent que la formation à la recherche d’emploi explique entièrement l’impact. Le point général concerne la capacité des données relatives aux comportements reliés aux mécanismes spécifiques de fournir des preuves suggestives sur l’importance (ou non) de ces mécanismes.

Pourtant, un autre problème survient du fait que certains observateurs qui voient des problèmes éthiques associés aux expériences, en particulier celles qui impliquent de refuser aléatoirement au groupe de contrôle l’accès à des services potentiellement précieux. (…) Les évaluateurs peuvent répondre à ces inquiétudes de diverses façons. Premièrement, tout comme les individus qui renoncent à leur propriété pour construire des biens publics comme les routes obtiennent une compensation, les membres du groupe de contrôle peuvent également recevoir une compensation (bien que cela puisse avoir des effets sur leur comportement). Deuxièmement, les évaluations expérimentales peuvent se focaliser sur les cas de réelle ignorance des effets de programme, de manière à ce qu’il ne soit pas clair pour les concepteurs de l’expérience si l’assignation aux groupe de contrôle signifie manquer un bon programme ou ne pas gâcher de temps et d’énergie sur un programme inefficace. Troisièmement, dans le cas de programmes submergés, les évaluateurs peuvent souligner que l’assignation aléatoire est un moyen impartial d’allouer les ressources rares du programme. Quatrièmement, les évaluations expérimentales peuvent se focaliser sur les dispositifs (tels que la randomisation à la marge de la participation ou la randomisation des incitations à participer) qui atténuent (du moins en partie) les inquiétudes éthiques (tout en changeant la signification substantielle de l’évaluation expérimentale d’impact). Cinquièmement, les évaluations expérimentales peuvent se focaliser sur des aspects de la mise en œuvre du programme (par exemple le nombre et le calendrier des entretiens avec les travailleurs sociaux) ou sur des combinaisons de services alternatifs (par exemple l’aide à la recherche d’emploi versus la formation) plutôt que sur les contrastes entre les services et l’absence de services.

Finalement, la randomisation fournit une solution convaincante à l’une des questions les plus embêtantes qui se posent dans toute tentative visant à tirer des connaissances en matière d’évaluation à partir de données, celle de la sélection non aléatoire vers les programmes. Cette question est importante, mais les nombreux autres problèmes qui nuisent à toute évaluation empirique se posent toujours dans les expériences. Par exemple, les expériences qui dépendent des données d’enquêtes finissent souvent avec des taux de réponses différents de la part de leurs groupes test et de contrôle. Selon la nature de cette attrition différentielle, cela peut biaiser les estimations d’impact. Les anomalies (par exemple les observations inhabituelles) (…) peuvent biaiser les évaluations qui observent seulement les moyennes conditionnelles. Les différences dans l’erreur de mesure corrélée avec le statut de traitement peut biaiser les estimations d’impact, comme quand le traitement étudié déplace les travailleurs du secteur informel au secteur formel et que les données administratives utilisées pour mesurer les résultats sur les gains ne concernent que les emplois du secteur formel. Et ainsi de suite. (…) »

Jeffrey A. Smith, « The usefulness of experiments », IZA World of Labor, n° 436, mai 2018. Traduit par Martin Anota

samedi 28 avril 2018

Zoom sur la productivité du travail agrégée

« (…) La productivité du travail, qui est généralement mesurée comme la production (PIB) par heure travaillée dans le secteur marchand et corrigée en termes de pouvoir d’achat (…), est une condition nécessaire, mais pas suffisante pour de hauts niveaux de vie. Sa croissance est reconnue tant en théorie qu’en pratique comme étant associée à des taux élevés de croissance économique. Certains pays peuvent atteindre de hauts PIB par tête (tels que la Corée du Sud) via de grands sacrifices de temps de loisir. La productivité du travail dépend de plusieurs facteurs, si bien que sa mesure peut souffrir d’erreurs significatives. Il est crucial d’évaluer correctement ces facteurs pour que nous comprenions comment les marchés du travail opèrent tant à long terme qu’à court terme. (…)

Productivité du travail et prospérité à long terme : théorie et observations empiriques


Dans une économie de marché, la productivité du travail est l’ultime source de bien-être économique. Le graphique 1 présente l’évolution du PIB par tête depuis 1970 pour plusieurs pays, mesuré en dollars américains et en parité de pouvoir d’achat comme le rapporte l’OCDE. En tant que mesure agrégée, la productivité horaire résume la valeur de marché que l’usage du travail représente pour une économie. Elle mesure la contribution moyenne du travail dans la création de biens et services dans une société et elle constitue un facteur majeur derrière le PIB par tête. Il est utile de souligner que le PIB représente non seulement la consommation de biens privés en soi, mais aussi, plus généralement, les ressources disponibles pour une meilleure fourniture de services de santé, de soins apportés aux plus âgés et aux personnes handicapées, d’éducation, de sécurité publique, tout comme pour l’atténuation de la pollution et la recherche-développement. Naturellement, en tant que moyenne, la productivité du travail agrégée masque d’énormes différences entre les travailleurs d’un lien de travail à un autre, d’un secteur à un autre et d’une profession à une autre. Pourtant, en tant qu’indicateur macroéconomique, c’est un signe remarquablement fiable de la prospérité d’une nation aussi bien que de sa compétitivité internationale.

