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Tag - Trumponomics

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mercredi 29 mai 2019

La guerre commerciale reprend

« Le 5 mai, Donald Trump a soudainement révélé qu’un accord commercial avec la Chine n’était finalement pas imminent. Au contraire, l’administration Trump a relevé le 10 mai des droits de douane antérieurs de 10 % sur 200 milliards d’importations chinoises en les passant à 25 % et a menacé d’appliquer des droits de douane de 25 % au reste des importations chinoises d’ici fin juin (ce qui correspond à 300 milliards de biens). La Chine, bien sûr, a répliqué en annonçant des droits de douane de 25 % sur 60 milliards de dollars de biens américains à partir du 1er juin. Surpris, les marchés boursiers ont chuté en réponse, le S&P500 perdant 4 % la première semaine de cette nouvelle flambée de guerre commerciale.

Le mystère, c’est pourquoi les investisseurs financiers et d’autres ont pu croire les déclarations de la Maison blanche qu’un accord avec la Chine était sur point d’être signé. Pourquoi croire l’administration Trump sur une telle chose ? (…) Est-ce que quiconque s’attendait à ce que la Chine, si fière, accepte, sans concessions significatives en retour, de laisser les Etats-Unis écrire certaines de ses lois et juger de façon unilatérale si c’est convenable ?

Les contradictions dans le commerce de Trump


La politique commerciale des Etats-Unis est désormais une masse d’objectifs contradictoires :

  • D’un côté, les responsables et défenseurs de l’administration Trump défendent les droits de douane élevés en y voyant un expédient regrettable, mais temporaire, un moyen nécessaire pour atteindre un objectif stratégique, une arme permettant au négociateur en chef de forcer la Chine et d’autres partenaires à l’échange à faire des concessions. D’un autre côté, Donald Trump lui-même ne donne pas l’air de s’inquiéter à l’éventualité que les droits de douane restent à jamais en place. (Son "amour pour les droits de douane" remonte apparemment aux années quatre-vingt). Il persiste à affirmer que la Chine paiera le coût des droits de douane, en renvoyant de l’argent dans les bons du Trésor américains. Quoi de mieux ? Il semble aussi penser que ce serait bien s’il y avait à long terme un découplage des économies chinoise et américaine, mais ne pas s’alarmer des pertes de gains des échanges, notamment du démantèlement des chaînes de valeur desquelles dépendent crucialement de nombreuses entreprises des deux pays.
  • A nouveau, d’un côté une demande prioritaire est que la Chine permettre aux entreprises américaines de lancer plus facilement des opérations en Chine (en s’assurant plus scrupuleusement que les firmes n’aient pas à livrer un savoir technologique ou d’autres propriétés intellectuelles aux partenaires locaux). D’un autre côté, une autre demande absolument prioritaire pour Trump est l’accroissement des exportations nettes des Etats-Unis vers la Chine. Cela reviendrait à ce que les entreprises américaines produisent aux Etats-Unis plutôt qu’en Chine.
  • Une ancienne contradiction : les Etats-Unis demandent à la Chine d’arrêter d’intervenir sur le marché des changes, tout en lui demandant de maintenir la valeur du renminbi à un haut niveau. Ces deux demandes ont été en contradiction directe depuis 2014, quand les forces de marché tournaient dans le sens d’une dépréciation du renminbi.

Il est utile de notre d’autres incohérences commerciales de Trump.

Avons-nous à comprendre l’"incidence" d’un impôt ?


La bonne réponse à la question des coûts est que les Etats-Unis (et l’économie mondiale aussi) verront leur situation se détériorer si nous nous retrouvons indéfiniment avec ces plus hauts droits de douane, ce qui semble désormais possible.

La croyance enthousiaste de Trump que ses droits douanes amèneront la Chine à aider à financer le gouvernement américain est farfelue. Un droit de douane est un impôt et les consommateurs et entreprises américains sont ceux qui la supportent, pas la Chine. (La réduction estimée du revenu réel américain est de 1,4 milliards de dollars par mois.) En fait, dans la mesure où il peut y avoir une vérité derrière l’affirmation selon laquelle le gouvernement chinois subventionnait des produits tels que les panneaux solaires, les droits de douane instaurés depuis janvier 2018 empêchent désormais le gouvernement chinois de subventionner les Etats-Unis.

