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dimanche 11 octobre 2020

Ce que le sport nous enseigne à propos du marché du travail

« (…) Les données relatives au sport permettent aux chercheurs de mesurer des facteurs qui sont typiquement inobservés, allant de la productivité d’un travailleur et aux détails des contrats à la fonction de production d’une entreprise. De plus, des phénomènes qui ont caractérisé depuis longtemps les marchés du travail du sport (les inégalités de rémunérations extrêmes entre les travailleurs faisant le même travail, la rémunération conditionnée à la performance, la surveillance de l’effort) ont souvent émergé sur le reste du marché du travail quelques décennies après, si bien qu’une analyse des données du sport tel qu’il est actuellement joué pourrait donner un aperçu du marché du travail futur. Avec les progrès réalisés dans le domaine des technologies portables, la productivité de nombreux travailleurs pourra bientôt être facilement observée comme dans le cas des joueurs de baseball ou des footballeurs aujourd’hui. Et alors que la "gig economy" est perçue comme un phénomène récent, elle n’est pas sans rappeler à la façon par laquelle des milliers de joueurs de tennis et de boxeurs ont toujours gagné leur vie. En outre, bien que les sports ne soient pas représentatifs du marché du travail dans son ensemble, les sportifs sont motivés par les mêmes facteurs qui motivent tous les travailleurs et ils sont sujets aux mêmes biais et contraintes comportementaux, notamment la discrimination et une tentation de tricher.

GRAPHIQUE 1 Rémunérations dans le monde du sport aux Etats-Unis en 2010 : faibles en moyenne, mais très inégales

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Comment la productivité affecte-t-elle la rémunération ?


La relation entre la rémunération d’un travailleur et son niveau de productivité dépend de la nature de la concurrence sur le marché du travail. Sur un marché du travail parfaitement concurrentiel, la théorie économique prédit que le salaire d’équilibre sera égal à la productivité marginale des travailleurs, c’est-à-dire la valeur de ce qui est produit par le dernier travailleur embauché au cours d’une période de temps donnée. Cependant, quand il y a un seul demandeur de travail sur le marché, c’est-à-dire un "monopsone", le salaire que les travailleurs reçoivent sera inférieur à leur productivité marginale.

Les économistes ont depuis longtemps cherché à savoir si ces prédictions étaient vérifiées en étudiant le marché du travail dans la Ligue majeure de baseball. Parmi les sports, le baseball s’est révélé être un cadre idéal pour comparer la rémunération et la productivité pour deux raisons. Premièrement, il est facile de mesure la contribution d’un joueur de baseball pris individuellement à la production de l’équipe (et donc le produit marginal du joueur) puisque chaque frappeur ou lanceur réalise ses tâches essentiellement seul. Deuxièmement, il y a eu de profonds changements dans l’organisation du marché du travail dans la Ligue majeure de baseball des Etats-Unis au cours du temps, ce qui permet aux chercheurs de tester l’importance du pouvoir de négociation sur la relation entre la rémunération et la productivité.

Pendant près d’un siècle, jusqu’aux années 1970, les équipes de baseball étaient essentiellement monopolistes. Les joueurs signaient des contrats d’un an et chaque joueur avait une clause dans son contrat lui imposant de ne pas signer avec une autre équipe. Avec cette clause de réserve, les équipes pouvaient proposer des offres "à prendre ou à laisser" à leurs joueurs. Cependant, après une série de litiges individuels et de contestations judiciaires, le système de clause de réserve a été progressivement démantelé entre 1973 et 1977. Depuis 1977, les joueurs ont été rattachés à leur équipe originelle pour leurs six premières années dans la ligue majeure, comme dans le cadre de la clause de réserve. Cependant, une fois ces six ans de service révolus, les joueurs pouvaient désormais devenir des "joueurs disponibles" (free agents), ce qui leur permettait de jouer avec n’importe quelle équipe. En outre, les joueurs qui avaient passé plus de trois ans de services dans la ligue majeure étaient éligibles à l’arbitrage salarial. Avec ce dernier, quand un joueur et une équipe ne parvenaient à s’accorder sur un contrat, l’un des deux partis pouvait présenter le désaccord à un arbitre indépendant, qui choisissait entre les offres faites par le joueur et par l’équipe et dont la décision était contraignante. L’introduction de l’arbitrage salarial et des joueurs disponibles s’est traduite par une explosion des salaires dans la ligue majeure : le salaire moyen a été multiplié par dix entre 1977 et 2010.

Parce que la réussite individuelle et la réussite d’une équipe peuvent toutes deux être observées dans le baseball, les chercheurs ont estimé la productivité marginale des joueurs en deux étapes. Tout d’abord, ils ont calculé quelle est la contribution d’un jour au score d’une équipe, puis ils ont déterminé dans quelle mesure le score d’une équipe affecte son revenu. Une étude des salaires de la ligue majeure en 1968-1969 a constaté que les joueurs étaient payés pour un tiers de leur productivité marginale (Scully, 1974). Cependant, parmi le premier groupe de joueurs disponibles en 1977, les salaires étaient substantiellement plus proches de la productivité marginale, en particulier pour les lanceurs.

Comme le montre le graphique 2, le retrait de la clause de réserve en 1977 a aussi brutalement accru les inégalités salariales entre joueurs. Il y a un salaire minimum que les équipes paient dans le cadre de leur accord avec l’association des joueurs. Il est régulièrement versé aux joueurs qui n’ont pas atteint l’éligibilité à l’arbitrage salarial. Jusqu’en 1976, le ratio salaire moyen sur salaire minimum était à peu près similaire au ratio rapportant le salaire horaire moyen du secteur privé américain au salaire minimum fédéral. Mais le salaire minimum du baseball a beau avoir été régulièrement relevé ces dernières décennies, il a augmenté bien moins vite que le salaire moyen. En comparaison, le ratio rapportant le salaire horaire moyen du secteur privé américain au salaire minimum fédéral a augmenté bien plus lentement au cours des cinq dernières décennies.

GRAPHIQUE 2 Ratio salaire moyen sur salaire minimum

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Bien que la persistance d’un élément de pouvoir monopoliste rende le baseball singulier par rapport au reste du marché du travail américain, le système hybride donne aux chercheurs l’opportunité de tester comment le pouvoir de négociation affecte les rémunérations. Par exemple, les analyses empiriques suggèrent que les joueurs reçoivent des hausses de rémunérations au cours de leur carrière qui ne dépendent pas des gains de productivité (Blass, 1992). Le graphique 3 montre comment la rémunération moyenne varie avec les années d’expérience dans les ligues majeures et compare cela avec (…) une statistique qui capture la valeur d’un joueur pour son équipe. Bien que les hausses observées de la rémunération soient surévaluées dans la mesure où seuls les meilleurs joueurs sont retenus chaque année, cela permet une comparaison de rémunération et de la productivité parmi les joueurs à chaque étape de leur carrière. Avant que la clause de réserve ne soit retirée, la rémunération et la productivité progressaient au même rythme, mais ensuite, jusqu’en 2010, la rémunération a augmenté plus vite avec l’ancienneté qu’avec la productivité. Ce n’est pas cohérent avec un marché dans lequel les joueurs sont rémunérés avec des salaires « spot » égaux à leur produit marginal à chaque période. Cela rapport plutôt les modèles de contrats implicites, où les plus vieux joueurs sont relativement surrémunérés de façon à motiver les joueurs à faire plus d’efforts au début de leur carrière. Le calendrier des revalorisations salariales coïncide avec les hausses dans le pouvoir de négociation d’un joueur. Les joueurs reçoivent des salaires significativement plus élevés une fois qu’ils deviennent éligibles à l’arbitrage salarial (trois ans après), sans changement de leurs statistiques de performance. De plus, ils signent des contrats de bien plus long terme une fois qu’ils deviennent éligibles pour devenir joueurs disponibles (six ans après). En comparaison à la relation entre rémunération et expérience vue dans le graphique 3, les travailleurs du marché du travail américain reçoivent en moyenne une plus faible hausse de rémunération pour chaque année passée embauchés.

