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samedi 19 décembre 2020

Quand l'économie rencontre l'épidémiologie : les extensions du modèle SIR

« Le modèle SIR, développé tout d’abord par Kermack et McKendrick (1927), reste le modèle épidémiologique canonique. Il est naturel que les économistes le choisissent lorsqu’ils cherchent à modéliser les interactions entre les dynamiques économiques et épidémiologiques. Cette brève revue de la littérature présente plusieurs adaptations apportées au cadre SIR de base qui ont été proposées dans les travaux d'épi-macroéconomie réalisés au cours des six derniers mois. Ceux-ci ont toutes été utilisées pour analyser des questions comme les politiques de confinement, les super-propagateurs, l’immunité collective, les capacités hospitalières et la stratégie "test et traçage".

Le modèle SIR canonique

Le modèle SIR répartit la population en trois catégories (ou "compartiments" dans le jargon des épidémiologistes) : les personnes saines (susceptible), les personnes infectées (infected) par la maladie et les personnes guéries de la maladie (recovered). Il modélise le passage de ces individus d’une catégorie à l’autre en utilisant un ensemble de taux de transition qui sont donnés de façon exogène et qui sont liés aux tailles relatives des différents groupes. Et il suppose que la transition ne peut se faire que dans un seul sens (par exemple, les personnes saines peuvent devenir infectées, les personnes infectées peuvent guérir, mais il n’y a pas d’autres passages possibles entre les groupes).

Les modèles épi-macroéconomiques basés sur le modèle SIR modifient ce cadre de base en supposant que ces transitions entre compartiments sont endogènes et sont liées aux décisions économiques des individus (par exemple, en matière de consommation ou d’offre de travail). Ils s’appuient sur un modèle macroéconomique simple pour permettre des effets retour entre les dynamiques pandémiques et la macroéconomie.

Plusieurs articles en épi-macroéconomie utilisent ce modèle SIR de base, soit parce qu’ils veulent générer une simple référence (par exemple, Eichenbaum, Rebelo et Trabandt, 2020), soit parce que l’article se focalise sur autre chose. Au cours des six derniers mois, d’autres auteurs ont enrichi les modèles épi-macroéconomiques en étendant le cadre SIR de plusieurs façons.

L’incertitude sur le statut d’infection

Forsyth (2020) introduit une fiction informationnelle plausible : certaines personnes infectées sont asymptomatiques et d’autres présentent des symptômes ressemblant à ceux du coronavirus, mais ne sont pas infectés par ce dernier. Ce cadre permet de comparer des politiques ciblées sur ceux avec des symptômes par rapport à l’alternative d’un confinement uniforme. La première mesure est moins coûteuse en termes de production, parce que moins d’agents sont isolés, mais il se traduit par une certaine transmission via les agents asymptomatiques. La calibration à partir des données britanniques dans l’article suggère que les mesures d’atténuation réduisent le nombre de décès de 39,1 % au cours de 18 mois. Dans le cadre d’un confinement uniforme, le PIB baisse de 21,4 % en 2020, mais si les politiques sont conditionnées aux symptômes, les pertes en PIB peuvent être réduites sans accroître le nombre de décès.

Variations de "R"

D’autres articles ont relâché l’hypothèse que la probabilité des individus sains d’être infectés est la même d’un individu à l’autre. Cela peut être fait en introduisant une variation soit dans les taux de contact entre personnes, soit dans la probabilité de transmission quand deux individus se rencontrent.

Ellison (2020) utilise les avancées en matière de modélisation épidémiologique des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix pour relâcher l’hypothèse de "taux de contacts uniformes" de deux façons. Premièrement, les agents sont répartis en sous-groupes avec différents niveaux d’activité, ce qui implique différentes probabilités de rencontrer les autres. Deuxièmement, les agents sont davantage susceptibles de rencontrer ceux de leur propre groupe que ceux qui en sont extérieurs. Ellison montre que les paramètres clés relatifs à la population comme les seuils d’immunité collective et le R composite, ne sont pas simplement des moyennes des groupes sous-jacents, mais dépendent de l’éventail et de la distribution des niveaux d’activité au sein de la population. Il montre que R peut décliner plus vite quand les rencontres sont plus hétérogènes et donc les modèles sur les hypothèses de rencontres homogènes peuvent surestimer l’impact initial des mesures de confinement et sous-estimer la vitesse à laquelle le virus peut se propager en l’absence de mesures de confinements.

