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Tag - Trumponomics

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jeudi 5 avril 2018

Les guerres commerciales, les actifs épaves et le marché boursier

« A l’instant où j’écris ceci, l’annonce par la Chine de tarifs douaniers en représailles à ceux annoncés par les Etats-Unis a alimenté les craintes d’une guerre commerciale et provoqué un plongeon des futures sur actions. (…) Pourquoi une telle chute ? (…) Les cours boursiers fluctuent pour diverses raisons, voire pour aucune raison du tout. Et, comme l’a dit Paul Samuelson, le marché a prévu neuf des cinq dernières récessions. Il est aussi possible que la guerre commerciale envoie un signal : Trump, Navarro et leurs acolytes confirment qu’ils sont aussi déséquilibrés et irresponsables qu’ils le paraissent, et les marchés en prennent conscience. Imaginez comment ces gens géreraient une crise financière.

Pourtant, je pense qu’il faut bien souligner que même si nous étions sur le point de connaître une véritable guerre commerciale à grande échelle, les estimations conventionnelles des coûts d’une telle guerre ne se rapprochent pas des 10 % du PIB, ni même des 6 %. En fait, et c’est l’un des sales petits secrets de l’économie internationale, les estimations standards du coût du protectionnisme ne sont certes pas triviaux, mais ils ne sont pas non plus titanesques. (…)

Les coûts du protectionnisme, selon la théorie économique conventionnelle (…) découlent du fait qu’elle amène l’économie à délaisser les choses qu’elle sait relativement bien faire pour des choses qu’elle ne sait pas très bien faire. Les travailleurs américains peuvent confectionner des vêtements, au lieu de les importer du Bangladesh ; en fait, ils pourraient produire davantage de pyjamas par heure travaillée que ne le font les Bangladais. Mais notre avantage en termes de productivité est bien plus élevé dans d’autres productions, donc il y a un gain d’efficacité pour les deux économies à ce que chacune d’entre elles se concentre sur les choses qu’elle sait faire le mieux.

Et une guerre commerciale, en imposant des coûts artificiels tels que des tarifs douaniers sur le commerce international, défait cette spécialisation productive, rendant chacun moins efficace.

Nous pouvons, avec certaines hypothèses héroïques, mettre des chiffres sur le genre de coûts dont il est question. (…)

Sur le graphique, la courbe décroissante représente la demande de biens importés comme fonction de leur prix, mesuré relativement au prix des biens domestiques. Dans le libre-échange, nous importons tout ce qui coûte moins cher à produire à l’étranger que chez nous. Si nous imposons un tarif douanier, nous finissons par ne pas importer de choses à moins que le prix de l’importation soit suffisamment faible pour qu’il demeure le plus faible même avec le tarif douanier. Le bien marginal que nous importons, alors, est en fait moins cher qu’un produit domestique et le bien marginal que nous n’importons pas coûte cher à l’économie, en l’occurrence le tarif douanier que nous aurions payé si nous l’avions importé.

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Imaginons que le tarif augmente progressivement : à chaque accroissement, nous imposons à l’économie des coûts égaux au coût supplémentaire qu’entraîne le remplacement d’une importation par un produit domestique. Les coûts totaux du tarif douanier sont représentés par l’aire du triangle : la réduction des importations provoquée par le tarif douanier, multipliée par (grosso modo) la moitié du tarif douanier.

(Certains se demandent peut-être ce qui se passe du côté des exportations. En fait, elles sont implicitement incluses dans cette estimation. Faites-moi confiance.)

Donc, que ferait une guerre commerciale ? Supposons que les Etats-Unis instaurent des droits de douane de 30 % sur les importations et que les pays visés répliquent en faisant de même, il n’y aurait pas d’amélioration des termes de l’échange des Etats-Unis (…). De combien les échanges s’en trouveraient-ils réduits ? Cela dépend de l’élasticité de la demande d’importations ; il semble raisonnable d’avancer un chiffre d’environ autour de 4. Cela signifierait une chute des importations de 15 % du PIB à environ 5 %, soit une réduction de 10 points de pourcentage. Et cela se traduirait par une réduction du revenu réel aux Etats-Unis de 1,5 %.