GRAPHIQUE 3 Profils du salaire et de la performance en fonction de l’expérience dans la Ligue majeure de baseball en 1977 et en 2010 (en indices, base 1 pour l'année sans expérience)

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Globalement, un demi-siècle d’études empiriques portant sur le marché du travail du baseball indique que lorsque les travailleurs ont un pouvoir de négociation élevé, les entreprises préfèrent offrir à leurs meilleurs salariés des contrats de plus long terme et les structurer de façon à ce que la rémunération augmente au cours du temps plus vite que ne le fait la productivité.

Comment la rémunération affecte-t-elle la productivité ?


La structure de la rémunération dans une entreprise peut influencer la productivité d’un travailleur en altérant les incitations à l’effort. Les "tournois" sont souvent utilisés pour déterminer les promotions aux postes les plus élevés dans la hiérarchie des grandes organisations. Ils peuvent être ouverts (…) ou le résultat de possibilités de promotions relativement réduites (…). Le principe est que si l’écart de rémunération entre le premier et le deuxième dans un tournoi est particulièrement large, tous les concurrents vont être incités à travailler aussi dur que possible. Ici aussi, les sports permettent d’examiner quel effet la structure de rémunération exerce sur la performance en examinant les résultats des tournois (effectifs) qui sont communs dans plusieurs sports individuels.

Le golf est le sport idéal pour examiner les effets sur l’effort parce qu’il n’implique pas de confrontation immédiate entre joueurs, contrairement au tennis et à la plupart des autres sports individuels, où le résultat d’un match est déterminé par la performance des deux concurrents. En effet, le score de chaque golfeur reflète sa seule performance. La plupart des tournois de golf distribuent des récompenses pécuniaires plus ou moins de la même façon, avec une fraction similaire de la "cagnotte" totale allant au gagnant, au deuxième, etc. Cependant, la taille totale de la cagnotte varie fortement d’un tournoi à l’autre. Cela suggère qu’une plus large cagnotte peut inciter à davantage d’efforts, mais que cela doit être particulièrement prononcé pour ceux qui sont vers le sommet du classement. Une étude des scores de la Professional Golf Association en 1984 a constaté que cela était effectivement le cas, avec une hausse de 100.000 dollars dans la cagnotte d’un tournoi menant à une amélioration de 1,1 coup dans le score d’un joueur (Ehrenberg et Bognanno, 1990). Cet effet se concentre dans le dernier tour d’un tournoi et dépend du montant qui est en jeu pour un joueur donné, en fonction de sa performance antérieure dans le tournoi. Des résultats similaires ont été trouvés dans les études empiriques portant sur le tennis, un sport où les meilleurs joueurs font mieux dans les tournois les plus lucratifs et en points dans un match quand l’enjeu est le plus élevé. Inversement, il y a certaines preuves empiriques suggérant que dans le football les joueurs "s’étouffent" lorsqu’ils sont sous pression et réalisent de plus mauvaises performances lorsque les enjeux sont les plus élevés.

La productivité dépend-elle des personnes avec lesquelles on travaille ?


Les économistes ont aussi utilisé les données de performances tirées des sports professionnels pour examiner si la productivité d’une personne est influencée par la qualité de ses collègues. De tels effets de débordement peuvent exister parce que les coéquipiers se transmettent des compétences, sont poussés ou encouragés à travailler plus dur lorsqu’ils travaillent aux côtés de pairs plus productifs ou font face à une incitation financière à faire plus d’efforts lorsque leurs coéquipiers réalisent de bonnes performances.

Dans les tournois de la Professional Golfers’ Association, les joueurs sont aléatoirement assignés à un partenaire de jeu, contrairement à la plupart des cadres que les économistes ont étudiés. Puisque les partenaires de jeu peuvent s’observer les uns les autres durant un tournoi, ils ont l’opportunité d’apprendre de l’autre ou d’être motivé par l’autre. Cependant, les analyses empiriques suggèrent que la qualité du partenaire d’un joueur ne fait pas de différence pour leur score global. Néanmoins, la présence d’une superstar (à savoir Tiger Woods) semble réduire les performances des autres joueurs lors des tournois.

Bien sûr, le golf est un sport individuel, ce qui signifie que les effets de débordement ne peuvent être reliés à la nature de la fonction de production. D’autres études se sont focalisées sur le baseball et le basket, où les joueurs doivent interagir efficacement de façon à ce que leur équipe gagne. Cela permet de tester si les effets de débordement sont générés par une maximisation du revenu de la part d’individus, plutôt que des facteurs comportementaux. La théorie implique que le sens de tels effets de débordement dépend de la complémentarité ou substituabilité entre individus dans la fonction de production. Si les individus sont complémentaires, des effets de débordement positifs peuvent émerger, parce que les individus peuvent obtenir une plus grande rémunération de leur performance lorsque leurs coéquipiers réussissent. Cependant, si les individus sont substituables entre eux, des effets de débordement négatifs peuvent dominer, parce que les individus ont une incitation à se comporter en passager clandestin lorsqu’ils ont des collègues plus capables.

Les joueurs du baseball sont répartis entre frappeurs (hitters), dont le boulot est de marquer des points, et les lanceurs (pitchers), dont le boulot consister à empêcher l’équipe adverse de marquer des points. Dans une partie, les lanceurs et les frappeurs peuvent être vus comme substituts l’un pour l’autre, parce qu’une équipe peut gagner le jeu, soit en gagnant un maximum de points, soit en empêchant l’équipe adverse d’engranger des points. Cependant, les frappeurs sont complémentaires aux autres frappeurs et les lanceurs sont complémentaires aux autres lanceurs, parce qu’ils doivent travailler ensemble pour gagner des points ou empêcher l’équipe adverse de gagner des points, respectivement. Les résultats suggèrent que les frappeurs réalisent de meilleures performances dans les saisons au cours desquelles ils jouent avec de meilleurs lanceurs, mais ne sont pas affectés par les autres frappeurs. En réalité, les frappeurs peuvent être vus comme à la fois comme substituts et complémentaires l’un pour l’autre à différents degrés, en fonction de la façon par laquelle ils frappent et la nature d’une partie. Les données sur les frappes individuelles lors des parties de baseball indiquent que les frappeurs sont davantage susceptibles de réussir leur tâche si par ce biais ils augmentent les chances que l’équipe gagne les matchs aléatoires de fin de saison, mais bien moins si l’équipe a déjà une forte probabilité de les réussir (Papps et Bryson, 2019). Un frappeur peut influencer ses coéquipiers par l’un ou l’autre de ces canaux, mais ils les compensent en moyenne, si bien que la taille globale de l’effet de débordement est très faible.

En général, la productivité de joueurs individuels est plus difficile à mesurer dans des sports comme le basket et le football, où les joueurs interagissent de façon déstructurée. Cependant, les données sur chaque occasion au cours de laquelle un joueur tient une balle durant les partis de basket à la NBA indique que les effets de débordement sont une composante importante de la production d’une équipe (Arcidiacono et alii, 2017). Malgré cela, la rémunération des joueurs tend à être principalement déterminée par leurs propres niveaux de productivité, sans prise en compte de l’influence qu’ils ont sur les niveaux de performance des autres joueurs.