GRAPHIQUE 1 Productivité du travail : PIB par heure (en dollars PPA de 2010)

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(...) La théorie de la croissance et les études empiriques ont montré de façon convaincante que la productivité du travail est une condition nécessaire pour le bien-être économique. Pourtant, un éventail de facteurs influence cette relation. Tout d’abord, les pays avec une faible productivité horaire moyenne peuvent avoir un PIB par tête plus élevé simplement en travaillant moins d’heures chaque jour, chaque semaine ou chaque année (c’est la marge intensive de l’offre de travail), accroissant par conséquent l’intrant travail effectif par personne. Une plus longue durée de travail va en effet accroître le PIB total ou le PIB par tête, mais une plus longue durée du travail signifie moins d’heures pour jouir des fruits du travail. Des heures additionnelles par travailleur sont susceptibles d’accroître le niveau de stress et de malaise liés au travail et notamment les accidents sur le lieu de travail et le burn-out psychologique. Alors que cette plus grande insatisfaction est réelle, elle n’est pas capturée par les mesures conventionnelles du PIB basées sur le marché et elle affaiblit le lien entre le PIB et le bien être ou la « satisfaction de vivre » globale. En même temps, un taux d’emploi plus élevé (la part de personnes employées parmi la population en âge de travailler) va aussi accroître le PIB par tête, même si la productivité reste constante. Parce que la satisfaction de vivre d’une personne employée est susceptible d’être plus élevée que celle d’une personne qui ne l’est pas, un taux d’emploi plus élevé est aussi susceptible de générer plus de bien-être, même si les gens n’aiment généralement pas travailler. Ces deux formes d’utilisation du travail sont importantes à prendre en compte lorsqu’on voit le lien entre productivité horaire et revenu national ou bien-être. (...)

La productivité horaire est intimement associée aux rémunérations, tant au niveau individuel qu’au niveau des secteurs, des professions et des pays. C’est parce que les travailleurs avec une productivité moyenne plus élevée sont plus profitables pour leurs employeurs et que ces derniers tendent à partager cette plus grande profitabilité avec leurs salariés. Il n’est donc pas surprenant que les travailleurs dans les pays avec des niveaux élevés de productivité obtiennent aussi de plus fortes rémunérations, (…) notamment des avantages extra-salariaux comme la santé et l’assurance sociale qui représentent jusqu’à la moitié du coût total que représente un salarié pour un employeur.

En résumé, le lien entre la productivité du travail et le bien-être économique d’une nation peut être affecté par des heures par travailleur, les ratios d’emploi (le pourcentage de ceux en âge de travailler qui sont employés) et l’effort réalisé par les travailleurs sur leur lieu de travail. Pourtant cette relation positive est incontestable et il est crucial de comprendre les sources de la productivité du travail pour comprendre la prospérité aussi bien à long terme qu’à court terme. Au niveau national, les données montrent que les mesures de productivité du travail et le PIB par tête sont très corrélés entre pays, mais pas parfaitement. Le graphique 2 montre cette relation pour 35 pays de l’OCDE en 2015.

GRAPHIQUE 2 PIB par tête et productivité du travail en 2015

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Cela montre que même entre les plus riches nations au monde il y a de considérables écarts en termes de productivité du travail. Théoriquement, il devrait être relativement simple d’isoler les raisons expliquant pourquoi certains pays de l’OCDE n’ont pas encore atteint la frontière technologique en termes de productivité horaire du travail (le niveau de production théorique maximal par unité de temps qui peut être atteint toute chose égale par ailleurs). Des machines plus nombreuses et plus performantes, davantage d’éducation, et des produits plus innovants dans les "bons" secteurs semblent constituer des recettes évidentes pour réussir. Malheureusement, cette tâche n’est pas si facile que cela. Si une partie des écarts de productivité du travail peut être expliquée ainsi, les études montrent que des éléments (…) intangibles de l’environnement économique influencent aussi la productivité du travail. Ces facteurs (…) incluent l’Etat de droite, la fiabilité du système légal et le niveau global de confiance parmi les participants de marché. Ces facteurs ont beau être cruciaux, ils sont difficiles à mesurer et ne peuvent changer du jour au lendemain. (…) Même si le Niger et les Etats-Unis avaient la même dotation en termes de capital physique et humain, les travailleurs américains seraient toujours sept fois plus productifs que les Nigériens.

