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Croissance, cycles et crises

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mercredi 24 février 2021

Qu’est-ce que le PIB potentiel ? Et pourquoi suscite-t-il autant de controverses aujourd'hui ?

« La proposition du Président Biden de dépenser un supplément de 1.900 milliards de dollars pour renforcer l’économie américaine ravagée par l’épidémie de Covid-19 a suscité un débat quant à l’ampleur de la relance budgétaire qui s’avère nécessaire. Un élément du débat compare la trajectoire probable du PIB aux estimations du PIB potentiel. Qu’est-ce que le PIB potentiel ? Et pourquoi est-il aujourd’hui sujet à controverse ?

Qu’est-ce que le PIB potentiel ?


Le produit intérieur brut (PIB) est une mesure de la valeur de tous les biens et services produits dans l’économie sur une période donnée. Il est calculé par le Bureau of Economic Analysis du gouvernement fédéral chaque trimestre. Le PIB potentiel est une construction théorique, une estimation de la valeur de la production que l’économie aurait été produite si le travail et le capital avaient été utilisés à leur maximum soutenable, c’est-à-dire au niveau maximal qui soit compatible avec une croissance régulière et une inflation stable. Le graphique 1 compare les niveaux du PIB réel et de la production potentielle au cours du temps. En général, l’économie opère près de son potentiel, mais de profondes récessions sont des exceptions notables à la tendance. Au cours de ces épisodes, le PIB peut se retrouver, parfois durablement, sous son potentiel.

GRAPHIQUE 1 Niveaux des PIB réel et potentiel aux Etats-Unis

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La différence entre le niveau du PIB potentiel et celui du PIB réel est appelé "écart de production" (output gap). Quand l’écart de production est positif, c’est-à-dire quand le PIB est supérieur à son potentiel, l’économie opère au-delà de ses capacités soutenables et elle est susceptible de générer de l’inflation. Quand le PIB se retrouve en-deçà de son potentiel, l’écart de production est négatif. Le graphique 2 montre que les récessions comme la Grande Récession de 2007-2009 et la récession associée à la pandémie de Covid-19 présentent un PIB bien en-deçà de son potentiel.

GRAPHIQUE 2 L’ouput gap aux Etats-Unis

Brookings_CBO__Etats-Unis_output_gap_ecart_de_production_previsions.png

Pourquoi est-il important ?


Au cours du temps, une économie peut croître sans inflation malvenue seulement aussi rapidement que le PIB potentiel croît. Voyez-y une sorte de vitesse limite de sécurité pour la croissance économique. Des dépenses publiques excessives peuvent générer une hausse de la demande globale qui excède les capacités de production de l’économie et déclenche de l’inflation.

Il est important pour la Réserve fédérale de comprendre le PIB potentiel lorsqu'elle décide quand et comment fixer ses taux d’intérêt ou utiliser leurs autres outils pour atteindre les objectifs de stabilité des prix ou d’emploi maximal soutenable qui sont inscrits dans son mandat. Avoir de bonnes estimations de la production potentielle lui permet de calibrer ses choix en se basant, en partie, sur les prévisions de l’écart de production. De même, le Congrès et le Président vont regarder l’écart de production pour déterminer si l’économie a besoin d’une relance ou d’un resserrement budgétaire.

Qu’est-ce qui détermine le PIB potentiel ?


Le PIB potentiel dépend de la taille de la population active et du rythme de la croissance de la productivité (c’est-à-dire de la production par heure de travail), qui elle-même dépend du montant de l’investissement en capital. La croissance du PIB potentiel peut accélérer si davantage de personnes entrent sur le marché du travail, si davantage de capital est accumulé dans l’économie ou si la main-d’œuvre déjà employée ou le capital déjà accumulé deviennent plus productifs.

GRAPHIQUE 3 Les taux de croissance du PIB réel et du PIB potentiel

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Comme le montre le graphique 3, le Congressional Budget Office (CBO) a révisé à la baisse ses estimations de la croissance potentielle au début des années 2000, dans la mesure où la croissance de la population active ralentit, notamment en raison de facteurs comme le vieillissement démographique et le ralentissement de la productivité. Leurs estimations du potentiel ont été relativement stables depuis. La croissance du PIB, d’un autre côté, a présenté d’amples fluctuations, chutant durant les récessions et se maintenant plus modestement au-dessus du potentiel durant les expansions.

Pourquoi est-il difficile de déterminer le PIB potentiel ?