Evidemment, c’est juste un calcul illustratif ; j’ai essayé d’utiliser des chiffres raisonnables, mais il ne faut pas que vous y prêtiez trop d’importance. Mais ce que cela suggère, c’est que même une guerre commerciale qui inverserait drastiquement la mondialisation n’imposerait à l’économie des coûts comparables aux genres de mouvements que nous avons vus dans les cours boursiers.

Mais les coûts pour l’économie dans son ensemble peuvent ne pas être un bon indicateur des coûts pour les actifs d’entreprise existants.

Depuis environ 1990, les entreprises américaines se sont beaucoup appuyées sur l’hypermondialisation, sur l’approfondissement d’un régime de marché ouvert qui a encouragé la création de chaînes de valeur et leur développement autour du globe. Le notebook sur lequel j’écris a été conçu en Californie, mais il a probablement été assemblé en Chine, alors même que beaucoup de ses composants viennent de Corée du Sud et du Japon. Apple peut le produire entièrement en Amérique du nord et le ferait probablement si les tarifs douaniers s’élevaient à 30 %. Mais les usines qu’il faudrait pour le faire n’existent pas (encore).

Entretemps, les usines qui existent ont été construites pour assurer une production mondialisée et plusieurs d’entre elles seraient marginalisées et peut-être même abandonnées avec l’introduction de tarifs douaniers qui disloqueraient ces chaînes de valeur mondiales. Elles deviendraient des actifs épaves. Appelons cela le "choc anti-Chine".

Bien sûr, il s’agirait juste d’usines laissées à l’abandon par une guerre commerciale. Beaucoup de personnes seraient également laissées à l’abandon. Ce que soulignait le fameux article d’Autor et alii sur le "choc chinois" n’est pas que la croissance rapide des échanges a appauvri les Etats-Unis dans leur ensemble, mais que les changements rapides dans la localisation de la production ont déplacé un nombre significatif de travailleurs, les exposant à d’innombrables problèmes personnels et déchirant leur communauté. L’ironie est qu’un choc anti-Chine ferait exactement la même chose. Et, pour ma part, je m’inquiète bien plus de l’impact sur les travailleurs que sur le capital. (…) »

Paul Krugman, « Trade wars, stranded assets, and the stock market », 4 avril 2018. Traduit par Martin Anota

lundi 19 mars 2018

Que pensent les économistes des droits de douane américains sur l’acier et l’aluminium ?

« L’administration américaine a annoncé qu’elle envisageait d’instaurer des tarifs douaniers (de 25 %) sur l’acier et (de 10 %) sur l’aluminium, soi-disant pour des raisons de sécurité nationale. Nous passons en revue ce que les économistes ont pu dire sur ce bouleversement dans la politique commerciale américaine.

Chad Brown pense que ce genre de protection a des répercussions économiques et institutionnelles considérables et généralisées, pour diverses raisons. Premièrement, il réduira un montant significatif d’importations. Les nouveaux tarifs douaniers accroîtront probablement les coûts pour les constructeurs automobiles, les fabricants de conserves, les projets d’infrastructures et même l’industrie de la défense. Deuxièmement, les Etats-Unis n’ont pas déclenché de protection dans le cadre de la loi de la sécurité nationale depuis plus de 30 ans ; Reagan est le dernier à avoir imposé des restrictions dans le cadre de cette loi en 1986. L’instauration de tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium peut amener beaucoup à affirmer que le commerce fait peser d’autres menaces sur la sécurité nationale. Troisièmement, Brown pense que l’enquête amorcée dans le cadre de cette loi n’a pas été transparente (…). Quatrièmement, Brown affirme que la loi accorde au Président la discrétion incroyable de décider unilatéralement de la taille et de la forme de la restriction commerciale aussi bien que de sa durée. Cinquièmement, même si l’OMC permet aux pays d’imposer des restrictions quand la sécurité nationale est menacée, utiliser ce prétexte menace le système commercial basé sur des règles. (...)