Il est vrai que, en théorie, les exportateurs chinois auraient pu connaître une perte de demande en conséquence de tous ces droits de douane suffisamment importante pour les forcer à réduire leurs prix. Les étudiants en cours de sciences économiques apprennent à réfléchir sur l’"incidence" d’une taxe, c’est-à-dire identifier qui en supporte en définitive le coût. Mais deux nouvelles études réalisées par d’éminents économistes examinent les données de 2018 et constatent que (1) les Chinois n’ont en effet pas réduit leur prix et que, par conséquent, (2) le fardeau de la hausse des prix a pesé sur les seules épaules des ménages américains. Donc, nous n’avons même pas besoin des cours d’économie : le simple bon sens nous donne la bonne réponse dans ce cas. (…)

Si Trump poursuit en mettant à exécution sa menace d’étendre les droits de douane à tous les produits importés de Chine, le coût pour un ménage américain typique serait de 300 à 800 dollars par an selon une première estimation et de 2.200 dollars selon une autre estimation. Ce coût supporté par les consommateurs ne prend pas en compte le coût que les exportations perdues feraient subir aux entreprises, travailleurs et fermiers américains. Des pertes sont occasionnées sur exportations non seulement via les représailles chinoises, mais aussi via d’autres canaux, notamment l’appréciation du dollar vis-à-vis du renminbi.

Au moins dans un domaine, les politiques commerciales de Trump nuisent actuellement au Budget américain. La Chine a répliqué en ciblant tout particulièrement le soja et d’autres produits agricoles américains. L’administration Trump, sensible aux Etats fermiers pour des questions électorales, cherche à compenser les fermiers avec des milliards de dollars de subventions fédérales, dont l’essentiel va entre les mains des plus riches fermiers. C’est encore un autre coup porté contre le contribuable américain.

Avons-nous à comprendre l’avantage comparatif ?


Les économistes ont depuis longtemps affirmé, avec dépit ou suffisance, que l’on ne peut s’attendre à ce que public comprenne le principe des gains du commerce sans qu’on lui ait enseigné le principe de l’avantage comparatif de David Ricardo. Paul Samuelson avait identifié le principe comme à la fois vrai et pourtant peu évident.

Mais nous n’avons en fait pas besoin d’assimiler le principe de l’avantage comparatif pour comprendre l’idée basique des gains mutuels du commerce. Si à la fois l’acheteur et le vendeur s’accordent volontairement pour procéder à un échange, alors tous les deux y gagnent. Cela suppose qu’ils soient de bons juges de ce qu’ils veulent ; meilleurs, du moins, que ne l’est le gouvernement. Cette hypothèse est habituellement correcte, avec quelques exceptions (comme l’achat d’opium).

La théorie de l’avantage comparatif permet de faire des prédictions utiles, en indiquant par exemple quel pays va choisir d’exporter quel bien ; bien elle n’est pas très importante pour comprendre la présomption basique que les deux côtés tirent un gain du commerce volontaire. A nouveau, le sens commun nous donne la bonne réponse.

Dire que les deux pays gagnent à commercer ensemble ne revient pas à affirmer que chaque résident de chaque pays y gagne. Bien sûr, un essor du commerce donne lieu à la fois à des « gagnants et des perdants » dans chaque pays. Comme le fait n’importe quel changement majeur. Les droits de douane créent également des gagnants et des perdants. Mais les gagnants tendent à être plus nombreux que les perdants quand le commerce est libéralisé, tandis que les perdants tendent à être plus nombreux que les gagnants quand les droits de douane sont relevés.

Des droits de douane sans gagnants


Donald Trump semble avoir mis en œuvre un exemple spectaculaire de cette généralisation : sa guerre commerciale a nui à presque chaque pan de l’économie américaine, avec très peu de gagnants. Les perdants incluent juste quelques consommateurs, mais aussi des entreprises et les travailleurs qu’elles emploient, que ce soit des fermiers qui perdent leurs marchés à l’exportation ou les industriels qui sont forcés de payer plus cher pour se fournir en intrants. Même l’industrie automobile américaine, qui ne demandait pas cette "protection", voit sa situation se détériorer sur tous les plans, ayant à payer plus cher pour s’approvisionner acier et obtenir les pièces des voitures.