Les composantes sous-jacentes du PIB potentiel ne sont pas directement mesurables. Cela rend difficile son estimation et lie celle-ci à des prévisions basées sur des modèles. Différentes approches pour mesurer le PIB potentiel apportent différentes estimations de la vitesse à laquelle l’économie peut croître sans entraîner de pressions inflationnistes.

Prévoir le PIB potentiel dans le sillage de la pandémie est particulièrement difficile parce que celle-ci a pu affecter le PIB potentiel, du moins temporairement. Plusieurs entreprises ont fait faillite, des travailleurs ont quitté la population active et les relations salariés-employeurs ont été bouleversées, donc il peut y avoir un certain temps avant que les capacités productives de l’économie atteignent le niveau qu’elles auraient atteint en l’absence de la pandémie. En outre, les déclins de l’immigration et de l’investissement au cours de la pandémie se traduisent par une moindre population active et un stock de capital plus faible, ce qui dégrade également le PIB potentiel.

Bien sûr, en raison de la nature sans précédent de la pandémie, il est difficile de déterminer la magnitude et la persistance de ces effets sur l’économie. Le CBO estime que le PIB potentiel va croître de 1,85 % en 2021, moins que les 2,02 % qu’il prévoyait en janvier 2020, avant le début de la pandémie.

Pourquoi le PIB potentiel est-il si controversé aujourd’hui ?


Comme le Président Biden et le Congrès négocient le prochain plan de relance budgétaire pour stimuler la reprise économique face à l’épidémie de Covid-19, ils sont implicitement amenés à faire des hypothèses à propos de l’écart de production. L’analyse de l’une d’entre nous (Louise Sheiner) et de notre collègue de la Brookings Wendy Edelberg suggère que le plan de relance de 1.900 milliards de dollars de Biden va permettre au PIB de rejoindre sa trajectoire d’avant-pandémie d’ici la fin de l’année 2021 et le pousser à la dépasser en 2022. En d’autres termes, une partie de l’activité économique perdue durant la pandémie sera rattrapée avec la relance budgétaire.

D’après la récente estimation du PIB potentiel proposée par le CBO, cela laissera un large écart de production positif, atteignant 2,6 % au premier trimestre de l’année 2022. Certains critiques (notamment l’ancien secrétaire au Trésor Lawrence Summers et Olivier Blanchard) affirment que pousser la production aussi loin de son potentiel pourrait générer de l’inflation.

D’autres, notamment le prix Nobel Paul Krugman, soulignent les risques qu’il y a à trop se focaliser sur un écart de production prévu pour déterminer les risques d’un plan de relance massif. Ils notent la significative incertitude qui entoure toute estimation du PIB potentiel. En effet, selon les estimations du CBO, l’économie américaine opérait au-dessus de son potentiel en 2019, pourtant l’inflation restait faible et même inférieure à la cible de 2 % de la Fed. En outre, il y a peu de précédent historique pour prédire comment la pandémie va affecter la production potentielle ou la demande des consommateurs ou des entreprises une fois que la pandémie refluera.

GRAPHIQUE 4 Evolution des prévisions du PIB réel selon le CBO

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Pour illustrer à quel point il est difficile de prévoir la production potentielle, le graphique 4 montre que le CBO a régulièrement révisé à la baisse ses estimations de la production potentielle du début de l’année 2007 à février 2021, aussi bien suite à la Grande Récession et lors que sa subséquente reprise que lors de la pandémie de Covid-19. Chez Goldman Sachs, les économistes Daan Struyven, Jan Hatzius et Sid Bhushan affirment que cette tendance suggère que le PIB potentiel est plus élevé que ce que des modèles comme ceux du CBO suggèrent, ce qui signifie que l’économie a plus de mou qu’on ne le pense. En supposant que la tendance baissière dans le ratio hommes adultes en âge de travailler sur population puisse être renversée par une économie robuste, ils estiment que l’économie américaine est 3 à 4 points de pourcentage plus en-dessous du potentiel que ne l’impliquent les estimations du CBO. Couplé avec l’incertitude notée ci-dessus, ce résultat suggère que les estimations de l’écart de production ne doivent pas être le seul indicateur à regarder pour déterminer la condition de l’économie ou pour jauger les risques d’inflation à venir. »

Tyler Powell, Louise Sheiner et David Wessel, « What is potential GDP, and why is it so controversial right now? », in Brookings, 22 février 2021. Traduit par Martin Anota



« Quelles sont les répercussions des pandémies à long terme ? »

« Quel est l’impact de l’épidémie de Covid-19 sur la productivité ? »

« La crise a-t-elle réduit la croissance potentielle ? »

« Booms, crises et reprises : n’est-il pas temps de changer de paradigme ? »