Jared Bernstein dit qu’il est certain que les tarifs douaniers vont faire plus de mal que de bien, mais il affirme que cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de problème. Il cite un article du Washington Post décrivant les impressionnants gains de productivité dans la production d’acier et se demande alors pourquoi les Etats-Unis, si ces derniers sont si productifs dans l’acier, présentent un tel déséquilibre persistant dans ce secteur. Il se peut que les gains de productivité des autres pays dans la production d’acier aient été plus grands ou que leurs coûts du travail soient plus faibles, mais, du moins dans l’industrie manufacturière dans son ensemble, il ne semble pas que ce soit le cas : les coûts unitaires du travail des Etats-Unis, sur une base dollars, sont inférieurs à ceux de la plupart des partenaires à l’échange, à la fois en niveaux et en termes de croissance. Bernstein pense qu’au cœur du problème, il pourrait y avoir l’énorme contribution de la Chine à l’excès de capacité mondiale, qui neutralise les gains de productivité. (...)

Noah Smith pense que les tarifs douaniers ne sont généralement pas une bonne façon de promouvoir l’industrie domestique. Ils encouragent les producteurs américains à se focaliser sur le marché captif local au lieu de trouver des façons de faire face à la concurrence rude et agité qui s’exerce au niveau mondial. Si les consommateurs américains sont forcés de n’utiliser que les produits domestiques, l’acier et l’aluminium américains risquent de finir par apparaître comme des produits de mauvaise qualité. Et si les métaux sont plus chers, cela risque non pas d’aider mais d’endommager l’industrie. Les défenseurs des tarifs douaniers affirment que l’acier et l’aluminium sont importants pour la défense nationale, mais les constructeurs de navires militaires vont devoir payer des métaux plus chers, notamment les fabricants de tanks, d’avions, d’armes et d’autres équipements cruciaux de défense. Les tarifs douaniers ne vont pas non plus ramener de bons emplois dans les usines d’acier et d’aluminium : depuis 1990, la production de métaux aux Etats-Unis est restée assez constante, mais le nombre de personnes employées dans ce secteur a régulièrement chuté, sous l’effet du progrès technique. Donc Smith pense que les Etats-Unis se sont infligé une sévère blessure en adoptant des tarifs douaniers sur les métaux.

Jeffrey Sachs affirme que cela pourrait être le premier coup tiré dans une guerre commerciale insensée et destructive. Qu’importe ce que les producteurs américains d’acier gagneront d’une guerre commerciale, ce gain sera moindre que les pertes que connaîtront les utilisateurs d’acier et les consommateurs, notamment en raison des coûts sociaux associés à la protection d’emplois non compétitifs. Mais l’essoufflement du marché boursier reflète la possibilité de quelque chose de plus désastreux : le glissement vers une guerre commerciale mondiale dans laquelle tous les pays, notamment les Etats-Unis, seraient perdants. L’économie mondiale a déjà connu un tel scénario par le passé : les guerres commerciales du début des années trente contribuèrent à déclencher, puis aggraver et prolonger la Grande Dépression. Sachs croit que les mesures de Trump reposent sur trois erreurs. Premièrement, Trump pense que les Etats-Unis génèrent des déficits commerciaux avec des pays comme la Chine et l’Allemagne parce que les Etats-Unis se font flouer d’une façon ou d’une autre par ceux-ci. La vraie raison est que les Etats-Unis épargnent trop peu et consomment de trop. Deuxièmement, Trump pense que les barrières commerciales vont protéger les Etats-Unis, mais même si ces mesures peuvent temporairement protéger l’acier américain, elles ne vont pas protéger la société américaine. Troisièmement, Trump croit que les barrières commerciales américaines vont faire ployer la Chine et renforcer la domination économique et militaire des Etats-Unis, mais la Chine et l’Europe vont sûrement riposter.