Une autre complication est que la productivité moyenne est juste une moyenne d’une large gamme de résultats au niveau sectoriel, des entreprises ou même individuel. La structure de production dans un pays comprend plusieurs secteurs ou entreprises de productivités différentes. Aussi longtemps que les entreprises avec une faible productivité surviennent, elles peuvent "piéger" des facteurs de productivité qui pourraient être plus efficacement utilisés ailleurs, ce qui pousse la moyenne à la baisse.

Productivité du travail et cycle d’affaires : Théorique et enseignements empiriques


Si une plus forte productivité du travail est associée à un PIB plus élevé et à une plus grande prospérité à long terme, pourquoi ne serait-il pas logique de l’associer aux cycles d’affaires (…) ? En effet, les analystes des cycles d’affaires ont depuis longtemps cherché à connecter les soudains changements dans la productivité du travail au cycle d’affaires. Dans la plupart des pays industrialisés et durant l’essentiel de la période consécutive à la Seconde Guerre mondiale, la productivité du travail a été procyclique. Le graphique 3 représente l’évolution temporelle des taux de croissance du PIB et la même mesure de la productivité présentée dans l’illustration et le graphique 2 pour six économies majeures de l’OCDE. Pour ces pays (et pour l’OCDE dans son ensemble, avec quelques exceptions), la productivité moyenne du travail s’accroît généralement quand l’économie est en expansion.

GRAPHIQUE 3 Les taux de croissance du PIB réel et de la productivité du travail

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Les économistes ont depuis longtemps compris que les expansions sont généralement associées à des périodes de hausse de la productivité du travail, mais ils y ont souvent vu quelque chose d’énigmatique. Les premiers analystes s’attendaient à ce que les produits marginaux et moyens du travail déclinent à mesure que l’usage des intrants augmentait, mais les premières études n’indiquaient pas cela. Dans les années trente, Keynes était conscient de cette énigme, notant que le comportement des salaires était difficile à réconcilier avec une demande de travail stable. Les salaires tendent à suivre le produit marginal du travail et la productivité moyenne du travail doit chuter quand des travailleurs moins productifs sont embauchés et cela se traduit par des salaires contracycliques. A l’inverse, la productivité procyclique implique que la marge d’accroissement pour les salaires est plus grande lors des expansions, puisque la productivité marginale et la productivité moyenne varient de concert.

Cependant, comme toujours en économie, le monde est plus compliqué que cela. La productivité mesurée du travail est très volatile à court terme et elle dépend de plusieurs facteurs, dont certains déjà mentionnés ci-dessus et d’autres qui seront discutés ci-dessous. En outre, elle est susceptible de souffrir de significatives erreurs de mesure.

Une objection communément avancé à l’encontre de la comparaison des taux de croissance du PIB et de la productivité du travail est que les déterminants sous-jacents des deux séries peuvent être sujets à des tendances différentes qui sont mal détectées par des comparaisons de taux de croissance. Une procédure alternative a été utilisée pour examiner les écarts des tendances séparées estimées individuellement pour la productivité horaire et le PIB. Cette analyse (…) mène à des conclusions similaires : malgré quelques exceptions, la productivité s’accroît lorsque le PIB s’accroît, à la fois en termes absolus et relativement à la tendance.

A priori, il n’y a pas de raison économique amenant à croire que la productivité moyenne du travail doit varier dans le même sens que le PIB. Si l’on observe les graphiques 3, il est évident que les corrélations positives entre la productivité et la production sont seulement une tendance générale dans les données et non une loi d’airain. Des cycles individuels et de plus larges périodes existent dans laquelle la co-variation positive disparaît ou même devient négative, par exemple, en France à la fin des années soixante-dix ou au Royaume-Uni à la fin des années quatre-vingt. Le cas le plus flagrant est la détérioration du lien positif entre productivité et production aux Etats-Unis après le milieu des années quatre-vingt, qui est confirmée par des études avec des données sur le travail de meilleure qualité. (…) Pour la plupart des pays et la plupart des sous-périodes, la relation semble assez stable, pourtant les Etats-Unis ne sont pas la seule exception intéressante. Alors que la plupart des pays de l’OCDE d’Europe et d’Asie semblent confirmer la tendance générale, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Portugal représentent d’importants écarts. L’exception la plus significative est l’Espagne, où la corrélation a aussi été négative depuis les années quatre-vingt-dix ; (…) d’autres procédures d’extraction de tendance montrent une corrélation négative depuis au moins le milieu des années soixante-dix.