« Les estimations de la production potentielle ne sont pas insensibles à la conjoncture »

vendredi 29 janvier 2021

Ce que les données sur le PIB américain nous disent à propos de 2020

« Sur une base annuelle, l’économie américaine s’est contractée de 3,5 % en 2020, si bien qu’il s’agit de la plus forte contraction observée sur une quelconque année depuis la démobilisation en 1946 suite à la Seconde Guerre mondiale. L’ample déclin du PIB annuel reflète le très faible niveau d’activité économique que l’on a observé au deuxième trimestre. Avec le rebond relativement rapide au cours de la seconde moitié de l’année, l’économie s’est retrouvée au quatrième trimestre 2020 2,5 % en-deçà de son niveau au quatrième trimestre 2019, si bien qu’il s’agit de l’une des pires contractions sur quatre trimestres que l’on ait pu connaître durant la période d’après-guerre, mais quelque peu moindre que celle observée lors de la pire période au cours de la crise financière mondiale.

Par contre, le revenu disponible personnel (qui soustrait les impôts payés et comprend les revenus de transfert reçus de la part du gouvernement) a connu sa plus forte croissance annuelle depuis 1984, stimulé par les extensions de l’assurance-chômage, les chèques de la relance et le soutien des petites entreprises. Avec les faibles taux d’intérêt qui résultèrent de l’extraordinaire assouplissement monétaire, cela a alimenté de fortes hausses de dépenses dans les nouveaux logements, les biens récréatifs et les véhicules, compensant en partie la forte réduction des dépenses dans les services et l’investissement fixe des entreprises dans les structures.

Globalement, la contraction de l’économie a été considérablement plus faible qu’on ne l’anticipait en début d’année et elle devrait être plus faible que celle observée dans la plupart des autres grandes économies développées. Cela s’explique en partie par la forte réponse de la politique économique et la résilience de l’économie, mais aussi par le fait que les Etats-Unis ont adopté moins de mesures pour contenir la propagation du nouveau coronavirus.

L’économie américaine a fini l’année 2020 avec une production environ 5 % en-deçà de sa trajectoire tendancielle. Les ménages américains ont fini l’année 2020 avec une épargne excessive d’environ 1.600 milliards d’épargne due à la hausse du revenu disponible personnel et à la réduction de la consommation globale (équivalente à environ 7 % du PIB). Si les vaccins peuvent nous permettre de mettre le virus sous contrôle, ces ressources plus les ressources du programme de 900 milliards de dollars du mois de décembre et du plan de relance qui est sur le point d’arriver devraient fournir une demande substantielle pour soutenir une forte reprise économique. Le montant de demande déprendra toutefois de la vitesse avec laquelle la population reviendra à ses niveaux précédents de consommation de services et d’une éventuelle demande apportant un surcroît de consommation. Une plus grosse incertitude relative à l’économie concerne la capacité de l’offre à augmenter de façon à satisfaire une hausse de la demande, en l’occurrence la vitesse avec laquelle les personnes qui ont perdu leur emploi pourront en retrouver un autre.

Voici ci-après (…) des graphiques illustrant certains des points les plus importants de cette publication relative au PIB.

La plus forte contraction annuelle du PIB depuis la démobilisation au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Le PIB sur l’ensemble de l’année 2020 a été 3,5 % inférieur à sa valeur sur l’ensemble de l’année 2019. C’est la plus forte contraction du PIB depuis 1946, comme le montre le graphique 1.

GRAPHIQUE 1 Les plus fortes baisses annuelles du PIB réel américain depuis 1946

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Parmi les quatre plus fortes contractions du PIB sur quatre trimestres depuis la démobilisation au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Mesurer la croissance économique entre le quatrième trimestre d’une année et celui de l’année suivante est la meilleure façon de comprendre ce qui s’est passé au cours de l’année. En 2020, il y a eu une contraction massive du PIB au deuxième trimestre, suivie par un rebond substantiel, mais incomplet, aux troisième et quatrième trimestres.

GRAPHIQUE 2 Variation du PIB réel américain sur quatre trimestres (en %)

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La contraction du PIB en 2020 n’a pas été aussi mauvaise que ne l’attendaient la plupart des prédictions au début de l’année. Certes la contraction de l’activité économique en 2020 a été l’une des plus fortes enregistrées, mais les conjoncturistes prévoyaient une chute deux fois plus importantes. A mesure que l’année s’est écoulée et que la vitesse de la reprise initiale et des effets de la politique économique devinrent apparents, les prévisionnistes se montrèrent moins pessimistes.