Qu’importe leur origine, l’existence d’effets de débordement entre coéquipiers a des implications pour les entraîneurs lorsqu’ils forment les équipes. Si les meilleurs joueurs enseignent des compétences aux autres joueurs, les motivent ou font pression sur eux, consacrer une grande proportion d’un budget salarial fixe sur un unique joueur star peut rapporter de meilleurs résultats pour l’équipe. Cependant, l’inverse peut aussi être vrai, si les joueurs stars sont démotivés à l’idée de jouer avec des coéquipiers moins efficaces. Globalement, il y a des preuves empiriques allant dans le sens d’un niveau "optimal" d’inégalité de capacités dans une équipe. En analysant la performance des équipes de la Ligue majeure de baseball au cours de huit décennies, les études empiriques suggèrent que les équipes gagnent la plupart des jeux quand l’écart-type de la performance entre frappeurs (…) correspond à 6,2 % de la moyenne des performances des frappeurs (Papps et alii, 2011). La plupart des équipes présentent des niveaux de dispersion qui sont plus étalés que cet optimum, ce qui suggère qu’elles gagneraient à ce que la sélection de joueurs soit plus homogène.

Qu’est-ce qui fait un bon chef ?


Les gens peuvent influencés non seulement par leurs pairs, mais également par leurs supérieurs. On considère habituellement que ce qui fait un bon dirigeant est une question hautement subjective. Cependant, les données du sport ont permis aux économistes d’analyser systématiquement les déterminants des réussites managériales. Dans le baseball, les dirigeants avec plus d’expérience et des pourcentages de victoires passées plus élevés gagnent davantage de jeux, lorsque l’on prend en compte la qualité des joueurs de l’équipe. De plus, les joueurs tendent à réaliser de meilleures performances lorsqu’ils ont un dirigeant de meilleure qualité.

Il est aussi possible d’utiliser les sports professionnels pour examiner si des travailleurs à forte capacité font de bons dirigeants. Dans plusieurs organisations, les entraîneurs sont promus de l’intérieur, en fonction de leurs performances au "niveau des ateliers". En utilisant les données de la NBA, une étude a constaté une corrélation entre la capacité d’une personne comme joueur et sa réussite ultérieure comme entraîneur plus tard dans sa vie (Goodall et alii, 2007). Ces effets semblent être assez larges. Par exemple, avoir un entraîneur ayant cinq ans d’expérience de jeu (plutôt qu’aucune expérience) fait gagner six places à l’équipe dans le classement de la ligue.

Quelle est l’ampleur de la discrimination entre joueurs ?


Le travail séminal de Gary Becker sur l’économie de la discrimination suggère que la discrimination de la part des entreprises devrait être éliminée au cours du temps, dans la mesure où l’entrée d’employeurs non discriminateurs évince du marché les employeurs discriminateurs. Les données du sport fournissent un cadre idéal pour étudier l’ampleur de la discrimination sur le marché du travail, puisque les chercheurs peuvent tester si des joueurs à la même productivité, mais ayant des origines ethniques différentes, ont les mêmes chances d’être embauchés ou, s’ils sont embauchés, le sont à des salaires différents. Ils peuvent aussi voir la question plus subtile quant à savoir si la discrimination de la part de ceux qui appliquent les règles peut rendre les joueurs de certains groupes ethniques moins productifs qu’ils ne l’auraient été sinon.

En 1945, Jackie Robinson a signé avec les Brooklyn Dodgers, franchissant la "ligne de couleur" de la Ligue majeure de baseball. Cependant, le processus de déségrégation a été graduel : la dernière équipe à avoir signé un joueur noir a été le Boston Red Sox en 1959. Les joueurs noirs étaient considérablement moins chers que les joueurs blancs : en 1947, les joueurs noirs capables d’aller directement aux ligues majeures depuis les ligues noires étaient souvent payés entre 1.000 et 5.000 dollars, alors que le coût total d’exploitation d’un joueur blanc était probablement supérieur de 100.000 dollars. De plus, les joueurs noirs qui étaient embauchés avaient de meilleures performances moyennes que les joueurs blancs. Chaque joueur noir additionnel qui était embauché était estimé rapporter deux victoires supplémentaires (sur 154 parties) par an. Etant donné le clair avantage compétitif de la signature de joueurs noirs, le fait qu’il fallut 14 ans pour pleinement déségréguer les ligues majeures jette le doute sur la théorie de la discrimination des employeurs de Backer. Cette conclusion est renforcée par les analyses empiriques suggérant que ce fut les équipes qui étaient déjà en réussite qui intégrèrent en premier des joueurs noirs (Goff et alii, 2002). Le fait que les clubs disposent d’un pouvoir de monopole peut contribuer à expliquer pourquoi ils étaient capables de poursuivre leurs pratiques discriminatrices aussi longtemps.

L’érosion des pouvoirs monopolistes des équipes de baseball dans les années 1970 semble avoir réduit l’ampleur de la discrimination salariale. En 1969, les joueurs non blancs gagnaient significativement moins que les joueurs blancs ayant des performances passées et expérience similaires (Scully, 1974). En 1978-1980, il n’y avait plus de différence significative de salaires entre blancs et non-blancs de capacités égales, tandis que les différences salariales demeuraient parmi ceux qui n’étaient pas éligibles pour devenir joueurs disponibles. A l’inverse des données empiriques en ce qui concerne la déségrégation, ces constats sont cohérents avec les prédictions théoriques de Becker et suggèrent que la concurrence sur le marché du travail peut aider les groupes discriminés.

Les analyses empiriques suggèrent aussi indirectement que la discrimination existe dans la ligue de football anglaise, dans la mesure où les clubs avec une proportion supérieure à la moyenne de joueurs noirs réalisent de meilleures performances que les clubs ayant une proportion de joueurs noirs inférieure à la moyenne, après avoir contrôlé leur masse salariale totale (Szymanski et alii, 2000).

La discrimination peut aussi se manifester sous al forme de traitements inégaux des membres d’une origine ethnique donnée sur leur lieu de travail. Les règles de différents sports ont permis aux économistes de tester si c’était le cas. Dans la NBA, les arbitres doivent sanctionner les fautes des joueurs ne respectant pas les règles du sport. Malgré le fait que les matchs soient regardés par des millions de fans, les arbitres semblent traiter inégalement les joueurs, en fonction de leur origine ethnique. Une étude des fautes commises dans les parties jouées entre 1991 et 2004 a trouvé que les arbitres noirs étaient significativement plus enclins à sanctionner les fautes commises par les joueurs blancs et les arbitres blancs à davantage sanctionner celles des joueurs noirs (Price et Wolfers, 2010). Après que ces constats aient reçu une grande attention des médias, une étude ultérieure à trouvé que la prévalence d’un tel comportement s’est réduite. Des phénomènes similaires ont aussi été décelés dans le cas du baseball (…) (Parsons et alii, 2011). (...)

Qu’est-ce qui explique les comportements non éthiques sur le lieu de travail ?


Les données du sport ont aussi permis d’examiner ce qui provoque les pratiques injustes et la corruption parmi les salariés. Le modèle économique du crime développé par Gary Becker et d’autres pose que les individus sont davantage susceptibles de s’engager dans des activités illégales lorsque les gains de cette activité sont larges, la probabilité d’être attrapé faible et la punition faible. Cependant, cela suppose un niveau de rationalité qui n’est pas réaliste dans de nombreux cas. L’examen du modèle de Becker a été freiné par la difficulté de calculer les coûts et bénéfices attendus d’un acte criminel. A nouveau, les sports offrent des avantages en termes de mesure : en comparaison avec presque tous les autres cadres, il est possible de mesurer plus précisément ce qu’une personne spécifique tire comme gain d’un "crime", ce qu’elle sait à cet instant-là et quelle est la probabilité que son "crime" soit détecté.