Martin Wolf écrit dans le Financial Times que ces tarifs douaniers ne sont pas importants en soi, mais que le motif avancé pour les justifier, leur niveau et leur durée, la volonté de cibler les alliés proches et la déclaration du Président selon laquelle « les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner » présagent un surcroît de protectionnisme. Cette action est susceptible de marquer le début de la fin de l’ordre commercial multilatéral fondé sur les règles que les Etats-Unis avaient eux-mêmes instauré. Un point crucial est que cette action ne vise pas la Chine, qui représente moins de 1 % des importations américaines d’acier. Ses victimes sont des amis et alliés : le Brésil, le Canada, l’Union européenne, le Japon et la Corée du Sud. Ce n’est pas non plus une mesure prise contre une certaine forme de commerce déloyal. C’est une politique purement protectionniste visant à sauver les vieilles industries. Pourtant, même en ce sens, la justification est bien fragile : la production américaine d’acier et d’aluminium stagne depuis plusieurs années. Si cette action fait réellement sens à Trump, qu’est-ce qui ne le fait pas ?

Brad DeLong pense qu’au final les consommateurs américains paieront pour les tarifs douaniers. De telles mesures protectionnistes vont affecter chaque secteur de l’industrie américaine d’une façon ou d’une autre et les industriels qui utilisent l’acier et l’aluminium comme intrants vont certainement répercuter sur leurs prix de vente une partie du surcroît de coûts qu’elles subiront. Donc, Trump a essentiellement proposé une nouvelle taxe sur les résidents américains, en l’occurrence les consommateurs et les industries exportatrices, et ce fardeau sera en grande partie supporté par ses propres partisans au cœur des Etats-Unis et dans la Rust Belt.

Dani Rodrik estime que plusieurs commentateurs ont réagi de façon excessive à la possibilité de tarifs douaniers en prédisant une "guerre commerciale", voire pire, mais la réalité est que les mesures commerciales de Trump, du moins celles qu’il a adoptées jusqu’à présent, ne représentent pas grand-chose. En l’occurrence, elles ne pèsent pas lourd, que ce soit en termes d’échelle et d’ampleur, par rapport aux mesures adoptées par l’administration de Ronald Reagan dans les années quatre-vingt. Les politiques de Trump violent l’esprit, si ce n’est la lettre, des accords commerciaux d’aujourd’hui, les restrictions commerciales de Reagan ont exploité les lacunes des accords alors en vigueur. Même si leur impact global reste limité, les restrictions commerciales de Trump ont une teneur plus unilatérale, directe. Une autre différence avec les mesures adoptées sous Reagan, c’est que nous vivons une étape plus avancée de la mondialisation que les problèmes qui l’ont accompagnée sont plus grands et que les forces du nationalisme et du nativisme sont probablement plus puissantes aujourd’hui qu’à toute autre époque depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Alors que les politiques de Trump visent prétendument à restaurer de l’équité dans le commerce mondial, elles exacerbent ces problèmes plutôt qu’elles ne les améliorent. Un tel protectionnisme est un artifice, pas un programme sérieux pour la réforme commerciale. »

Silvia Merler, « Are we steel friends? », in Bruegel (blog), 12 mars 2018. Traduit par Martin Anota

lundi 12 mars 2018

La surtaxe des importations américaines d’acier ? Un racket de protection peu efficace...

« Quel raisonnement économique avait Trump en tête lorsqu’il a annoncé des tarifs douaniers la semaine dernière ? En fait, les économistes (mais est-ce le bon terme ?) qui ont aujourd’hui son attention semblent considérer que leur boulot consiste à justifier ses croyances, quelles qu’elles soient. Par exemple, Peter Navarro a dit : "Ma fonction, vraiment, en tant qu’économiste, est d’essayer de fournir les analyses sous-jacentes qui confirment son intuition. Et son intuition est toujours juste sur ces questions".

Traduction : Navarro considère que son rôle est celui d’un propagandiste, non celui d’une source de conseil indépendant.

Mais le reste d’entre nous n’ont pas à accepter que le Cher Dirigeant ait toujours raison. Et justement, ces droits douaniers sont difficiles à justifier, même si la seule chose que vous voulez c’est créer des emplois dans le secteur manufacturier et même si on laisse de côté toutes les autres ramifications.