La contraction du PIB devrait être aux Etats-Unis moins forte que dans d’autres pays développés. Parmi les autres grandes économies développées, seul le Japon, où la pandémie a été moins mortelle et qui a largement évité les plus gros freins sur l’activité économique, devrait connaître une moindre contraction de l’activité que les Etats-Unis.

GRAPHIQUE 3 Prévisions de variation annuelle du PIB dans les principaux pays développés en 2020 (en %)

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La plus forte hausse du revenu personnel disponible annuel depuis 1984. Globalement, le revenu personnel disponible annuel réel a augmenté de 6,0 % en 2020. C’est entièrement dû aux hausses des revenus de transfert versés par le gouvernement, sans lesquels le revenu aurait chuté de 0,9 %. Bien que ce soit un simple indicateur pour l’économie dans son ensemble, plusieurs éléments empiriques suggèrent que les ménages modestes ont connu, en moyenne, des hausses plus fortes du revenu personnel disponible que le ménage moyen. Cependant, les gains agrégés, mêmes ceux concentrés parmi les ménages en bas de la répartition du revenu, dissimulent le fait que des millions de ménages n’ont pas été soutenus par les programmes du gouvernement et ont fait face à d’importantes difficultés tout au long de l’année. (…)

GRAPHIQUE 4 Variation annuelle du revenu disponible aux Etats-Unis (en %)

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L’économie américaine a débuté l’année 2021 avec un excès d’épargne de 1.600 milliards de dollars dû aux revenus plus élevés de 2020 et à la chute de la consommation. Pour l’ensemble de l’année 2020, le revenu personnel disponible était supérieur de 600 milliards de dollars à sa tendance et la consommation inférieure de 1.000 milliards de dollars à sa tendance. Par conséquent, le taux d’épargne était de 16 %, bien au-dessus de la moyenne de 7 % de ces dernières années. Cela laisse les ménages avec un supplément d’épargne de 1.600 milliards de dollars. (Notons que ces totaux incluent seulement les flux d’épargne, non les milliers de milliards de dollars de gains en capital, qui se sont pour l’essentiel entre les mains des ménages à haut revenu.) »

Jason Furman, « What the US GDP data tell us about 2020 », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 28 janvier 2021. Traduit par Martin Anota



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« Anatomie de la récession en cours »

« Quelle reprise de l’activité économique après une pandémie ? »

« L’économie mondiale fait face à l’une des plus sévères récessions de son histoire »

mercredi 29 juillet 2020

La macroéconomie après le confinement

« Dans le sillage du confinement adopté pour contenir l’épidémie de Covid-19, les responsables de la politique macroéconomique ont eu à faire face non seulement à la contraction immédiate de l’économie, mais aussi aux conséquences macroéconomiques de moyen et long termes. Au cours des quatre derniers mois, la littérature sur ces sujets s’est rapidement développée. Ce billet passe en revue la littérature qui considère les canaux via lesquels le choc affecte l’économie et les options qui s’offrent à la politique macroéconomique pour faire face aux répercussions, en prenant comme donné le choc provoqué par le virus et le confinement.

Les variables de flux réels (demande et offre de biens)


Guerrieri, Lorenzoni, Straub et Werning (2020) affirment que, malgré le fait que le confinement ait initialement été un choc d’offre négatif (donc inflationniste) en empêchant certains types d’entreprises de produire, les effets ultérieurs s’apparentent à ceux d’un choc de demande négatif (donc déflationniste) sous deux conditions. La première est l’existence de complémentarités de demande entre les secteurs (si les salles de sport ferment, la demande de vêtements de sports diminue) et la seconde est l’assurance imparfaite (les entraîneurs sportifs qui perdent une partie de leur revenu vont moins dépenser). Fornaro et Wolf (2020) présentent un modèle avec des cercles vicieux entre l’offre et la demande associés aux esprits animaux et aboutissent à des conclusions similaires. Baquee et Farhi (2020) affirment qu’il doit aussi y avoir un choc de demande agrégée (touchant par exemple à la confiance) en plus du choc d’offre pour expliquer l’évolution de l’inflation observée aux Etats-Unis. Cependant, ces arguments dépendent de modèles qui font abstraction des canaux de transmission des chocs passant par les bilans. C’est problématique dans la mesure où les cercles vicieux entre actif et passif, les faillites et la contagion financière sont susceptibles d’amplifier les chocs. Cette vue est en phase avec Stiglitz (2015) qui affirme que la dépendance vis-à-vis des modèles basés sur les flux, sans rôle pour le crédit, avait contribué à la crise de 2008 et à la réponse initialement inadéquate adoptée face à celle-ci.