Le basket universitaire aux Etats-Unis fournit un cadre utile pour examiner si l’incidence des fautes commises durant une partie change en réponse à la probabilité que ce comportement soit détecté. En 1978, le nombre de responsables de l’Atlantic Coast Conference est passé de deux à trois par partie. Cela s’est traduit par une baisse de 34 % du nombre de fautes par jeu.

En utilisant l’information sur les résultats de tournois de lutte sumo, une étude a examiné si la corruption était plus probable lorsque les bénéfices d’être corrompu sont plus élevés (Duggan et Levitt, 2002). Les lutteurs sumo reçoivent le plus grand élan en termes de classement une fois qu’ils gagnent leur huitième match à un tournoi. Il apparaît qu’ils gagnent un huitième match plus souvent que ce qui est attendu. Bien sûr, cela pourrait s’expliquer par le fait que la perspective d’une huitième victoire les motive. Mais la fois suivante où les deux lutteurs se retrouvent, l’opposant a aussi une probabilité de gagner plus élevée qu’attendu, ce qui suggère une collusion. (...) »

Kerry L. Papps, « Sports at the vanguard of labor market policy », in IZA, World of Labor, n° 481, juillet 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin… lire « Le changement d'entraîneur en cours de saison améliore-t-il les performances d’une équipe de football ? »

mercredi 15 juillet 2020

La performance du marché du travail et l’essor du populisme

« (…) Le récent essor du populisme dans les pays développés, en particulier après le référendum du Brexit en 2016 et les élections présidentielles américaines en 2016, est devenu un problème majeur pour les démocraties libérales. La marée populiste a été expliquée par des facteurs économiques et des facteurs non-économiques, notamment le contrecoup culturel vis-à-vis de la mondialisation, du libéralisme et de l’immigration ; la hausse du chômage en raison de la récente crise financière ; et la vulnérabilité des emplois à la robotisation, l’externalisation et la concurrence à l’importation. Cet article affirme que les facteurs économiques (les destructions d’emplois provoquées par la mondialisation et par l’automatisation et la hausse du chômage dans le sillage de la crise financière mondiale) ont joué un rôle majeur. L’incapacité des partis politiques traditionnels à assurer la prospérité de tous a sapé la confiance publique et fournit des opportunités au discours populiste. L’essor du populisme est donc justifié par certains comme une mesure corrective contre les récents échecs des politiques socioéconomiques menées par les partis traditionnels. Cependant, il n’y a pas d'éléments empiriques indiquant que les populistes ont été capables d’améliorer la performance économique lorsqu’ils étaient au pouvoir.

Définition et mesure du populisme


L’analyse de la relation entre performance du marché du travail et essor du populisme nécessite une approche rigoureuse pour quantifier ce dernier. Dans les études portant sur des pays particuliers, le populisme est mesuré en prenant la part des suffrages recueillis par un candidat populiste au niveau des unités infranationales (par exemple la relation entre la performance du marché du travail local et le vote en faveur de Donald Trump dans les comtés étasuniens). Les études portant sur les comparaisons internationales se focalisent essentiellement sur l’Europe, où une mesure comparable transnationale peut être utilisée, à savoir les parts de vote en faveur des partis populistes à un niveaux national ou infranational. Le fait que les règles électorales soient différentes d’un pays à l’autre nécessite que les chercheurs contrôlent les effets fixes de pays. C’est pourquoi la plupart des études transnationales sur le populisme se limitent aux pays développés. Alors que certains pays émergents observent aussi des marées populistes, le manque de données désagrégées réduit les possibilités pour mener une analyse rigoureuse.

Pour mesurer le populisme, il faut tout d’abord le définir. En économie, la définition conventionnelle du populisme date d’une étude de Dornbusch et Edwards (1991) qui le décrivait comme une "approche de l’économie qui met l’accent sur la croissance et la redistribution des revenus et néglige les questions de l’inflation et du déficit budgétaire, les contraintes externes et la réaction des agents économiques à des politiques non marchandes agressives".

Dornbusch et Edwards écrivaient à propos du populisme latino-américain de gauche des années 1970 et 1980. Même si ce type de populisme existe encore aujourd’hui, la récente vague de populisme concerne avant tout la droite du spectre politique ; en outre, l’agenda typique du populisme moderne ne se focalise pas sur la redistribution des revenus et du patrimoine. Il est donc utile d’utiliser une autre définition, qui a été introduite par Mudde et Rovira Kaltwasser (2017) et qui est désormais conventionnelle en science politique, celle d’une "idéologie mince" (thin-centered ideology) antiélitiste et anti-pluraliste. Selon cette définition, le populisme considère la société comme séparée en deux groupes homogènes et antagonistes : les "gens purs" et l’"élite corrompue". La "pureté" des gens fait de la "volonté populaire" la seule source morale de pouvoir politique. L’homogénéité du peuple implique l’anti-pluralisme et ne rend pas nécessaire l’existence de freins et contrepoids institutionnels.

Certains politologues affirment que la définition du populisme doit aussi inclure un "angle autoritaire". D’un côté, c’est un concept naturel, comme le dirigeant des "gens purs" peut régner directement sans freins, ni contrepoids ; plusieurs partis populistes se tournent en effet vers un modèle de "meneur fort". D’un autre côté, il y a plusieurs partis défavorables aux élites et au pluralisme qui acceptent les normes démocratiques, donc la plupart des classifications des partis et politiciens populistes n’incluent pas un "angle autoritaire".

La troisième définition a été introduite par Guiso et alii (2018). Ces derniers affirment que les partis populistes modernes sont ceux qui satisfont trois critères : (i) ils s’opposent aux élites ; (ii) ils offrent une protection immédiate contre les chocs ; et (iii) ils dissimulent les coûts sociaux à long terme de ces mesures de protection.

Comment ces définitions sont-elles liées les unes aux autres ? Pour les politologues, la menace commune est le sentiment anti-élites. Pour les économistes, ce sont les promesses irréalistes qui posent problème. Les populistes modernes en-dehors d’Amérique latine n’évoquent pas vraiment de politiques macroéconomiques irresponsables, mais leurs promesses ne sont pas pour autant soutenables. Le populisme ne conduit peut-être pas forcément à des politiques macroéconomiques irresponsables ; de plus, la pression populiste peut être utile comme contrepoids aux technocrates irresponsables (unaccountable) et groupes d’intérêt élitaires, selon Dani Rodrik (2018). Cependant, même sans politiques budgétaire et monétaire insoutenables, les populistes peuvent saper la croissance économique en neutralisant les freins et contrepoids politiques. Les investisseurs valorisent la prévisibilité autour des "règles du jeu". Le retrait des contraintes sur l’exécutif peut donc réduire les incitations pour les investissements à long terme et réduire les chances que les dirigeants populistes parviennent à concrétiser leurs promesses de prospérité économique.

Les moteurs économiques du populisme

Mondialisation, progrès technique et soutien envers les populistes


Au cours des dernières décennies, quasiment tous les pays développés ont connu de profondes perturbations de leurs marchés du travail liées à la mondialisation et au progrès technique. Ce sont deux phénomènes distincts, mais ils sont habituellement discutés de concert, notamment parce qu’ils se renforcent mutuellement. Les nouvelles technologies réduisent les coûts de transport et de communication, ce qui accélère la mondialisation. Réciproquement, une baisse des barrières aux échanges et aux investissements étrangers promeut le progrès technique ; l’accès à un plus large marché renforce les incitations à innover et à adopter les nouvelles technologies.