Trump est proche d’accomplir quelque chose que l’aurait pu croire impossible : des droits de douane qui ne bénéficient à quasiment personne. Nous pourrions avoir à reconsidérer la théorie de l’économie politique qui considère que le protectionnisme est habituellement la conséquence d’intérêts particuliers qui détiennent un pouvoir disproportionné. Il ne suffit pas de remonter trente ans en arrière, aux critiques lancées contre le Japon des années quatre-vingt. Nous pourrions avoir à retourner il y a trois siècles, aux mercantilistes qui précédèrent Adam Smith (1776) et Les Lumières. Les mercantilistes n’aimaient pas le commerce parce qu’il favorisait les individus libres aux dépens de l’Etat. »

Jeffrey Frankel, « The trade war resumes », in Econbrowser (blog), 26 mai 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

jeudi 9 mai 2019

L’économie de Donald Keynes : l’austérité pour les démocrates, la relance pour les républicains

« J’ai fait un mauvais pronostic économique le soir des résultats des élections présidentielles en 2016 en prédisant une récession avec Trump. Mais j’ai rapidement réalisé que la déception politique avait obscurci mon jugement et suis revenu sur mon pronostic trois jours après. "Il est au moins possible", écrivais-je le 11 novembre 2016, "que de plus gros déficits budgétaires puissent brièvement renforcer l’économie". Ce que je ne savais pas à l’époque, c’était l’ampleur qu’atteindraient les déficits budgétaires. Depuis 2016, l’administration Trump a, en pratique, mis en œuvre le genre de forte relance budgétaire à laquelle les suiveurs de John Maynard Keynes appelaient lorsque le chômage était élevé, mais contre lequel les républicains se sont opposés.

Contrairement à ce que Donald Trump et ses partisans proclament, nous ne connaissons pas un boom sans précédents. L’économie américaine a crû de 3,2 % au cours de l’année dernière, un rythme de croissance que nous n’avions pas connu depuis… 2015. L’emploi a crû régulièrement depuis 2010, sans rupture de tendance après 2016. Cette longue séquence de croissance poussé le taux de chômage à des niveaux qui n’avaient pas été atteints depuis plusieurs décennies. Que s’est-il passé et qu’est-ce que cela nous enseigne ? La vigueur de l’économie ne reflète pas un redressement du déficit commercial américain, qui reste élevé. Elle ne reflète pas non plus un boom géant de l’investissement des entreprises, chose que les partisans de la réduction d’impôts de 2017 avaient promise et qui n’est pas survenue. Ce qui tire l’économie américaine aujourd’hui, c’est le déficit budgétaire.

Les économistes utilisent souvent le déficit budgétaire ajusté en fonction de la conjoncture (une estimation de ce que le déficit serait au plein emploi) comme une mesure approximative du degré de relance budgétaire qu’offre le gouvernement. Selon cette mesure, le gouvernement fédéral injecte actuellement autant d’argent dans l’économie qu’il y a sept ans, lorsque le taux de chômage était supérieur à 8 %.

L’explosion du déficit budgétaire n’est pas simplement une conséquence de cette baisse d’impôts. Après que les républicains aient pris le contrôle du Congrès en 2010, ils forcèrent le gouvernement fédéral à embrasser l’austérité budgétaire, en gelant les dépenses malgré un chômage élevé et de faibles coûts d’emprunt. Mais une fois que Trump se retrouva à la Maison blanche, les républicains n’eurent soudainement plus de problème avec les dépenses publiques (aussi longtemps qu’elles n’aident pas les pauvres). En particulier, les dépenses discrétionnaires réelles (les dépenses autres que celles de la sécurité sociale, de Medicare et d’autres programmes de filet de sécurité) ont explosé après plusieurs années de déclin.

Donc, il n’y a pas vraiment de mystère à propos de la vigueur persistante de l’économie : c’est une affaire keynésienne. Mais qu’avons-nous appris de cette expérience ?