Les bilans (la demande et l’offre d’actifs financiers)


La littérature sur les effets de la crise du coronavirus sur les bilans est encore balbutiante. Danielsson, Macrae, Vayanos et Zigrand (2020) affirment que le principal canal pour une crise systématique n’est pas l’amplification partant du secteur financier, mais les faillites en chaîne dans le secteur commercial, et que sa gestion n’est pas le domaine de la seule politique monétaire. Perotti (2020) affirme que l’illiquidité dans le système bancaire parallèle (shadow banking) est une autre source de vulnérabilité dans la mesure où elle contribue à ce que les pertes d’un pan de l’économie se répercutent sur le secteur bancaire. Danielsson et ses coauteurs (2020) affirment que les secteurs bancaires dans les principales économies devraient être suffisamment résilients pour faire face à ces pertes, mais cela dépendra en définitive de l’ampleur des pertes subies et du montant de pertes que les autorités budgétaires supporteront.

La politique monétaire


De Grauwe et Ji (2020) affirment qu’en périodes d’incertitude extrême, la politique monétaire réalise de meilleures performances lorsqu’elle répond seulement à l’inflation courante et non aux prévisions d’inflation, qui sont peu fiables. Bien qu’ils utilisent un modèle d’esprits animaux, ce point mérite d’être considéré par les modèles DSGE standards des banques centrales.

Pour les banques centrales dont les taux directeurs sont déjà proches de zéro, Lilley et Rogoff (2020) ont récemment plaidé de nouveau en faveur des taux directeurs négatifs lorsque les marchés ne croient plus que l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) suffise pour maintenir l’inflation à sa cible. Cependant, la littérature empirique, notamment l’étude de Heider, Saidi et Schepens (2019), constate que les banques commerciales ne poussent généralement pas en territoire négatif les taux qu’elles offrent aux déposants, si bien que les taux directeurs négatifs compriment les marges d’intérêt nettes des banques et donc leur volonté de prêter. C’est formalisé dans le modèle de Kumhof et Wang (2020), où l’insuffisante volonté de prêter se traduit par une création monétaire insuffisamment forte pour soutenir un niveau adéquat d’activité économique réelle.

La politique budgétaire


Une littérature récente étudie les interactions entre la politique budgétaire et la politique monétaire. S’appuyant sur la théorie fiscale du niveau des prix, Bianchi, Faccini et Melosi (2020) affirment que les politiques budgétaire et monétaire ne peuvent être pleinement distinguées l’une de l’autre. Les auteurs proposent un Budget d’urgence séparé qui ne contiendrait pas de dispositions pour l’équilibre budgétaire à long terme, accompagné par une réponse de la banque centrale qui tolérerait l’inflation résultante, qui réduirait alors le ratio dette publique sur PIB au cours du temps. Hagedorn et Mitman (2020) affirment aussi que les politiques budgétaire et monétaire ne peuvent être pleinement séparées, en se basant cette fois-ci sur un modèle nouveau keynésien à agents hétérogènes (HANK). Ils proposent à ce que le Trésor finance les hausses de dépenses via des hausses permanentes plutôt que temporaires de la dette pour générer de l’inflation. Les implications en termes de politique économique sont très similaires à celles de Bianchi et alii. Un important problème dans le modèle de Hagedorn et Mitman est l’hypothèse selon laquelle les ménages sont indifférents entre les IOU émis par le Trésor et ceux émis par la banque centrale. Le problème est que les ménages ne peuvent détenir le principal IOU de la banque centrale, en l’occurrence les réserves.

Le financement du supplément de dépenses publiques peut se fonder sur l’endettement ou sur l’émission de monnaie. Diverses analyses ont récemment considéré des variantes de financement par endettement. Goodhart et Needham (2020) affirment que le gouvernement doit émettre des des obligations perpétuelles attractives aux investisseurs particuliers, de façon à maintenir les taux d’intérêt à un faible niveau. De même, Vihriälä (2020) affirme que la BCE doit échanger la dette souveraine de court terme existante dans ses bilans contre des obligations perpétuelles à faible taux d’intérêt. Corsetti, Erce et Pascual (2020) affirment que le Fonds de reconstruction européenne (European Recovery Fund) doit prêter à très long terme, tout en se finançant à court terme pour profiter des taux d’intérêt de court terme encore plus faibles. Bien sûr, cela ne maintiendrait pas les taux d’intérêt actuels de court terme à un faible niveau. Bordignon et Tabellini (2020) affirment que le Fonds doit être doté de sources de recettes fiscales propres à l’UE.