Quelle est la meilleure explication du lien positif entre productivité et production, souvent ponctuée par des périodes de co-variation nulle ou négative ? Pour expliquer les cycles d’affaires normaux, les macroéconomistes proposent divers récits. L’un d’eux met en scène l’arrivée de l’innovation technique (…) qui accroît la productivité du travail ou des biens capitaux, ce qui stimule alors l’investissement dans les biens d’équipement, les logiciels et d’autres biens productifs. L’innovation même et l’investissement subséquent accroissent la productivité du travail, tandis que l’emploi et la production chute. Une autre explication suggère que les améliorations des termes de l’échange peuvent stimuler l’investissement, la productivité du travail et l’emploi. Pourtant un autre affirme qu’une hausse de la demande globale (…) peut temporairement stimule l’investissement des entreprises lorsque celles-ci atteignent les contraintes de capacité, ce qui accroitrait la productivité du travail. Dans tous les cas, (…) on observe que les employeurs thésaurisent la main-d’œuvre s’ils considèrent le ralentissement de l’activité comme temporaire et veulent préserver le "capital humain", les compétences que possèdent leurs travailleurs et qui seraient perdues s’ils s’en allaient.

Cette interprétation des "corrélations normales" doit aussi expliquer des schémas plus ambigus de co-variation (…). Premièrement, la prévalence de chocs de demande globale peut renverser le cas normal. Par exemple, si une expansion économique était tirée par la seule politique monétaire expansionniste, la productivité et les salaires réels peuvent être davantage susceptibles de décliner lors des expansions ou du moins jusqu’à ce qu’un nouvel investissement est entrepris et stimule la productivité des heures de travail. Pourtant si la thésaurisation de la main-d’œuvre est courante, son effet positif sur la productivité du travail est susceptible de dominer même à court terme. Deuxièmement, la disparition de la productivité procyclique aux Etats-Unis est assez durable pour être notée. Cela peut être dû à un changement structurel permanent lors des récessions, durant lesquelles les entreprises inefficaces disparaissent et l’économie voit ainsi son efficacité augmenter. Cette perspective darwiniste est plausible comme la mondialisation a intensifié au cours des dernières années. Les études sur les Etats-Unis pointent une large variance de productivité entre les entreprises au sein de chaque secteur ; avec une plus forte concurrence internationale, il est plus difficile de survivre aux récessions en se contentant de thésauriser la main-d’œuvre. Le résultat macroéconomique net est une plus grande efficacité de la main-d’œuvre employée par les entreprises, des prix plus faibles et une allocation plus efficace des ressources.

Un aspect commun des pays pour lesquels la procyclicité de la productivité disparaît est l’érosion des institutions du marché du travail, en particulier celles associés à la négociation collective et à la protection de l’emploi. L’adhésion a décliné non seulement dans les syndicats, mais aussi dans les associations d’employeurs, réduisant le pouvoir de négociation collective institutionnalisé et la protection de l’emploi. La plus grande flexibilité du marché du travail signifie que les entreprises peuvent embaucher et licencier les travailleurs plus facilement, ce qui atténue les incitations les plus communément citées pour la thésaurisation de la main-d’œuvre. Un contre-argument pourrait être que les licenciements excessifs de travailleurs et la fermeture des entreprises qui font des pertes peuvent ne pas toujours constituer la réponse appropriée à un ralentissement généralisé. En même temps, des entreprises réalisant de mauvaises performances peuvent être forcées (…) de cesser de "faire le pari d’une résurrection". La détérioration de la corrélation positive peut signaler que les récessions représentent de plus en plus des précurseurs de changement structurel permanent.

(…) Enigmatique et variable est le comportement de la productivité du travail au cours du cycle d’affaires. Pourquoi la plupart des pays de l’OCDE continuent-ils de présenter une productivité procyclique, souvent croissante au cours du temps (l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, la Corée du Sud et le Japon), tandis que d’autres semblent aller dans le sens opposé (les Etats-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Portugal et l’Espagne) ? Est-ce que les développements dans ce dernier groupe de pays est dû à l’effritement du pouvoir des syndicats ? Ou à la plus grande cruauté des entreprises en matière de licenciements et aux pertes en capital humain ? Ou à la plus grande flexibilité du marché du travail, liée notamment à la prolifération de contrats temporaires et de l’emploi d’intérim ? Notons que la productivité du travail reste largement procyclique au Royaume-Uni et en France, où le syndicalisme a décliné, mais où la couverture est large. Le cas inhabituel de l’Espagne, qui a présenté une productivité du travail contracyclique continûment et sans exception depuis la mort de Franco en 1975, a déjà capté l’attention des chercheurs. (…) »

Michael C. Burda, « Aggregate labor productivity », IZA World of Labor, n° 435, avril 2018. Traduit par Martin Anota

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