Politiquement, nous avons appris que le parti républicain est profondément hypocrite. Après tous ces cris hystériques à propos des dangers de la dette publique et d’une menace inflationniste à l’époque d’Obama, le parti républicain ouvrit les robinets avec allégresse à l’instant même où l’un de ses hommes se retrouva à la Maison blanche. Vous voyez toujours des informations qui décrivent les républicains comme des "faucons du déficit" et s’interrogent sur leur indolence face au creusement du déficit budgétaire. Allez, tout le monde sait de quoi il s’agit.

Au-delà de cela, nous savons maintenant que la longue période de chômage élevé qui suivit la crise financière de 2008 pouvait facilement être écourtée. Ceux d’entre nous qui avertirent dès le début que la relance Obama était trop faible et excessivement temporaire et que l’austérité freinait la reprise avaient raison. Si nous avions été enclins à fournir le même genre de soutien budgétaire en 2013 que celui que nous fournissons aujourd’hui, le chômage cette année-là aurait certainement été inférieur à 6 %, et non de 7,4 %.

Mais, à l’époque, ceux que j’avais l’habitude d’appeler les gens très sérieux avancèrent plusieurs raisons pour soi-disant démontrer que nous ne pouvions pas faire ce que les manuels de base en économie nous disaient de faire. Les gens très sérieux disaient qu’il y aurait une crise de la dette, même si le gouvernement américain pouvait emprunter à des taux d’intérêt incroyablement bas. Ils disaient que le chômage était "structurel" et qu’il ne pouvait être réduit si nous accroissions la demande globale. En particulier, ils prétendaient que les chômeurs n’avaient pas les compétences que nécessitait une économie moderne. Aucune de ces affirmations n’était exacte. Mais avec l’obstructionnisme des républicains, elles contribuèrent à retarder pendant plusieurs années le retour au plein emploi.

Donc les déficits budgétaires de Trump sont une bonne chose ? Il s’avère qu’il y a deux ans l’économie américaine était bien plus éloignée du plein emploi que ne le pensaient la plupart des gens, donc il y avait même alors un argument en faveur de la relance budgétaire. Et les risques de la dette étaient bien moindres que ne le proclamaient les gens très sérieux.

Si nous nous endettons, cependant, cela doit être pour de bonnes raisons. Nous pouvons utiliser les déficits pour rebâtir nos infrastructures en déchéance. Nous pouvons investir dans nos enfants, nous assurer qu’ils aient une bonne santé et une bonne alimentation et les sortir de la pauvreté. Mais les républicains bloquent toujours tout type de dépenses utiles. Non seulement les républicains au Sénat se sont opposés à l’investissement dans les infrastructures, mais l’administration Trump propose de fortes réductions des aides aux enfants, en particulier les soins de santé et l’éducation. Les déficits ne sont apparemment une bonne chose que lorsqu’ils financent de fortes baisses d’impôts pour les entreprises, qui utilisent cette manne pour racheter leurs actions.

Voilà l’histoire de l’économie américaine en 2019. L’emploi est élevé et le chômage faible, parce que les républicains ont embrassé le genre de dépenses financées par déficit qui, selon leurs dires, allait détruire les Etats-Unis lorsque les démocrates détenaient le pouvoir. Mais nulle once de ces dépenses n’est utilisée pour aider ceux qui sont dans le besoin ou pour rendre l’économie plus forte à long terme. »

Paul Krugman, « The economics of Donald J. Keynes », 6 mai 2019. Traduit par Martin Anota

lundi 11 mars 2019

Trump est devenu l’homme de tous les déficits

« Les Républicains haïssent les déficits. Du moins, c’est ce qu’ils prétendent.

Lorsqu’ils contrôlaient le Congrès sous l’administration Obama, ils n’ont cessé de s’insurger contre les déficits budgétaires, en avertissant qu’avec ces derniers les Etats-Unis finiraient par connaître une crise budgétaire à la grecque. Donald Trump, d’un autre côté, a focalisé l’essentiel de sa colère sur les déficits commerciaux, en insistant sur l’idée que "nos emplois et nos richesses sont offerts aux autres pays qui ont pris l’avantage sur nous".