Holden et Thornton (2020) font varier la probabilité de transmission d’un individu à l’autre en considérant que le taux de reproduction spécifique à une paire d’individu est une variable aléatoire. C’est une façon de modéliser les "super-propagateurs" qui sont bien plus contagieux que la moyenne. Si par "malchance" davantage des individus infectés au départ sont des super-propagateurs, cela accroît le nombre de cas initiaux et a des effets durables comme les cas s’accumulent à partir de cette base plus élevée. Le rôle de la "chance" est bien plus grand aux premiers temps de l’épidémie, quand moins de personnes sont infectées, tandis qu’après "la loi des moyennes" tend à se vérifier et R à converger vers la moyenne de la population. Par conséquent, des populations identiques peuvent présenter des trajectoires épidémiques très différentes simplement du fait de la chance. Dans ce modèle, la politique optimale dépend, non simplement du R moyen, mais étroitement de la proportion de sa distribution qui est supérieure à l’unité. Holden et Thornton montrent que l’efficacité relative des mesures pour réduire la transmissibilité d’un virus (par exemple les masques) versus la réduction des taux de contacts (par exemple les injonctions à rester chez soi) est affectée par la distribution de R.

La décroissance de l’immunité

Dans le modèle SIR canonique, l’immunité est permanente une fois acquise, parce que les agents guéris ne sont pas susceptibles d’être infectés de nouveau. Cette hypothèse peut être relâchée dans le modèle SIRS, où les individus qui sont guéris peuvent perdre leur immunité et se retrouver de nouveau dans la catégorie des personnes susceptibles de tomber malades. Cela suppose que l’immunité peut diminuer dans une certaine mesure, ce qui est cohérent avec certains cas de réinfections au coronavirus (par exemple Tillett et alii, 2020).

Le modèle SIRS de Çenesiz et Guimarães (2020) implique que plus la durée d'immunité est courte, plus il est difficile d’atteindre l’immunité collective et plus longue sera la période de distanciation physique nécessaire. La disparition de l’immunité a un rôle relativement faible au début de la pandémie, parce que les prescriptions en matière de politique sont similaires, qu’importe les hypothèses à propos de la durée de l’immunité. Mais au cours du temps, la différence entre les résultats des deux modèles s’accentue, parce que si l’immunité est permanente le stock d’agents immunisés s’accumule régulièrement. A des horizons plus lointains, même des changements relativement faibles dans la dureté du confinement peuvent avoir de larges implications.

Ils permettent alors d’enrichir les déterminants de l’immunité, notamment en prenant en compte la possibilité que les agents précédemment infectés soient moins susceptibles d’avoir des formes sévères de Covid-19 et considèrent la politique optimale si un futur vaccin est prévu. En l’occurrence, plus l’immunité disparaît rapidement et plus l’arrivée d’un vaccin est éloignée dans le temps, plus l’impact de la disparition de l’immunité sur la politique optimale sera importante, parce que la pandémie dure plus longtemps.

L’ajout de compartiments supplémentaires

Plusieurs travaux ont augmenté le nombre de compartiments entre lesquels la population est répartie, (bien) au-delà des trois compartiments du modèle SIR classique. Et, en permettant d’enrichir les équations de transitions, ils peuvent étudier d’autres possibilités que celle selon laquelle les individus ne peuvent aller que d’un groupe à l’autre selon une séquence précise. Favero (2020) a développé un modèle avec un compartiment pour les patients hospitalisés. Cela permet au modèle de faire des prédictions directes à propos du nombre d’hospitalisations et il permet aussi de prendre explicitement en compte le rôle des capacités hospitalières. Quand les admissions excèdent les capacités, ces patients additionnels ont (…) une plus forte probabilité de mourir parce qu’ils ne peuvent pas être soignés comme les autres. Favero montre que l’ajout de cette contrainte peut expliquer le taux de décès bien plus élevé dans la région de Lombardie en Italie et il montre que les stratégies qui impliquent un plus grand nombre d’infections simultanées sont associées à des taux de mortalité bien plus élevés.