Pourquoi ? Parce que l’acier et l’aluminium ne sont pas des biens finaux ; personne ne consomme directement de l’acier. En fait, ce sont des biens intermédiaires, essentiellement utilisés comme intrants par les autres secteurs manufacturiers. Et si les droits douaniers qui accroissent les prix des métaux primaux peuvent accroître la production domestique de ces métaux, ils dégradent aussi la compétitivité du reste de l’industrie domestique.

Les économistes du commerce international ont l’habitude de dire beaucoup de choses à ce propos. A l’époque où les pays en développement essayaient de promouvoir leur industrie manufacturière avec des droits douaniers et des quotas d’importation, nous avions l’habitude de parler de protection efficace, ce qui dépendait de la structure d’ensemble des tarifs douaniers. Parfois, les taux effectifs de protection étaient très élevés : si vous instaurez, par exemple, un modeste droit douanier sur les voitures, mais aucun sur les composants de voiture importés, le taux effectif de protection pour l’assemblage de voitures peut facilement atteindre plusieurs centaines de pourcents. D’autres fois, cependant, les taux étaient négatifs : si vous mettez un tarif douanier sur les composants, mais pas sur les voitures, vous découragez en fait l’assemblage de voitures.

Nous pouvons clairement appliquer ce type d’analyse aux tarifs douaniers de Trump. En fait, il y a des personnes qui essayent de chiffrer tout cela, bien que je n’accorderais pas trop de poids sur ces chiffres, pour des raisons que je vais vous présenter dans quelques instants.

Ce que je veux faire, essentiellement pour soulager ma démangeaison analytique, c’est esquisser brièvement comment cette histoire devrait se dérouler dans ce cas. Pour le propos de ce billet, je vais considérer les Etats-Unis comme une petite économie ouverte faisant face à des prix mondiaux ; ce n’est pas tout à fait exact, mais je ne pense pas que cela change les points importants si nous adoptions une hypothèse plus réalise.

Donc, supposons que nous instaurions un droit douanier sur les importations d’acier. Ce que cela entraînerait, c’est une hausse du prix que les producteurs d’acier peuvent exiger et cela se traduit par un accroissement de la production d’acier.

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Mais l’acier est utilisé par d’autres industries, disons les producteurs d’automobiles, si bien que leurs coûts augmentent lorsque les prix de l’acier augmentent, ce qui déplace vers la gauche leur courbe d’offre et réduit leur production.

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Quel est au final l’effet net sur la production et les emplois de l’industrie manufacturière ? La réponse n’est pas évidente, car elle dépend des détails exacts. Dans quelle mesure la production et l’emploi dans le secteur de l’acier sont-ils sensibles aux prix ? Dans quelle mesure la production et l’emploi dans les autres secteurs sont-ils sensibles aux coûts ? Les gens essayent d’estimer tout cela, mais je n’accorderais pas trop de poids à ces estimations, simplement parce que cela nécessite de répondre à des questions bien difficiles. Et il y a de nouvelles complications, par exemple, si vous prenez en compte les possibles effets sur le taux de change.

Mais pour autant, la chose à retenir, c’est qu’en embrassant le protectionnisme, Trump impose une protection négative sur une grande partie de l’industrie manufacturière. Ce n’est pas vraiment ce qu’il veut que les gens entendent ; et il le fait presque certainement par accident, par pure ignorance (parce que ses « conseillers » n’ont justement pas pour rôle de donner des conseils).

Et c’est ainsi que nous prenons le risque d’une guerre commerciale ? »

Paul Krugman, « Trump’s negative protection racket », 10 mars 2018. Traduit par Martin Anota

jeudi 8 mars 2018

La macroéconomie de la guerre commerciale



« Est-ce que Trump reviendra sur son souhait de déclencher une guerre commerciale ? Personne ne le sait. Ce que l’on sait, c’est qu’il est obsédé par le commerce extérieur sans en savoir grand-chose, qu’il se sent attaqué sur plusieurs fronts et que son docteur lui aurait dit de manger moins de hamburgers. Il y a donc sûrement beaucoup de rage latente en lui, une rage qu’il est trop prompt à recracher sur le système commercial mondial (…).