Le progrès technique entraîne une polarisation de l’emploi, en créant des emplois au sommet et en bas de la distribution des qualifications, tout en détruisant les emplois moyennement qualifiés dans l’industrie et les services. Les travailleurs très qualifiés se voient présenter des opportunités d’emploi dans les services intensifs en savoir qui sont vendus sur des marchés mondiaux ; leurs compétences sont complémentaires aux nouvelles technologies. Les bénéfices de la croissance mondiale ruissellent aussi vers les emplois manuels peu qualifiés, qui sont trop peu payés pour être délocalisés ou automatisés. Cependant, les emplois de cols bleus moyennement qualifiés et les emplois routiniers de cols blancs sont de plus en plus automatisés ou externalisés. Quand ces emplois disparaissent, les individus affectés n’ont que très peu d’alternatives : (i) se requalifier pour tenter d’accéder au segment à fortes qualifications du marché du travail, (ii) accepter des emplois manuels peu payés ou (iii) quitter la vie active. Les deuxième et troisième options ne sont évidemment pas attrayantes, mais la première n’est pas facile. Même s’il existe un filet de sécurité social et des opportunités de formation, le coût de la transition peut être substantiel. Il n’est donc pas surprenant que les travailleurs affectés, en particulier ceux qui ne sont pas capables de trouver un nouvel emploi, soient de plus en plus déçus par le système.

Alors que l’automatisation se traduit par une polarisation de l’emploi, la concurrence à l’importation avec des pays à bas coûts affecte négativement l’emploi dans toutes les entreprises et tous les secteurs tout au long de la distribution des qualifications. Cet effet a une importante dimension régionale : les chocs d’importations sont concentrés dans les petites communautés qui dépendent d’une unique firme ou secteur qui est évincé par la concurrence à l’importation. Les destructions d’emplois qui touchent cette firme ou ce secteur ont des impacts dévastateurs sur ces communautés.

Les impacts du changement technologique et de la mondialisation créent par conséquent un terrain fertile pour les populistes. Ces deux processus semblent bénéficier aux "élites" (les chefs d’entreprise, les banquiers, les avocats, les consultants, et ainsi de suite) ; les partis traditionnels sont perçus comme en faisant insuffisamment pour protéger les "personnes innocentes qui travaillent dur", qui ne peuvent certainement pas être accusées d'être responsables de la destruction de leur emploi. Le débat entourant le changement technologique et la mondialisation colle par conséquent parfaitement au discours populiste.

Les solutions que les populistes mettent en avant peuvent inclure la redistribution (c’est en particulier le cas avec les populistes de gauche), le protectionnisme (en particulier le "nationalisme économique" préconisé par les populistes de droite comme le suggèrent Colantone et Stanig (2019)) ou les deux. Ces solutions sont-elles réalistes ? Peuvent-elles être mises en œuvre sans freiner la croissance du revenu ? Ce sont d’importantes questions à considérer lorsqu’il s’agit d’examiner l’expérience des populistes au pouvoir.

Recherche empirique sur les implications du changement technologique et de la mondialisation


Les récentes études fournissent des preuves empiriques sur la relation entre, d’une part, la concurrence avec les importations et la polarisation de l’emploi due au progrès technique et, d’autre part, le vote populiste. Aux Etats-Unis, les preuves empiriques les plus convaincantes sont tirées des études sur le "choc chinois" (China shock) qui analysent les répercussions de la variation de l’exposition des marchés du travail locaux (au niveau des bassins d’emploi) à la forte hausse des importations chinoises au début du siècle suite à l’accession de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001.

Une série d’études a montré que l’accroissement de l’exposition aux importations chinoises a eu un impact négatif substantiel sur l’emploi et même la situation matrimoniale des hommes les moins diplômés aux Etats-Unis. David Autor et alii (2017) ont analysé les cinq cycles électoraux américains de 2000 à 2016 et ils ont constaté que l’accroissement des importations chinoises a fortement accru la polarisation politique lors des élections législatives et entraîné une droitisation lors des élections présidentielles. Autor et ses coauteurs constatent que chaque hausse d’un point de pourcentage des importations en provenance de Chine depuis 2000 explique 1,7 point de pourcentage du vote en faveur de Donald Trump en 2016.

Une analyse similaire, réalisée par Frey et alii (2018), s’est penchée sur l’impact de l’automatisation sur le vote en faveur de Trump. Ses auteurs ont utilisé la part des emplois routiniers comme indicateur de l’automatisation dans un bassin d’emploi. Ils ont constaté qu’une hausse de 5 points de pourcentage des emplois routiniers dans l’ensemble des emplois est associée à une hausse de la part des votes en faveur de Trump de 3 à 10 points de pourcentage (selon les spécifications, les contrôles et la méthodologie).

Des résultats similaires ont été obtenus dans le cas européen. Colantone et Stanig (2019) ont utilisé les données pour les chocs d’importations recueillies au niveau des régions NUTS-2 (les régions infranationales européennes avec des populations de 0,8 à 3 millions de personnes) et les déclarations des individus relatives à leur comportement politique lors de l’European Social Survey (ESS) dans 15 pays d’Europe occidentale entre 1988 et 2007. De façon à identifier les effets causaux, ils ont instrumentalisé la pénétration des importations chinoises dans les secteurs européens par les importations chinoises dans les mêmes secteurs qu’aux Etats-Unis. Ils constatent qu’une hausse des importations chinoises équivalente à l’écart-type implique une hausse du soutien déclaré pour les partis d’extrême-droite d’environ 1,7 point de pourcentage. Ce n’est certainement pas un faible effet dans la mesure où la part des suffrages recueillis par ces partis dans les pays étudiés s’élève à 5 %. Les auteurs étudient aussi l’impact de l’automation sur le vote populiste en Europe et décèlent des effets significatifs : une hausse de l’exposition à la robotisation équivalente à l’écart-type entraîne une hausse de 1,8 point de pourcentage du soutien en faveur des partis radicaux de droite.

L’impact de la récente crise financière


Alors qu’aux Etats-Unis la Grande Récession a été temporaire, la crise a duré plusieurs années dans certains pays européens. La hausse du chômage européen a été substantielle (il est passé de 7 % à 11 % entre 2007 et 2013) et elle a été très inégale d’un pays à l’autre et même au sein de chaque pays. Cette hausse brutale et soutenue du chômage a sapé la confiance envers les "élites" qui ont été perçues comme ayant échoué à empêcher la crise et à protéger les "gens" de ses effets. Cette expérience colle à nouveau parfaitement avec le récit populiste. La principale différence dans ce cas est que l’agenda du protectionnisme des populistes s’est déplacé du rejet de la mondialisation au rejet de l’Union européenne. Les populistes affirment que regagner la souveraineté laissée à l’UE (tout en remplaçant les élites corrompues) pourrait contribuer à empêcher de nouvelles crises et à assouplir la politique budgétaire pour mieux soutenir les ménages souffrant de la crise.

GRAPHIQUE 1 Variation du chômage et du vote en faveur des partis antisystème après la crise financière mondiale dans les régions européennes

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source : Algan et alii (2017)

Algan et alii (2017) ont analysé les résultats électoraux lors des élections générales dans les pays européens au niveau des régions infranationales (220 régions NUTS-2 dans 26 pays entre 2000 et 2017). Les auteurs ont utilisé deux approches (l’approche de différence en différences et une régression de panel) pour montrer que le vote en faveur des partis populistes est fortement corrélé avec la variation du taux de chômage après la crise (relativement à leur niveau d’avant-crise) (cf. graphique 1). Les magnitudes sont substantielles : chaque hausse d’un point de pourcentage du taux de chômage implique une hausse d’un point de pourcentage de la part des suffrages en faveur des partis populistes. Pour surmonter le possible problème posé par des facteurs variant au cours du temps susceptibles d’influencer à la fois le chômage et le populisme, l’étude utilise une approche avec variable instrumentale qui considère la structure d’avant-crise d’une économie régionale comme indicateur mesurant sa vulnérabilité à la crise. Par exemple, les régions se spécialisant dans l’immobilier et la construction avant la crise ont être plus durement frappées par la crise et ont donc connu une plus forte hausse du chômage. L’utilisation de la structure économique d’avant-crise comme indicateur avancé exogène du changement du chômage permet d’identifier les effets causaux d’une hausse du chômage sur l’essor du populisme. Cet effet se révèle être même plus ample qu’avec les précédentes approches : chaque hausse d’un point de pourcentage du taux de chômage entraîne une hausse de la part des suffrages en faveur des populistes d’au moins 2 points de pourcentage.