Giordano et alii (2020) développent un modèle qui ajoute cinq compartiments supplémentaires. Certains capturent différentes possibilités pour ceux qui tombent malades, selon qu’ils présentent ou non des symptômes, qu’ils soient détectés ou non. D’autres compartiments sont pour les agents qui sont extrêmement malades et pour deux états finaux où les agents finissent soit par mourir, soit par pleinement guérir. Ce modèle enrichi permet de considérer davantage de paramètres, notamment différents taux de mortalité et une transmission différentielle des cas symptomatiques. Il permet de mieux expliquer les mauvaises perceptions du taux de mortalité et de la vitesse de propagation de l’épidémie. Les auteurs concluent que les mesures de confinement ne peuvent être retirées quand il est possible de tester et tracer à grande échelle et qu’une combinaison des deux outils est nécessaire pour réduire le nombre d’infections.

Mais un surcroît de complexité n’est pas toujours préférable. Roda et alii (2020) ont comparé le modèle SIR avec un modèle SEIR, qui présente une catégorie supplémentaire d’agents exposés, qui ont la maladie, mais qui ne sont pas encore contagieux. Cela crée deux paramètres supplémentaires, gouvernant la période de latence (combien de temps pour que ceux qui tombent malades deviennent contagieux) et la part initiale de la population dans la catégorie exposée. En pratique, il est difficile d’identifier les paramètres empiriquement, parce que le modèle ne peut pas distinguer entre une infection avec une longue période de latence et une faible part initiale ou un brève période de latence et une part initiale élevée. En utilisant les critères d’information d’Akaike, les auteurs concluent que le fait que le modèle SEIR colle un peu mieux aux données que le modèle SIR ne compense pas le gain de complexité qu’apportent ces deux paramètres supplémentaires.

En conclusion

Le modèle SIR originel a bien résisté à l’épreuve du temps. Dans sa forme la plus simple, il est capable de capturer les aspects clés des pandémies et cela en fait un modèle de choix en épi-macroéconomie pour les modélisateurs cherchant à élaborer un modèle économique qui reste simple. En outre, la structure compartimentée permet de la complexifier facilement. Ces extensions permettent d’obtenir d’importantes intuitions à propos des mérites respectifs des différentes politiques de confinement, du rôle des super-propagateurs dans la détermination de la trajectoire d’une pandémie, de la difficulté d’atteindre l’immunité collective, de la contrainte posée par les capacités hospitalières et du rôle des tests et traçages. »

John Lewis, « Covid-19 briefing: extensions to the SIR model », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 30 novembre 2020. Traduit par Martin Anota

dimanche 12 avril 2020

La BCE doit financer les déficits publics du COVID-19

« La pandémie du coronavirus a déclenché une combinaison de chocs d’offre et de demande négatifs d’une intensité sans précédent. Ces deux chocs ont un impact significatif sur la production de biens et de services et, dans la mesure où le revenu de chacun dépend en définitive de la production, les revenus des ménages chutent rapidement. Avec plusieurs économies déjà dans une spirale baissière et s’enfonçant dans la récession, le danger est que cette dernière devienne une crise autoentretenue qui ne cesserait de prendre de l’ampleur.

Les deux chocs d’offre et de demande jumeaux sont susceptibles de déclencher plusieurs "effets domino". Les entreprises avec des coûts fixes importants qui souffrent d’une chute soudaine du revenu vont rapidement rencontrer des difficultés financières ou même faire faillite. Quand cela se produit, les banques et les autres entités qui leur auront prêté de l’argent verront leurs propres difficultés s’accentuer. C’est pourquoi les chocs économiques massifs conduisent souvent à des crises bancaires.

Mais la chute des dominos ne s’arrête pas là. Les gouvernements font eux aussi face à des dangers budgétaires quand ils interviennent pour atténuer la crise. Dans le cas de l’actuelle pandémie, les gouvernements nationaux vont devoir sauver les entreprises de la banqueroute en leur apportant un soutien financier et des subventions, aider les travailleurs en finançant des dispositifs de chômage temporaire et peut-être venir à la rescousse de grandes banques. Pire, tout cela se fera au moment même où les recettes fiscales déclinent, ce qui signifie que les déficits publics et les niveaux de dette publique vont exploser.

Nous avons vu ces effets domino à l’œuvre durant la crise financière de 2007-2008. La différence aujourd’hui est que le choc initial n’a pas commencé sur les marchés financiers avant de contaminer l’économie réelle. En fait, les chocs d’aujourd’hui ont émergé au sein de l’économie réelle et ont ensuite gagné les marchés financiers. Mais, comme par le passé, cette crise demande des mesures urgentes pour mettre plus d’espace entre les dominos qui tombent. Vous pouvez y voir l'équivalent macroéconomique de la "distanciation sociale".