Mais au cours des deux années où le parti républicain a contrôlé l’ensemble des pouvoirs, l’ironie a été que les deux déficits se sont creusés. Le déficit budgétaire a atteint un niveau qui n’avait été vu en dehors des guerres et des crises économiques ; du côté des échanges de biens, le déficit commercial a atteint un record. (…)

Soyons clairs : ni le déficit budgétaire, ni le déficit commercial ne font peser un danger clair et immédiat pour l’économie américaine. Les pays développés qui empruntent dans leur propre monnaie peuvent et souvent vont accumuler de larges dettes sans qu’il y ait de conséquences dramatiques, ce qui explique pourquoi la panique autour de la dette publique d’il y a quelques années était injustifiée.

Cela dit, les déficits jumeaux (twin deficits) de Trump nous en apprennent beaucoup sur ce dernier et sur son parti, à savoir qu’ils sont malhonnêtes et ignorants.

A propos de la malhonnêteté : Y a-t-il encore quelqu’un pour croire que les Républicains se soient vraiment inquiétés à un quelconque moment de la dette publique et des déficits budgétaires ? (…) Dans tous les cas, aujourd’hui, il est indéniable que toute leur rhétorique (…) sur la dette publique n’a été rien d’autre qu’une façade, une manière d’utiliser le déficit budgétaire comme prétexte pour bloquer et saper le programme d’Obama. Lorsqu’ils arrivèrent au pouvoir, les politiciens qui avaient tant clamé qu’il fallait faire preuve de responsabilité budgétaire ont appelé à une forte baisse d’impôts pour les entreprises et les plus riches. C’est cette baisse d’impôts qui constitue la principale cause derrière l’explosion du déficit budgétaire.

Oh, et cette baisse d’impôts a échoué à délivrer le boom d’investissement tant promis. Les entreprises n’ont pas utilisé leur manne géante pour construire de nouvelles usines et accroître la productivité, elles l’ont utilisée pour racheter massivement leurs actions et les gains n’ont été que pour les plus riches.

Pourquoi parler d’ignorance ? Comme beaucoup l’ont souligné en vain, Trump se trompe entièrement sur ce que font les déficits commerciaux. Certes, dans un contexte de chômage élevé, les déficits commerciaux peuvent nous coûter des emplois. Mais en temps normal, ils ne réduisent pas l’emploi total, ni nous appauvrissent. Au contraire, d’autres pays nous vendent des biens et services qui nous sont utiles, biens et services que nous payons avec des morceaux de papier, papier aux taux d’intérêt très faibles. Qui gagne à nouveau ?

Cependant, au-delà de cela, Trump a complètement tort sur ce qui est à l’origine des déficits commerciaux. En fait, ses propres mesures en matière de politique commerciale nous confirment qu’il a une vision erronée des choses. Dans l’univers de Trump, les déficits commerciaux apparaissent parce que nous aurions signé de mauvais traités commerciaux : nous laisserions les étrangers vendre leurs produits chez nous, mais ils ne nous laisseraient pas vendre les nôtres chez eux. Donc, la solution consisterait à dresser des barrières aux produits étrangers. "Je suis un homme de droits de douane", a-t-il fièrement proclamé.

Cependant, la réalité est que les déficits commerciaux n’ont presque rien à voir avec les droits de douane ou d’autres barrières à l’échange. Le déficit commercial global est toujours égal à la différence entre les dépenses d’investissement domestiques et l’épargne domestique (incluant aussi bien celles du secteur privé que du secteur public). C’est juste de la comptabilité. Si l’économie américaine génère d’amples déficits commerciaux, ce n’est pas parce que les Américains auraient trop perdu dans les traités commerciaux qu’ils ont signés, mais parce qu’ils épargnent trop peu relativement aux autres pays.

Bien sûr, les droits de douane peuvent réduire les importations des biens qui sont sujets à ces droits de douane et ainsi réduire le déficit commercial dans des secteurs en particulier, mais c’est comme appuyer sur un ballon : vous écrasez l’endroit où vous appuyez, mais cela ne fera qu’augmenter d’un même montant un autre endroit. L’appréciation du dollar, qui nuit aux exportations, est l’un des principaux canaux par lesquels les déficits commerciaux sont susceptibles de se maintenir. Mais le résultat fondamental, le fait que les droits de douane ne réduisent pas le déficit commercial global, est clair.