Le financement par endettement peut rencontrer des limites. Pour le Royaume-Uni, Pacitti, Hughes, Leslie, McCurdy, Smith et Tomlinson (2020) montrent que, si la politique budgétaire post-coronavirus dépendait exclusivement de l’emprunt, le supplément de dette créerait une vulnérabilité à une hausse des taux d’intérêt. Pour cette raison, Gali (2020) a plaidé en faveur d’une relance budgétaire financée par création monétaire (la "monnaie-hélicoptère") par laquelle la banque centrale prêterait des réserves au gouvernement et effacerait immédiatement le prêt, le gouvernement dépensant alors cette monnaie. Des arguments similaires ont été avancés par Gurkaynak et Lucas (2020), Blanchard et Pisani-Ferry (2020) et Reichlin, Turner et Woodford (2013).

Cependant, une inquiétude à propos de la monnaie-hélicoptère, ignorée par les analyses citées ci-dessus, est que la monnaie nouvellement crée doive être intermédiée par le système bancaire. Il peut alors être nécessaire de créer des mécanismes qui soutiennent la monnaie-hélicoptère. Une option consiste à soutenir le prêt bancaire, soit directement en s’assurant que les banques aient une marge d’intérêt nette suffisante (Kumhof et Wang, 2020), soit via d’autres incitations de la banque centrale pour soutenir le prêt bancaire, par exemple le Term Funding Scheme de la Banque d’Angleterre. L’autre option consiste à réaliser des distributions directes de monnaie centrale aux agents non bancaires qui ne soient pas intermédiées par les banques, comme le suggérait Friedman (1948). L’incarnation moderne de cette idée est la monnaie digitale de la banque centrale, comme dans Barrdear et Kumhof (2016). Avec celle-ci, les ménages et les entreprises détiendraient directement des passifs de banque centrale plutôt que des passifs de banques commerciales, et la quantité de ces passifs serait par conséquent sous le contrôle direct de la banque centrale. (…) L’un des avantages de la monnaie digitale de banque centrale relativement au prêt bancaire est qu’elle n’accroît pas l’endettement du secteur privé.

La politique macroprudentielle


La politique macroprudentielle doit accompagner les politiques monétaire et budgétaire pour limiter l’effondrement économique. Drehmann, Farag, Tarashev et Tsatsaronis (2020) résument la gamme d’outils qui sont actuellement à la disposition des autorités macroprudentielles et ils estiment que les banques doivent avoir la possibilité d’utiliser les coussins de liquidité et de capital pour davantage prêter à l’économie réelle. Aikman (2020) passe en revue le développement de ces outils autour du monde, notamment la généralisation des assouplissements de coussins de capital contracycliques et un relâchement plus ad hoc d’autres règles. Acharya et Steffen (2020) affirment qu’une baisse extrême des engagements de crédit par les sociétés emprunteuses pourrait faire passer le ratio Tier 1 de plusieurs banques sous le minimum réglementaire. Les régulateurs doivent par conséquent limiter les versements de dividendes et les rachats d’actions. Angeloni (2020) souligne le rôle crucial du soutien public au système bancaire, notamment la suspension des normes prudentielles, les garanties d’actifs et la propriété publique, pour faciliter le retour de l’économie réelle à la normale.

Conclusion


Les répercussions du choc du coronavirus vont affecter plusieurs secteurs de l’économie et ce de manières difficilement prévisibles. Cependant, à la différence de la période qui a suivi la crise financière de 2008, la plupart des effets directs sont susceptibles de survenir en dehors du secteur financier. Cela explique pourquoi une très grande partie des nouvelles études s’est jusqu’à présent focalisée sur la conception et le financement d’interventions budgétaires très ciblées visant à aider les entreprises et les ménages. Il y a néanmoins un risque significatif que l’explosion des faillites finisse par affecter le secteur financier. Une réponse intégrée qui lie les interventions budgétaires aux interventions macroprudentielles et monétaires, notamment les interventions de financement monétaire, doit par conséquent être prioritaire pour les recherches futures. »

Michael Kumhof, « Covid-19 briefing: Post-lockdown macro », Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 29 juillet 2020. Traduit par Martin Anota



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« Anatomie de la récession en cours »

« Covid-19 : l'épidémie a-t-elle entraîné un choc d'offre ou de demande ? »

« Les chocs d’offre négatifs peuvent-ils provoquer une insuffisance de la demande globale ? »

jeudi 18 juin 2020

Une sévère récession aux Etats-Unis

« Le comité de datation du cycle d’affaires du NBER a officiellement annoncé le 8 juin que la récession américaine liée au Covid-19 s’est amorcée en février 2020. Cette annonce a été faite très rapidement après l’occurrence du pic d’activité, en raison de la nature très spécifique de cette récession. Dans ce billet, je compare les récessions américaines depuis la Seconde Guerre mondiale en évaluant leur sévérité, définie comme leur amplitude multipliée par leur durée.