Guiso et alii (2018) ont examiné la même question, mais en utilisant les autodéclarations obtenues lors de l’ESS à propos du comportement électoral. Les auteurs modélisent explicitement non seulement le vote, mais aussi les décisions de participation comme fonction de l’insécurité économique au niveau individuel (le chômage, les difficultés de revenu déclarées et l’exposition à la mondialisation mesurée en prenant comme indicateur le fait d’être un col bleu dans l’industrie). Ils obtiennent de plus faibles magnitudes qu’Algan et alii (2017) : l’effet causal du chômage sur le vote populiste est de seulement 0,08 point de pourcentage pour chaque point de pourcentage de hausse du chômage. Même quand toutes les composantes de l’insécurité économique sont additionnées, une hausse de l’insécurité économique équivalente à l’écart-type accroît le vote populiste d’un ordre de magnitude inférieur à celui trouvé dans l’étude d’Algan et alii (2017).

Comment expliquer les différences dans les magnitudes observées entre les deux études ? Une possible explication est que Guiso et alii observent les données issues des déclarations faites lors de l’ESS et que les répondants peuvent ne pas vouloir faire savoir qu’ils ont voté pour les populistes. Cependant, les expérimentations récentes de Barrera et alii (2020) suggèrent que c’est improbable. Une autre possibilité est liée au fait que Guiso et alii examinent l’impact du chômage individuel, alors qu'Algan et alii observent celui du chômage régional. Une hausse du chômage régional est susceptible d’accroître l’attrait du populisme non seulement parmi ceux qui ont perdu un emploi, mais aussi parmi ceux qui ont toujours leur emploi mais qui craignent davantage de le perdre ou d’avoir plus de difficultés de négocier une hausse de salaire.

Plusieurs études, notamment celles que nous venons d’évoquer, se sont penchées sur les attitudes vis-à-vis des institutions politiques et fournissent des preuves empiriques à propos du mécanisme liant l’impact de la crise au vote populiste : le choc induit par la crise a alimenté la marée populiste en sapant la confiance envers les institutions politiques nationales et européennes. D’un autre côté, la crise n’a pas eu d’impact sur la confiance envers d’autres institutions comme les Nations unies, la police ou l’Eglise et presque aucun impact sur la confiance sociale en général (la confiance envers les autres individus) selon Algan et alii (2017). Les citoyens européens font clairement porter la responsabilité de la crise aux politiciens nationaux et européens.

GRAPHIQUE 2 Part de vote pour le Brexit dans les districts électoraux du Royaume-Uni et variation du taux de chômage avec la crise

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source : Algan et alii (2017)

Finalement, l’impact de la crise sur le vote populiste a aussi été décelé dans plusieurs études portant sur des pays particuliers, notamment celle de Guriev et Papaioannou (2020), tout particulièrement dans l’analyse du référendum du Brexit en 2016. Algan et alii (2017) et Becker et alii (2017) ont mené une analyse au niveau des districts électoraux (il y en a 380 au Royaume-Uni) et ils ont constaté que la hausse de l’emploi au niveau local a fortement accru le vote en faveur du "leave" (cf. graphique 1).

Les populistes au pouvoir


Il semble clair que l’essor du populisme résulte des inquiétudes économiques légitimes de ses partisans. Cela nous amène naturellement à une autre question : les populistes mènent-ils des politiques plus efficaces ?

La plupart des études empiriques menées sur les populistes qui se sont retrouvés au pouvoir proviennent d’Amérique latine et les résultats n’ont pas été positifs. Beaucoup des politiques menées par les vieux régimes populistes ont entraîné des désastres macroéconomiques qui se sont traduits par un déclin ou une stagnation des revenus réels. Les populistes récents d’Amérique latine (qui ont été davantage conscients des coûts de la monétisation des déficits budgétaires, à l’exception du régime Chavez-Maduro au Vénézuela) n’ont pas toujours été capables de ramener la discipline macroéconomique et la croissance soutenable.

Que dire à propos des populistes modernes d’Occident ? Jusqu’à présent, il n’y a que des éléments empiriques limités à propos de leur performance depuis qu’ils sont arrivés au pouvoir dans quelques pays et seulement récemment. Tous n’ont pas réussi à rester au pouvoir sur une période de temps suffisamment longue. De façon à évaluer la performance macroéconomique des populistes qui sont restés au pouvoir pendant plusieurs années, les économistes utilisent la méthode du "contrôle synthétique". Born et alii (2019) ont construit un "doppelgänger" de l’économie étasunienne en constituant une moyenne pondérée du PIB de 24 pays de l’OCDE en trouvant une pondération permettant de mimer l’évolution trimestrielle de l’économie étasunienne au cours des deux décennies précédant l’élection de Trump. Les auteurs ont ensuite comparé l’évolution observée de l’économie étasunienne avec l’évolution contrefactuelle du doppelgänger après l’élection présidentielle. Ils constatent que Trump a eu un effet nul sur la performance économique des Etats-Unis, que ce soit en termes de croissance du PIB ou de chômage. Ce n’est pas surprenant, dans la mesure où l’impact potentiellement positif de la relance de Trump à court terme a été compensé par les effets négatifs de la politique monétaire indépendante de la Réserve fédérale et des guerres commerciales lancées par Trump lui-même. (…)

Pour résumer, la majorité des gouvernements populistes n’ont pas réalisé de meilleures performances que les partis traditionnels qu’ils critiquent, bien que certains populistes récentes n’aient pas non plus eu une performance significativement différente. Cela signifie-t-il que la montée du populisme n’est pas nuisible ? Comme l’ont affirmé Frey et alii (2018), la réponse dépend dans quelle mesure les populistes au pouvoir neutralisent les freins et contrepoids politiques (en particulier quand ils ne peuvent concrétiser leurs promesses sociales et économiques). Cela risque de se traduire par une moindre responsabilité (accountability) et un surcroît de corruption, de capitalisme de connivence et en conséquence de mauvaises performances économiques.

Les explications alternatives


Alors que les études citées ci-dessus évoquaient la robotisation, la concurrence à l’importation et les chocs d’emploi liés au cycle d’affaires, il y a aussi des explications alternatives, notamment l’immigration, le contrecoup culturel contre le libéralisme et la diffusion des médias sociaux (Guriev et Papaioannou, 2019). Les éléments empiriques touchant les deux premiers facteurs ne sont cependant pas clairs. Par exemple, dans le cas de l’immigration, les études citées ci-dessus affirment que les inquiétudes à propos de l’immigration sont endogènes au déclin des opportunités d’emploi et qu’elles ne sont donc pas de nature économique. En outre, il apparaît que le chômage ait accentué les inquiétudes des répondants à l’ESS à propos des effets économiques de l’immigration et non ses effets culturels. Au Royaume-Uni, c’est le chômage plutôt que l’immigration qui a eu un impact significatif sur le vote en faveur du Brexit, selon Becker et alii (2017). Colantone et Stanig ont pour leur part montré que c’est une relation négative entre le niveau d’immigration et le vote du Brexit qui existe au niveau NUTS-3.