Certes, les droits de douane que l’administration Trump a instaurés en 2018 ont bien fortement réduit les importations des biens faisant l’objet de ces tarifs douaniers. Mais les importations des autres biens ont augmenté, tandis que les performances à l’exportation ont été médiocres. Et le déficit commercial global a fortement augmenté, ce qui est exactement ce que l’on pouvait s’attendre à voir. Après tout, cette forte baisse d’impôts pour les riches a fortement réduit l’épargne nationale.

Et la cause supposée du déficit commercial n’est pas la seule chose sur laquelle Trump s’est trompé en matière de politique commerciale. Il a aussi continué d’insister sur l’idée que les étrangers paieraient ses droits de douane. En réalité, les prix reçus par les exportateurs étrangers n’ont pas baissé. Les prix payés par les consommateurs américains ont par contre augmenté.

A nouveau, le déficit commercial ne pose pas de danger immédiat pour l’économie américaine. Et même la guerre commerciale de Trump n’a probablement provoqué que des dommages économiques limités. Le principal dommage a été porté à la crédibilité des Etats-Unis. Mais les déficits jumeaux de Trump montrent que son parti a menti à propos de ses priorités en matière de politique économique et qu’il est vraiment incompétent en matière de politique commerciale. Heureusement, une grande nation comme les Etats-Unis peut survivre à beaucoup de choses, même à la malhonnêteté et à l’ignorance de ses dirigeants. »

Paul Krugman, «Tariff man has become deficit man », 7 mars 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Pourquoi il ne faut pas être obnubilé par le déficit commercial »

« Faut-il vraiment être champion du monde des exportations ? »

lundi 4 mars 2019

Ce sont les consommateurs américains qui payent les droits de douane de Trump

« (…) Donald Trump (…) nous a donné de bien belles phrases, qui seront certainement citées dans les histoires et les manuels pendant les prochaines décennies, voire les prochaines générations. Malheureusement, elles seront rappelées parce qu’elles constituent une bonne illustration de ce que peuvent être de bien mauvaises idées. En économie, la phrase que vous avez dû le plus entendre est la déclaration de Trump selon laquelle "les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner". Ensuite, vous avez certainement entendu son affirmation selon laquelle "je suis un homme des droits de douane", accompagnée de l’affirmation que les étrangers paient les droits de douane qu’il a instaurés.

Maintenant, cette dernière affirmation est quelque chose que vous pouvez tester. Au cours de l’année 2018, Trump a instauré des tarifs douaniers sur environ 12 % du total des importations américaines et beaucoup de ces droits de douane ont été instaurés depuis suffisamment longtemps pour que nous puissions avoir une idée de leurs répercussions.

Samedi, des économistes de Columbia, de Princeton et de la Réserve fédérale de New York ont publié une étude intitulée "The impact of the 2018 trade war on U.S. prices and welfare" où ils ont utilisé les données détaillées sur les importations pour évaluer l’impact des droits de douane. (…) Leur conclusion est qu’à première approximation, les étrangers n’ont rien payé de l’addition, ce sont les entreprises et consommateurs américains qui l’ont payée en totalité. Et les pertes subies par les consommateurs américains ont excédé les recettes tirées des nouveaux droits de douane, donc ces derniers ont globalement appauvri les Etats-Unis.

Comment ont-ils obtenu ce résultat ? Le gouvernement américain collecte des données sur les prix et quantités de plusieurs catégories d’importations. Plusieurs d’entre elles ont subi les nouveaux droits de douane, mais pas les autres. Donc, vous pouvez comparer ce qui s’est passé pour les importations touchées par les tarifs douaniers avec celles qui en ont été épargnées et qui constituent de fait le groupe de contrôle. Cela vous indique quel a été l’impact des droits de douane.

Dans la vision de Trump, où les étrangers sont censés payer les droits de douane, vous vous attendriez à voir une chute de prix pour les biens faisant l’objet de droits de douane, compensant ces derniers, si bien que les prix à la consommation n’auraient pas changé. Mais ce que vous voyez en réalité, c’est l’absence d’effet visible des droits de douane sur les prix à l’importation. Donc, les fournisseurs étrangers ne semblent n’avoir rien absorbé des droits de douane, ces derniers ayant été entièrement supportés par les ménages ; les prix incluant les droits de douane ont augmenté du montant de ces derniers.