Le 8 juin, le comité de datation du cycle d’affaires du NBER a officiellement annoncé que l’activité américaine avait atteint son pic en février 2020. Certains billets qui ont été précédemment publiés sur Econbrowser suggéraient déjà que le mois de février marquait en effet la fin de la plus longue expansion économique que les Etats-Unis aient connue au cours de leur histoire (128 mois), par exemple ici.

GRAPHIQUE 1 Délais des annonces officielles de récessions par le comité de datation des cycles d’affaires du NBER depuis 1980

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source: NBER

Ce qui est plus surprenant est qu’il a fallu seulement 4 mois au comité de datation du cycle d’affaires pour annoncer officiellement cette récession. En général, le délai entre la date des points de retournement du cycle d’affaires et leur annonce officielle est bien plus long. Le délai moyen (depuis 1980) pour les pics d’activité est de 7,3 mois, alors que le délai moyen pour les creux est de 15,2 mois (cf. graphique 1). Cet écart entre les pics et les creux reflète l’asymétrie bien connue entre les expansions et les récessions. Il révèle aussi qu’il faut plus de temps pour identifier quand une récession s’arrête plutôt que pour déterminer quand une récession commence. En ce qui concerne l’actuelle récession, sa nature spécifique due à un choc externe bien identifié fait que le comité de datation du cycle d’affaires s’est très rapidement décidé à parler de récession.

GRAPHIQUE 2 Amplitude et durée des récessions

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source : Harding et Pagan (2002)

Un autre fait stylisé de l’actuelle récession est son amplitude inhabituellement large. Le PIB américain a chuté de 5 % au premier trimestre de l’année 2020 (en comparaison au quatrième trimestre 2019 en rythme annualisé) et il est susceptible de chuter à nouveau d’environ 40 % au deuxième trimestre 2020 selon les prévisions actuelles de la Federal Reserve Bank of New York et de la Federal Reserve Bank of Atlanta. C’est pourquoi le comité de datation du cycle d’affaires du NBER n’a pas hésité à parler rapidement de récession. Même si la récession est susceptible d’être très brève (deux trimestres selon les prévisions du CBO), sa sévérité est susceptible d’être très élevée. La sévérité d’une récession est définie dans la littérature par son amplitude multipliée par sa durée et divisée par deux (voir Harding and Pagan, 2002, ou Darné and Ferrara, 2011). Comme le montre le graphique 2, l’indice de sévérité mesure la zone du triangle ABC. L’amplitude est mesurée par la chute du niveau du PIB entre le pic et le creux (exprimé en termes de pourcentage), tandis que la durée est donnée par le comité de datation du cycle d’affaires du NBER.

GRAPHIQUE 3 Sévérité des récessions américaines depuis la Seconde Guerre mondiale

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Les indices de sévérité pour les précédentes récessions américaines sont représentés sur le graphique 3. La sévérité de l’actuelle récession est déterminée à partir des prévisions du CBO (-29,6 % au deuxième trimestre 2020 relativement au premier trimestre en rythme annualisé), en supposant donc qu’elle ne durera que deux trimestres. Selon cette hypothèse, nous constatons que la sévérité de la récession du Covid-19 sera large, mais du même ordre de grandeur que celle de la Grande Récession en 2008-2009 (elle sera d’une plus faible durée, mais d’une plus forte amplitude). Donc, cette forte sévérité attendue a poussé le comité de datation du cycle d’affaires du NBER à ne pas attendre autant que d’habitude pour parler officiellement de récession.

Chose intéressante, nous notons aussi que l’indice de sévérité pour les récessions de 2001 et de 1970 est à présent positif (en se basant sur le PIB réel courant du BEA). »

Laurent Ferrara, « A severe US recession », in Econbrowser (blog), 9 juin 2020. Traduit par Martin Anota



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« Covid-19 : de sombres prévisions pour l’économie mondiale »

« Covid-19 : les scénarios du FMI pour la récession mondiale »

« L’économie mondiale fait face à l’une des plus sévères récessions de son histoire »

mardi 7 avril 2020

L’hypothèse de la convergence : les pays pauvres rattrapent-ils les pays riches ?