En théorie, même si l’impact économique agrégé de l’immigration est positif, celui-ci crée des gagnants et des perdants, de la même façon que le commerce international et l’automatisation. Par conséquent, aussi bien la hausse séculaire de l’immigration que les récentes vagues de réfugiés ont alimenté l’essor du populisme. Le rapport "Work in transition" que la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement a publié en 2018 fournit un passage en revue de dix études sur l’impact de l’exposition à l’immigration sur le vote populiste en Europe. Les constats tirés de ces études varient substantiellement, non seulement en termes de magnitudes d’effets, mais également dans leurs signes, selon l’intensité, la composition et la nature des flux migratoires. Par exemple, si l’afflux d’immigrés est large (comme dans le cas des réfugiés syriens arrivés sur les îles grecques), alors il risque de se traduire par un vote populiste plus élevé. Cependant, une petite hausse de l’immigration (par exemple, d’environ un immigré ou réfugié pour 100 autochtones) décroît en fait le vote populiste, ce qui est cohérent avec la théorie du contact, qui suggère que, sous certaines conditions, le contact avec une minorité peut réduire les préjugés que le reste de la population nourrit vis-à-vis de celle-ci.

Les éléments empiriques sur le contrecoup culturel et l’importance de l’identité sont essentiellement limités aux éléments corrélationnels ; ces facteurs changent très lentement au cours du temps, donc il est très difficile de trouver une stratégie convaincante pour identifier la relation causale. Il est aussi difficile de trouver pourquoi l’identité et les facteurs culturels (qui sont très persistants) ont récemment donné lieu à une telle montée du populisme. L’explication la plus évidente est que c’est un facteur économique qui active le contrecoup culturel. Cela implique que le contrecoup culturel est essentiellement un mécanisme via lequel la polarisation ou la crise contribue au vote populiste. Globalement, c’est l’interaction des facteurs économiques et culturels qui reste la voie la plus intéressante à suivre pour les futurs travaux sur les moteurs du populisme moderne.

Comme l’ont montré Guriev et Papaioannou (2020), il y a des éléments empiriques substantiels sur la contribution de la diffusion des médias sociaux au récent essor du populisme. Il n’est cependant pas clair de savoir quels mécanismes sont derrière cette relation. Il est possible que le message populiste simpliste soit mieux adapté aux technologies de communication en ligne. Si c’est le cas, alors la polarisation de l’emploi et les hausses du chômage peuvent toujours jouer un rôle : la diffusion des médias sociaux renforce seulement le récit populiste basé sur les griefs économiques (…). »

Sergei Guriev, « Labor market performance and the rise of populism », in IZA, World of Labor, n° 479, juillet 2020. Traduit par Martin Anota



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jeudi 2 juillet 2020

Quatre erreurs courantes à propos du revenu de base universel

« Le revenu universel (ou revenu de base) a beau être présent dans le débat politique depuis plus de deux décennies, son évaluation souffre toujours de la prégnance de plusieurs perceptions ou interprétations erronées le concernant. Nous allons nous attaquer ici à quatre d’entre elles.

Première erreur : le revenu universel serait plus coûteux que les politiques traditionnelles de soutien au revenu telles que le revenu minimum garanti ou les allocations-chômage

On pourrait penser que le revenu universel est plus cher qu’un revenu minimum garanti ou un dispositif du même genre. Cependant, les mécanismes de soutien au revenu alternatifs doivent être comparés en maintenant constant leur impact sur les recettes fiscales nettes. Avec la neutralité fiscale, les questions pertinentes sont les incitations et la distribution du fardeau fiscal. Une source possible de la première erreur est l’universalité du revenu universel : il est donné à tout le monde. A l’inverse, les formes traditionnelles de soutien au revenu sont catégorielles et conditionnées : elles ne sont données qu’à certains, parfois, d’où l’idée que le revenu universel serait plus coûteux. Mais nous devons comparer le montant reçu à travers le revenu universel à la valeur attendue du montant reçu via les politiques traditionnelles. Il peut être supérieur, inférieur ou égal. Le fait qu’il soit universel n’implique pas en soi qu’il soit forcément plus coûteux.

Deuxième erreur : le revenu universel réduit l’offre de travail

La microéconomie enseignée en première année universitaire nous dit qu’une hausse des revenus de transfert peut entraîner une réduction de l’offre de travail. Implicitement, ce que la deuxième erreur suggère en fait est que le revenu universel entraîne une plus grande réduction de l’offre de travail que les autres dispositifs de soutien au revenu. Cette idée est erronée, dans la mesure où l’économie élémentaire indique en fait que le revenu universel est susceptible d’entraîner une moindre réduction de l’offre de travail que ces dispositifs alternatifs. Les politiques traditionnelles sont typiquement accordées sous condition de ressources, si bien qu’elles peuvent inciter les individus à changer de comportement de façon à maintenir l’éligibilité, c’est-à-dire gagner un faible revenu. En outre, l’hypothèse que l’offre de travail chute avec le revenu ne doit pas être considérée comme valide. En effet, les preuves empiriques expérimentales montrent que les transferts de liquidité peuvent en fait motiver à davantage travailler et à s’engager dans des activités productives.

Troisième erreur : le revenu universel favorise les "surfeurs"

Les "surfeurs" (c’est-à-dire les riches consacrant une grande partie de leur temps aux loisirs) remboursent le revenu universel via les impôts. Mais alors pourquoi leur donner le revenu universel ? Parce que les revenus de transfert versés sans condition de ressources sont susceptibles d’impliquer de meilleures incitations.

Quatrième erreur : le revenu universel n’apportera pas un soutien suffisant en cas d’événements tels que le chômage ou la maladie

Certains événements adverses fournissent un plus large soutien que le revenu universel, par exemple, au cours d’un mois donné. (L’inactivité imposée par l’épidémie de Covid-19 ou les hospitalisations peuvent en être des exemples.) Cet argument souffre d’une vision réductrice de la conception du revenu universel et d’une représentation purement statique de celui-ci. Premièrement, bien qu’il y ait des partisans du revenu universel qui privilégient une conception qui substitue ce dernier aux autres politiques de soutien au revenu, des versions plus réalistes envisagent un remplacement partiel, laissant de la place pour d’autres politiques qui se basent sur le principe de l’assurance et qui sont conçues pour ces chocs adverses. Deuxièmement, ce qui importe est la comparaison entre les valeurs attendues. Le revenu universel garantit une allocation intertemporelle, ce qui permet aux gens de s’assurer contre certains événements adverses et de bénéficier de prêts contingents. Comment l’allocation intertemporelle fournie par le revenu universel se compare-t-elle par rapport à la valeur intertemporelle attendue de toutes les politiques traditionnelles catégorielles et conditionnelles ? J’estime que le revenu universel est susceptible d’être supérieur, puisqu’il est sûr et facile de déterminer le montant de l’accroissement du revenu. Il est utile de noter que cela n’est possible que si le marché du crédit est accessible et efficient et si les ménages disposent des compétences nécessaires pour s'engager sur ce marché. Cela suggère que ces conditions devront être vérifiées si et quand la politique se réorientera dans le sens du revenu universel. »

Ugo Colombino, « Four mistaken theses about universal basic incomes », IZA, 2 juillet 2020. Traduit par Martin Anota

vendredi 15 mai 2020

La crise du Covid-19 exacerbe les injustices au travail

« Avec la contraction du tourisme, l’économie française a commencé à s’essouffler plusieurs semaines avant le confinement à la mi-mars. Mais comme dans plusieurs pays, le confinement lui-même a généré un choc sans précédent. Selon l’INSEE et l’OFCE, la contraction du PIB pourrait atteindre le niveau sans précédent de 35 %.