A quoi ressemblera-t-elle en pratique ? Premièrement, les gouvernements nationaux doivent intervenir massivement pour fournir un soutien financier aux firmes en détresse et aux ménages dont les revenus sont menacés. La plupart des gouvernements européens semblent déjà s’apprêter à le faire. Le problème est que ces expansions budgétaires massives par les Etats-membres de la zone euro pourraient s’avérer risquées. Il est donc crucial que la Banque Centrale Européenne intervienne pour empêcher le dernier domino, c’est-à-dire les gouvernements des Etats-membres, de chuter.

Parce qu’ils n’ont pas d’autre choix que de soutenir les entreprises au bord de la faillite, les banques illiquides et les ménages en difficulté, les gouvernements nationaux peuvent basculer en territoire dangereux. Plus leur dette augmente, plus le risque que les détenteurs de leurs obligations paniquent augmente, comme nous l’avions vu lors de la crise de la dette souveraine de 2010-2012. Et les pays qui connaissent la plus forte hausse de la dette publique en conséquence de la "coronacrise", en l’occurrence l’Italie, l’Espagne et la France, font partie des quatre plus grandes économies de la zone euro.

Pour écarter le risque d’une panique sur les marchés obligataires, la BCE doit se préparer à acheter les obligations des gouvernements en détresse. Durant la crise de 2012, la BCE a préparé le terrain pour une telle réponse avec son programme OMT. Mais au début du mois de mars, la présidente de la BCE Christine Lagarde a semblé suggérer que la banque centrale ne viendrait pas à la rescousse des Etats-membres endettés, avant de revenir sur ses propos quelques jours plus tard. Etant donné que sa déclaration initiale avait été saluée par Jens Weidmann, le président de la Bundesbank, nous pouvons douter de la volonté de la BCE à offrir un soutien direct aux gouvernements nationaux.

Certes, la BCE a promis de servir de prêteur en dernier ressort pour les banques européennes et elle a réactivé son programme d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), via lequel elle va acheter des obligations publiques additionnelles sur les marchés secondaires. Mais l’assouplissement quantitatif a beau un peu soulager les gouvernements nationaux, il ne va pas suffire. La BCE doit aller plus loin, en se préparant à acheter des obligations sur les marchés primaires, c’est-à-dire en émettant de la monnaie pour financer les déficits budgétaires des Etats-membres durant la crise.

Si la BCE s’engage dans le financement monétaire des déficits budgétaires des Etats-membres, elle sera certainement rejointe par d’autres banques centrales autour du monde. La vertu d’une telle approche est qu’elle épargne les gouvernements nationaux d’émettre une nouvelle dette. Parce que toute la nouvelle dette serait monétarisée, la crise n’accroîtrait pas les ratios dette publique sur PIB. Pour les pays qui souffriront le plus de la pandémie, la menace d’une panique sur les marchés obligataires sera supprimée de l’équation.

Certes, on peut soulever plusieurs objections à cette proposition. Sur le plan juridique, le Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) interdit à la BCE de s’engager dans le financement monétaire des déficits budgétaires nationaux. Mais les juristes de la BCE, avec leur ingéniosité illimitée, peuvent sûrement trouver une manière de contourner cette restriction. Après tout, l’avenir de la zone euro en dépend.

On peut aussi invoquer le risque que le financement monétaire produise de l’inflation. Mais dans les circonstances actuelles, il n’y a simplement pas de chance qu’il y ait de l’inflation. L’Europe fait plutôt face au risque d’une spirale déflationniste. Le financement monétaire permettrait de réduire cette tendance. Dès lors que la dynamique déflationniste sera stoppée, la BCE pourra mettre un terme à son financement monétaire.

Tôt ou tard, la BCE devra accepter que le financement monétaire en soutien aux dépenses déficitaires des Etats-membres est une nécessité non seulement pour atténuer la crise du COVID-19, mais aussi pour empêcher qu’un cycle déflationniste baissier fasse éclater la zone euro. C’est le moment de sortir des sentiers battus. »

Paul De Grauwe, « The ECB must finance COVID-19 deficits », 18 mars 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

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