GRAPHIQUE Solde des échanges de biens et services des Etats-Unis (en % du PIB)

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Il est intéressant de se demander ce qui se passerait si Trump essayait réellement de refermer l’écart commercial (il est actuellement de 500 milliards de dollars, non de 800 dollars, mais qui compte) en instaurant des droits de douane. L’écart commercial s’élève actuellement à 3 % du PIB, tandis que les importations représentent 15 % du PIB. Si l’élasticité-prix de la demande d’importations est environ égale à l’unité, ce qui est une estimation typique pour le court et moyen termes, un droit de douane généralisée de 20 % sur les produits importés suffirait, toute chose égale par ailleurs, pour refermer l’écart commercial. Mais rien ne resterait égal par ailleurs.

Laissons de côté la possible riposte des pays étrangers, bien que cela soit quelque chose de très important en pratique. Supposons que les Etats-Unis s’en tirent bien, sans représailles étrangères. Même si c’était le cas, les choses ne se passeraient pas comme se plait à l’imaginer Trump.

Voyez-vous, détourner une demande équivalente à 3 % du PIB des produits étrangers vers les produits domestiques n’accroîtrait pas la production américaine de 3 % relativement à ce qu’elle aurait été sinon, encore moins de 4,5 % si vous vous attendez à un effet multiplicateur. Pourquoi ? Parce que l’économie américaine est proche du plein emploi. Peut-être (oui, peut-être) que nous avons une marge d’un demi-point de pourcentage pour réduire le taux de chômage avant de l’atteindre. Mais une hausse de 3 % de la production relativement à la tendance réduirait le chômage trois fois plus amplement, c’est-à-dire de 1,5 point de pourcentage. Mais cela ne se passerait tout simplement pas ainsi.

Ce qui va plutôt se passer, c’est que la Fed va relever fortement ses taux pour contenir les pressions inflationnistes qui en résulteraient (notamment parce qu’un droit de douane de 20 % accroît directement les prix d’environ 3 %). La hausse des taux d’intérêt devrait avoir deux gros effets. Premièrement, elle va affecter les secteurs sensibles au taux d’intérêt : les amis de Trump dans le secteur immobilier ne vont vraiment pas être contents, tout comme ceux qui sont fortement endettés (…). Deuxièmement, cela va pousser le dollar à la hausse, ce qui va sévèrement affecter les secteurs exportateurs américains. Mes salutations aux fermiers de l’Iowa !

Donc, le protectionnisme ne conduirait pas vraiment à une baisse du déficit commercial, et ce même si les autres pays ne ripostaient pas, tout en infligeant beaucoup de dommages à l’économie. Et ne parlons pas des bouleversements provoqués par la perturbation des chaînes de valeur internationales.

Ajoutons aussi le fait que les autres pays vont répliquer (ils sont déjà en train de préparer leurs listes cibles) et le fait que nous allons nous mettre à dos des alliés clés. Nous avons alors une bonne idée du degré de dangerosité et de stupidité d’une telle mesure. »

Paul Krugman, « The macroeconomics of trade war », 3 mars 2018. Traduit par Martin Anota

lundi 26 février 2018

Les déficits jumeaux de Trump

« Il y a plusieurs années, quand les dinosaures foulaient encore la terre et que certains Républicains tenaient encore des propos raisonnés, l’administration Reagan a poursuivi une politique de réduction d’impôts et de militarisation alors même que la Fed resserrait sa politique monétaire pour lutter contre l’inflation. Cette configuration des politiques conjoncturelles présente quelque ressemblance avec celle que l’on observe actuellement avec la Trumponomics. Et deux choses sont survenues plus ou moins au même instant : pour la première fois, les Etats-Unis ont commencé à creuser de larges déficits budgétaires en temps de paix, alors même que l’économie est au plein emploi, et, parallèlement, nous avons commencé à générer des déficits commerciaux amples et soutenus.

A l’époque, Martin Feldstein a lié ces deux phénomènes en parlant de "déficits jumeaux" (twin deficits). Même si cela simplifiait un peu trop les choses (à la fin des années quatre-vingt-dix, l’économie américaine connaissait simultanément des excédents budgétaires et des déficits commerciaux, grâce à un boom de l’investissement), le raisonnement avait du sens. La relance budgétaire a directement accru les déficits commerciaux en stimulant la demande globale et la collision budgétaire-monétaire a conduit à un relèvement des taux d’intérêt, ce qui poussa également le dollar à la hausse et réorienta les dépenses des biens américains vers les biens étrangers.