GRAPHIQUE Variation des prix des biens importés suite aux vagues de tarifs douaniers de Trump (normalisée, en %)

Paul_Krugman__hausse_prix_biens_importes_apres_droits_de_douane_Trump.png

Ces hausses de prix ont entraîné de substantiels changements dans les comportements. Les importations de produits faisant l’objet d’un droit de douane ont chuté fortement, en partie parce que les consommateurs se sont tournés vers des produits domestiques, mais aussi en grande partie parce que les importateurs ont déplacé leur lieu d’approvisionnement dans des pays qui ne sont pas touchés par les droits de douane de Trump. Par exemple, plusieurs entreprises semblent avoir commencé à acheter au Vietnam ou au Mexique des biens qu’ils achetaient précédemment en Chine. Ces changements de comportement sont la clé de la conclusion de l’article selon laquelle les droits de douane ont appauvri les Américains.

Considérons l’exemple suivant : avant les droits de douane, les Etats-Unis importaient un certain bien dont le prix s’élevait à 100 dollars. Ensuite, l’administration a imposé un droit de douane de 25 %, amenant le prix pour les consommateurs à 125 dollars. Si nous continuons d’importer ce bien de Chine, les consommateurs perdent 25 dollars par unité de bien achetée, mais le gouvernement gagne 25 dollars de recettes en plus, laissant le revenu national inchangé.

Supposons, cependant, que les importateurs déplacent leur lieu d’approvisionnement dans un pays plus cher qui n’est pas l’objet d’un droit de douane ; supposons, par exemple, qu’ils peuvent acheter le bien au Vietnam pour 115 dollars. Alors, les consommateurs perdent seulement 15 dollars, mais il n’y a pas de recettes tirées des droits de douane, donc il s’agit d’une perte de 15 dollars pour la nation dans son ensemble.

Mais que se passe-t-il s’ils se tournent vers un fournisseur domestique, par exemple une entreprise américaine qui va vendre le produit pour 120 dollars. Qu’est-ce que cela change à l’histoire ? Ici la chose cruciale est que la production domestique d’un bien a un coût d’opportunité. Les Etats-Unis sont proches du plein emploi, donc les 120 dollars en ressources utilisées pour produire ce bien peuvent ou auraient été employées en produisant quelque chose d’autre en l’absence du droit de douane. Le détournement de ces ressources vers la production de choses que nous avions l’habitude d’importer signifie une perte nette de 20 dollars, sans compensation en termes de recettes.

D’ailleurs, en pratique, toutes les créations d’emplois dans le secteur manufacturier qu’auront permises les droits de douane de Trump sont probablement compensées par des destructions d’emplois manufacturiers. C’est en partie le cas parce que la plupart des droits de douane portent sur des biens intermédiaires, des biens utilisés pour la production, donc ces créations d’emplois dans, par exemple, la métallurgie sont compensées par des destructions d’emplois dans l’industrie automobile et dans d’autres secteurs en aval. Au-delà de cela, les droits de douane ont probablement contribué à pousser le taux de change du dollar à la hausse, ce qui a rendu les exportations américaines moins compétitives.

Une fois que l’on prend en compte tout cela, les droits de douane de Trump ont accru les prix à la consommation, plutôt que déprimé les gains étrangers. Certaines recettes ont été gagnées, mais il y a aussi eu ce qui se ramène à de l’évitement fiscal comme les consommateurs se tournent vers des substituts, non taxés, de ce qu’ils avaient l’habitude d’importer. Mais cet évitement fiscal ne se fait pas sans coût, si bien que les Etats-Unis dans leur ensemble se retrouvent appauvris.