Le marché du travail français était déjà caractérisé par un degré élevé de créations-destructions (churning) d’emplois : le nombre d’embauches annuel était égal au stock d’emplois privés. En mars, presqu’un million d’emplois ont disparu, le nombre de demandeurs d’emploi a augmenté de 5 % et les chiffres d’avril seront encore bien plus effrayants, puisque des millions de travailleurs étaient sur des emplois temporaires qui sont à présent expirés. Pour les travailleurs en contrat indéterminé, le choc a été retardé grâce au soutien immédiat et massif du gouvernement aux entreprises. Les petites entreprises ont reçu des liquidités d’urgence et les multinationales ont joui de crédits de douzaines de milliards d’euros garantis par l’Etat. Le programme de chômage partiel est généreux : début mai, les firmes ayant déposé un dossier pour passer en activité partielle embauchaient presque la moitié de la main-d’œuvre privée, même si la couverture effective sera probablement de 25 %. En conséquence, le nombre de faillites d’entreprises atteint actuellement un niveau historiquement bas et c’est susceptible d’être également le cas pour les licenciements.

Le confinement est arrivé tard, laissant le virus se propager en France, en particulier au nord-est. Les retards pris dans la gestion de l’épidémie font qu’il est très difficile de prédire les conséquences sanitaires du déconfinement opéré à partir du 11 mai. Cela contribue à compliquer toute tentative de prévisions relatives au marché du travail français pour les deux prochains trimestres. Mais nous pouvons déjà être certains que les amples secteurs de l’hôtellerie-restauration et de la culture seront fortement pénalisés cet été. Un taux de chômage à deux chiffres est très probable, malgré tout le soutien qu’offre le gouvernement.

Au-delà du chômage, la crise a déjà exacerbé les inégalités entre les travailleurs et entre les régions. La comparaison entre le centre de Paris et le département de Seine-Saint-Denis en fournit une bonne illustration. Environ 20 % de la population parisienne a fui au début du confinement. Les professionnels et dirigeants sont allés dans leur résidence secondaire avec leur famille pour y télétravailler. Par contre, les travailleurs peu rémunérés des activités "essentielles" (services publics, soins à domicile, magasins alimentaires, etc.), résidant en Seine-Saint-Denis, le département métropolitain le plus pauvre, ont continué de travailler sur leur lieu de travail et ont pris les transports en commun sans équipement de protection personnelle, notamment en raison de la pénurie de masques. En outre, le gouvernement a assoupli les réglementations du marché du travail, par exemple en permettant aux employeurs de repousser les congés et vacances. L’obligation des employeurs à fournir un équipement de protection personnelle n’a été imposée que le 11 mai (quand les travailleurs très qualifiés ont commencé à retourner dans leurs bureaux). Il en a résulté un drame humain : pour les deux premières semaines d’avril, la mortalité en Seine-Saint-Denis a quasiment été le triple de celle de 2019.

Les familles (laborieuses) au faible revenu sont aussi étranglées par l’inflation des prix alimentaires, amplifiée par les fermetures d’écoles et de centres de loisir qui fournissaient quasi gratuitement des repas pour leurs enfants. Les queues se sont allongées aux banques alimentaires. Le gouvernement devrait verser une aide financière exceptionnelle (de 100 à 500 euros) pour quatre millions de familles. Il n’est pas certain qu’elle suffise pour éviter que des sentiments d’injustice génèrent des mouvements de protestation au moins aussi importants que les émeutes de 2005 ou les récentes manifestations des gilets jaunes. »

Philippe Askenazy, « The Covid-19 crisis exacerbates workplace injustices », IZA, 14 mai 20120. Traduit par Martin Anota



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mardi 21 avril 2020

Le marché du travail américain au cours de la crise du Covid-19

« La propagation du virus Covid-19 et les réponses de la politique publique qu’elle a suscitées ont entraîné une hausse sans précédent des demandes d’allocations-chômage depuis début mars 2020 aux Etats-Unis. Mais les difficultés potentielles dans la capacité des gouvernements des Etats à traiter tant de demandes sur une aussi courte période, combinées au fait que de nombreux travailleurs ne sont pas éligibles aux allocations-chômage, ont amené beaucoup à craindre que les pertes totales d’emplois soient sous-évaluées par ces chiffres.

En utilisant de nouvelles enquêtes menées à grande échelle auprès des ménages américains comme la Current Population Survey menée mensuellement au niveau national, nous identifions trois faits clés à propos des récents développements sur le marché du travail américain.

Premièrement, le taux d’emploi, c’est-à-dire la part des personnes en âge de travailler ayant un emploi, a chuté très brutalement, en passant de 60 % de la population à 52 %. Ce déclin du taux d’emploi est énorme selon les normes historiques et il est plus ample que le déclin total du taux d’emploi durant la Grande Récession. Etant donné que la population en âge de travailler représente environ 260 millions de personnes, cette chute est équivalente à 20 millions de personnes perdant leur emploi.

Deuxièmement, nous observons une hausse bien plus faible du taux de chômage, de l’ordre de 2 points de pourcentage. Certes, cette hausse est la plus forte hausse sur un mois du taux de chômage observée depuis la publication de la première enquête en 1948 (jusqu’à présent, c’était lors de la grève nationale du secteur de la métallurgie en 1949 que le taux de chômage avait connu sa plus forte hausse mensuelle, en l’occurrence de 1,5 point de pourcentage). Mais si toutes les personnes qui venaient de se retrouver sans emploi (comme le suggère la chute du taux d’emploi) étaient comptabilisés comme chômeurs, nous aurions observé une hausse du taux de chômage de 3,5 % en mars 2020 à 16,4 % aujourd’hui, ce qui aurait été le niveau le plus élevé depuis 1939.

La raison expliquant le décalage entre les deux mesures est que beaucoup des personnes qui se retrouvent sans emploi déclarent qu’elles ne recherchent pas activement un emploi, si bien qu’elles ne sont pas comptabilisées comme chômeuses, mais plutôt comme inactives. C’est cohérent avec le troisième fait que nous observons, à savoir qu’il y a une baisse massive de la part de la population qui travaille ou qui recherche un emploi (le taux d’activité) : cette part est passée de 64,2 % à 56,8 %. La Grande Récession de 2008-2009 a été suivie par une baisse historiquement forte du taux d’activité de 3 points jusqu’en 2016. Mais même cette baisse cumulée sur huit ans n’équivaut pas la baisse historique du taux d’activité dont nous venons d’être les témoins.

Pourquoi tant de personnes sans emploi ne recherchent pas activement d’emploi ? Avant la crise, l’essentiel des répondants en-dehors de la population active déclaraient que c’était parce qu’ils étaient à la retraite, malades, personnes au foyer, étudiants ou qu’ils n’avaient pas besoin de travail. Au plus fort de la crise du Covid-19, avec un nombre de personnes bien plus élevé en-dehors de la population active, nous voyons une baisse de la part de ceux qui élèvent des enfants et des malades, mais une forte hausse de la part de ceux qui affirment être à la retraite, passée de 53 % à 60 %. Cela fait que la retraite anticipée constitue un facteur primordial pour expliquer la chute du taux d’activité et suggère que la crise du coronavirus a amené de nombreuses personnes à prendre leur retraite plus tôt qu’elles ne l’avaient anticipé. Cette vague peut constituer le premier des nombreux changements économiques permanents que le Covid-19 provoquera. Il reste à savoir si cette tendance continuera d’être observée dans les prochaines enquêtes et si elle peut également s’observer dans les autres pays développés. »

Olivier Coibion, Yuriy Gorodnichenko et Michael Weber, « Labor markets during the Covid-19 crisis: A preliminary view », IZA, 21 avril 2020. Traduit par Martin Anota

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