Le toujours très intéressant Brad Setser suggère qu’une histoire similaire se déroule peut-être aujourd’hui, avec les réductions d’impôts alimentant un déficit commercial croissant ; ce qui serait ironique, dans la mesure où Trump n’a cessé d’être obnubilé par les déficits commerciaux et d’y voir la source de tous les maux économiques. Son billet est bien intéressant à lire, mais il y a quelques points sur lesquels j’aimerais bien revenir.

Je veux notamment souligner que, jusqu’à présent, nous n’avons observé que de modestes hausses des taux d’intérêt et absolument aucune appréciation du dollar. Donc, cela ne ressemble pas beaucoup à la Reaganomics pour l’instant. Peut-être que cela va finir par arriver ; ou peut-être que les réductions d’impôts de Trump ne vont pas beaucoup stimuler l’activité économique, mais juste alimenter les bénéfices non distribués ou être utilisées pour financer des rachats d’actions qui ne stimuleront pas beaucoup les dépenses de consommation. Ou peut-être que, comme Setser le suggère implicitement, (…) concernant les réductions d’impôts, d’autres facteurs, comme le renforcement de l’économie européenne, pousseront fortement le dollar à la baisse.

J’aimerai mieux saisir ce que dit Setser sur le revenu des investissements. Il écrit : "L’économie américaine a maintenant un large stock de dette externe, donc un taux d’intérêt nominal plus élevé aux Etats-Unis entraîne mécaniquement des paiements d’intérêts plus élevés sur cette dette externe (les paiements d’intérêts constituent une grosse partie du solde des revenus dans le compte courant, le reste comprenant le revenu des dividendes sur les investissements directs à l’étranger). La dette externe des Etats-Unis a régulièrement augmenté pour atteindre environ 50 % du PIB, donc une hausse d’un point de pourcentage du taux d’intérêt nominal se traduit par une hausse du montant des intérêts que les Etats-Unis vont devoir payer au reste du monde équivalente à un demi-point de pourcentage du PIB".

D’accord, je ne suis pas sûr du montant de dette externe auquel il se réfère. La position d’investissement international nette des Etats-Unis est d’environ – 44 % du PIB. Nos passifs bruts sont bien plus amples, s’élevant à environ 170 % du PIB, avec la composante dette de ces passifs d’environ 70 %. Tout effet d’intérêt doit affecter les passifs bruts, donc je pense que c’est plus important qu’il ne le suggère.

Premièrement, alors que les étrangers ont maintenant beaucoup d’actions aux Etats-Unis, ces derniers représentent toujours l’équivalent d’un hedge fund parmi les nations : notre dette est libellée en dollars et nous détenons des actifs qui sont effectivement en devises étrangères. Contrairement à ce que connaissent la plupart des nations débitrices, cela a pour curieuse conséquence que toute hausse du dollar aggrave notre position d’investissement nette : les passifs gonflent avec le taux de change de notre devise, pas nos actifs. Cela signifie aussi qu’une appréciation du dollar tend à avoir un effet négatif sur notre solde de revenu des investissements, si on laisse de côté les taux d’intérêt, parce que la valeur en dollars du revenu des sociétés américaines à l’étranger déclinera.

Deuxièmement, même si une grosse partie de nos passifs étrangers constitue une dette, il y a aussi beaucoup d’actions ; il y en a tellement que Rosenthal estime qu’environ un tiers des réductions d’impôts accordées aux entreprises iront au reste du monde. C’est un autre choc puissant pour le solde sur le revenu des investissements.

Donc sommes-nous dans une ère trumpienne de déficits jumeaux ? Oui, probablement. Mais les canaux via lesquels ces déficits apparaîtront seront quelque peu différents de ceux de l’époque de Reagan. »

Paul Krugman, «Trump’s twin deficits », 16 février 2018. Traduit par Martin Anota

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