Maintenant, les chiffres ne sont pas si énormes que cela. La nouvelle étude suggère des pertes nettes en termes de bien-être à 1,4 milliard de dollars par mois, c’est-à-dire 17 milliards par an, ce qui représente moins de 0,1 % du PIB américain. Mais gagner, ce n’est pas tout. Et les chiffres pourraient être plus élevés si la guerre commerciale s’accentuait, par exemple avec l’instauration de droits de douane sur les voitures européennes pour un motif de "sécurité nationale". »

Paul Krugman, « How goes the trade war? Consumers, not foreigners, are paying the Trump tariffs », 3 février 2019. Traduit par Martin Anota

samedi 3 novembre 2018

La perversion de la politique budgétaire américaine

« Comment beaucoup l’ont souligné, la baisse d’impôt de Trump a constitué un véritable changement par rapport aux principes normaux de politique budgétaire. Historiquement, l’économie américaine a eu tendance à connaître de gros déficits budgétaires lorsqu’elle était déprimée et de plus petits déficits, voire des excédents, lorsqu’elle était forte. Mais aujourd’hui le déficit explose alors même que le chômage est faible. C’est irresponsable et démontre que les grands discours des Républicains sur les déficits n’ont toujours été que du vent (…)

Mais ce qui a été moins souligné, c’est que cela s’inscrit dans quelque chose de plus large : la politique budgétaire déraille depuis 2010, non pas au vu de ce qui se passe du côté de la dette nationale, mais au vu de ce qui se passe sur le plan macroéconomique.

Voici ce que la politique budgétaire doit faire : elle doit soutenir la demande globale lorsque l’économie est faible et elle doit retirer ce soutien lorsque l’économie est robuste. Comme John Maynard Keynes le disait, "l’expansion, et non la récession, est le bon moment pour l’austérité". Et jusqu’à l’année 2010, les Etats-Unis ont plus ou moins suivi cette prescription. Depuis lors, cependant, la politique budgétaire est devenue perverse : d’abord l’austérité malgré le chômage élevé, maintenant l’expansion budgétaire malgré le faible chômage.

J’illustre ce point avec un graphique utilisant l’indicateur d’impact budgétaire calculé par le Hutchins Center de la Brookings Institution, qui estime quelle part de la croissance économique à court terme s’explique par la politique budgétaire à tous les niveaux du gouvernement. Le graphique représente l’indicateur de Hutchins et le taux d’intérêt depuis 2000 ; je fais apparaître deux périodes, une première allant de 2000 à fin 2009 et une seconde allant de 2010 jusqu’à aujourd’hui.

GRAPHIQUE Taux de chômage et orientation de la politique budgétaire aux Etats-Unis

Paul_Krugman__Etats-Unis_taux_chomage_politique_budgetaire.png

Ce que vous pouvez voir sur le graphique, c’est qu’au cours de la première période (ligne bleue) une expansion budgétaire était synchrone avec un chômage élevé. C’était le cas lors de la récession de 2001 et à nouveau lorsque la Grande Récession éclata. De ce point de vue, la relance Obama était une politique normale, appliquée dans une situation exceptionnelle.

Mais ensuite, la politique budgétaire a déraillé, comme vous pouvez le voir avec la boucle de couleur rouge allant dans le sens horaire. La mauvaise orientation, selon cet indicateur, commença en fait avant que les Républicains ne prennent possession de la Chambre des Représentants en raison, selon moi, des coupes dans dépenses publiques au niveau des Etats et au niveau local. Mais cela s’est aggravé lorsque le parti républicain reçut le pouvoir de blocage, forçant l’adoption d’une austérité significative même lorsque le chômage était extrêmement élevé.

Parallèlement, la Fed ne pouvait davantage réduire ses taux d’intérêt, parce qu’ils étaient déjà à zéro et comptez-moi parmi ceux qui doutent de l’efficacité de l’assouplissement quantitatif (auquel les Républicains se sont férocement opposés). Donc cette adoption de l’austérité budgétaire a sûrement freiné la croissance économique et retardé la reprise de l’économie.

Et maintenant, avec un chômage très faible, mais un Républicain à la Maison Blanche, nous avons la relance budgétaire dont nous avions désespérément besoin et dont nous n’avons plus besoin. La politique budgétaire, comme l’ensemble de la gouvernance aux Etats-Unis, a été pervertie par la droite. »

Paul Krugman, « The perversion of fiscal policy », 2 novembre 2018. Traduit par Martin Anota

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