« Les économies des nations qui sont les plus riches aujourd’hui ont décollé avant les autres il y a environ deux siècles. Cet événement a initié une nouvelle ère dans l’histoire économique, une ère définie par la croissance. Plus récemment, des pays comme le Japon semblent avoir réussi à suivre cette stratégie et il semble que d’autres comme la Chine lui aient emboité le pas. Mais malheureusement ces pays constituent l’exception plutôt que la règle, selon un article publié dans le Journal of Economic Literature.

Ses auteurs, Paul Johnson et Chris Papageorgiou, ont constaté qu’il y a peu de preuves empiriques suggérant que les pays pauvres rattrapent les pays riches. La plupart des pays à faible revenu n’ont pas été capables d’entretenir les accélérations de croissance qu’ils ont connues comme l’aurait prédit la théorie économique traditionnelle. "Le consensus que nous trouvons dans la littérature nous amène à croire que les pays pauvres, sauf si quelque chose change, sont destinés à rester pauvres", a indiqué Johnson (…). En fait, les ralentissements dans les pays les plus pauvres ont laissé des millions de personnes dans la pauvreté extrême. Comprendre quels pays convergent et comment ils y parviennent peut contribuer à expliquer les origines élusives de la croissance économique.

Le débat autour de la croissance de rattrapage (ce que les économistes ont qualifié d’hypothèse de convergence) a une longue histoire. Les deux chercheurs ont choisi de se focaliser sur les études qui ont été publiées au cours des 30 dernières années. Dans cette récente littérature, le capital, la technologie et la productivité ont été au cœur des analyses de la croissance et de la convergence. Mais cela a traditionnellement amené les économistes à conclure que, indépendamment du niveau de pauvreté à partir duquel il débute, un pays va adopter les meilleures pratiques des pays riches et finir par les rattraper.

C’est la théorie. Mais quand les deux chercheurs ont regardé les données des 60 dernières années, ce n’est pas ce qu’ils ont vu. Les données tirées des Penn World Tables (qui couvrent 182 pays) ont révélé un niveau sans précédent de croissance mondiale au cours de la période, mais elle a été partagée très inégalement à travers le monde et entre les différents niveaux de revenu.

Les deux chercheurs ont séparé les pays en trois niveaux : les pays à faible revenu, les pays à revenu intermédiaire et les pays à haut revenu. Au cours de chaque décennie, les pays à haut revenu ont eu tendance à croître plus vite que les pays à revenu intermédiaire, qui eux ont connu une croissance plus rapide que les pays à faible revenu. Chaque groupe de pays a connu des périodes de croissance relativement faible. Mais les pays à faible revenu ont connu des taux de croissance en moyenne négatifs durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Les contractions résultaient principalement de périodes d’extrême violence, de corruption et d’autres dysfonctionnements étatiques. Cette croissance inégale a mené à une dispersion régulièrement accrue des revenus nationaux autour du monde, c’est-à-dire à l’opposé de ce qu’une version forte de l’hypothèse de convergence prédit.

Mais alors qu’il n’y a eu aucune convergence absolue, les deux chercheurs ont constaté que la littérature soutient l’idée de "clubs de convergence". En d’autres termes, les pays qui ont commencé avec le même niveau de revenu en 1960 se sont retrouvés avec le même niveau de revenu en 2010, la dernière année de la base de données.

GRAPHIQUE La convergence par groupe de revenu

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Les clubs de convergence peuvent être un indice pour les meneurs nationaux. Selon Johnson, cela suggère que les interventions de politique économique doivent être suffisamment audacieuses pour atteindre le niveau supérieur de l’échelle des revenus ou la croissance risque de ralentir, de décoller puis de s’arrêter. Cela peut aussi contribuer à éclairer pourquoi certains pays s’échappent des clubs à faible revenu et finissent par rejoindre celui des pays les plus riches, tandis que d’autres restent piégés dans des trappes à pauvreté ou à revenu intermédiaire.

D’autres types de convergence restent toujours possibles. Les précédents travaux ont constaté que dans certains secteurs, tels que l’industrie, la convergence s’opère. Les pays peuvent avoir besoin d’organiser leur main-d’œuvre dans ces secteurs pour amorcer leur croissance. Comme les deux chercheurs le soulignent, même un demi-siècle est court en comparaison avec le long terme. Le fait que les données soient limitées dans le temps peut suggérer que ce pessimisme est peut-être excessif, mais le travail des deux chercheurs montre qu’il ne faut pas être trop optimiste. "Il y a eu des signes d’un petit rattrapage au cours des toutes dernières années… mais nous ne savons pas si c'est durable", a précisé Johnson. »

Tyler Smith, « The convergence hypothesis. Are poor countries catching up with rich countries? », American Economic Association, 6 avril 2020. Traduit par Martin Anota



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