Annotations

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Commerce international

Fil des billets

jeudi 12 juillet 2018

Le Brexit rencontre la gravité

« (…) Comme la crise auto-immune que la Grande-Bretagne s’est infligée avec le Brexit (infligée avec l’aide de Poutine, semble-t-il) se poursuit, il me semble utile d’essayer d’expliquer certains aspects économiques en question qui devraient être évidents (ils le sont sûrement aux yeux des économistes britanniques), mais qui ne le sont pas ; tout du moins, apparemment ils ne le sont pas aux yeux des partisans du Brexit ou du public général.

Ces aspects expliquent pourquoi Theresa May essaye de faire un Brexit soft ou même, comme certains le disent, quelque chose qui n’a de Brexit que le nom ; et pourquoi les alternatives favorisées par les partisans du Brexit, les accords commerciaux avec les Etats-Unis et peut-être d’autres pour remplacer l’Union européenne, ne tiennent pas la route.

Maintenant, plusieurs arguments utilisés pour justifier le Brexit étaient purement et simplement des mensonges. Mais leurs affirmations à propos du commerce, avant et après le vote, relèvent peut-être davantage de la mauvaise compréhension que de la pure malhonnêteté.

Selon les partisans du Brexit, la Grande-Bretagne ne va pas forcément beaucoup y perdre en quittant l’Union européenne, parce qu’elle peut toujours négocier un accord de libre-échange avec le reste de l’Europe ou, au pire, faire face aux faibles droits de douane que l’UE applique aux autres pays en-dehors de l’UE. De plus, Grande-Bretagne peut négocier de meilleurs accords commerciaux ailleurs, en particulier avec les Etats-Unis, des accords qui compenseraient les éventuelles pertes du côté de l’UE.

Qu’est-ce qui ne va pas avec cette histoire ? La première chose à saisir est que l’Union européenne n’est pas un accord de libre-échange comme l’ALENA ; c’est une union douanière, qui est substantiellement plus robuste et plus favorable au commerce.

Quelle est la différence ? Dans l’ALENA, la plupart des produits mexicains peuvent entrer dans les Etats-Unis sans droits de douane. Mais le Mexique et les Etats-Unis ne pratiquent pas les mêmes droits de douane aux autres pays. Cela signifie que les biens mexicains qui entrent aux Etats-Unis doivent toujours faire face à des contrôles douaniers, pour s’assurer qu’ils sont effectivement d’origine mexicaine et non qu’il s’agisse de biens chinois déchargés au Mexique pour contourner les droits de douane américains.

Et effectivement, c’est pire, parce que, de toute façon, qu’est-ce qu’un bien mexicain ? L’ALENA a élaboré des règles afin de définir quel degré de contenu domestique doit avoir un bien mexicain pour ne pas se voir imposer de droits de douane et cela génère beaucoup de paperasse et de frictions aux échanges internes à l’ALENA.

A l’inverse, l’Union européenne fixe des droits de douane externes communs, ce qui signifie qu’une fois que vous êtes dedans, vous y êtes : une fois que les biens sont déchargés à Rotterdam, ils peuvent être transportés en France ou en Allemagne sans qu’il y ait davantage de contrôles douaniers. Donc il y a bien moins de frictions.

Et, à mesure que le Brexit se précise, les entreprises se plaignent de plus en plus des frictions, non des droits de douane. Par exemple, l’industrie automobile britannique dépend de la production selon la méthode du "juste-à-temps", en ne se constituant que de faibles stocks de composants, parce qu’elle a été capable de compter sur l’arrivée rapide de composants en provenance d’Europe continentale. Si la Grande-Bretagne quitte l’union douanière, les délais aux douanes pourraient rendre cela infaisable et accroîtraient substantiellement les coûts.

Ces frictions expliquent aussi pourquoi les estimations du coût du Brexit sont comparables aux estimations du coût d’une guerre commerciale mondiale, même si l’on s’attend à une baisse plus limitée des volumes commerciaux.

Toujours, même si quitter l’union douanière serait coûteux, la Grande-Bretagne ne pourrait-elle pas compenser ces coûts en obtenant un très bon accord avec les Etats-Unis de Donald Trump ? Non.

Les Etats-Unis ne peuvent pas offrir de significatives réductions de droits de douane, pour la simple raison que les droits de douane américains sur les produits de l’UE (comme les droits de douane européens sur les produits américains) sont déjà assez faibles. Vous pouvez trouver des exemples de droits de douane américains élevés, comme ceux de 25 % sur les camions légers, mais globalement il n’y a pas grand-chose à tirer.

Que dire d’une union douanière entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ? Cela serait très problématique, notamment en raison de l’asymétrie en termes de taille entre les deux pays, qui amènerait la Grande-Bretagne à laisser tout le contrôle de la politique à Washington. Au-delà de cela, aucun accord avec les Etats-Unis ne serait aussi favorable à la Grande-Bretagne qu’une union douanière avec ses voisins en raison de la gravité.

Qu’est-ce ? L’une des relations les mieux établies en économie est l’équation de gravité du commerce entre deux pays, qui dit que le montant d’échanges dépend positivement de la taille de chacun des deux pays, mais négativement de la distance qui les sépare. Vous pouvez le voir clairement en regardant les exportations britanniques. Voici une graphique représentant les exportations britanniques vis-à-vis de quelques pays, en pourcentage du PIB du pays importateur, en tenant compte de la distance vis-à-vis de ce pays.

Paul_Krugman__equation_gravite_commerce_Royaume_Uni_Grande_Bretagne.png

Ainsi, les Etats-Unis ont beau offrir un marché comparable en termes de tailles à celui de l’Union européenne, ce marché est bien plus éloigné, si bien que même si le Royaume-Uni obtenait un accord fabuleux avec les Etats-Unis, il ne serait pas aussi bénéfique que les unions douanières auxquelles ils appartiennent.

Tout cela explique pourquoi May essaye de négocier un accord qui maintienne l’union douanière intacte. Mais cela, bien sûr, n’est pas vraiment une sortie : Bruxelles va toujours fixer la politique commerciale du Royaume-Uni, sauf que dorénavant la Grande-Bretagne n’aura plus droit de vote. Donc, que visait le Brexit en premier lieu ? C’est une bonne question. Dommage qu’il n’y ait pas eu plus de personnes qui ne l’aient pose avant le referendum. »

Paul Krugman, « Brexit meets gravity », 10 juillet 2018. Traduit par Martin Anota

lundi 25 juin 2018

Le Brexit versus la guerre commerciale de Trump

« Un correspond a posé une très bonne question. L’autre jour, j’ai publié un billet à propos de l’économie d’une guerre commerciale, où j'affirmais qu’il y aurait une large perturbation, mais que le coût global serait plus faible que ne le pensent la plupart des gens, peut-être 2-3 % du PIB. Le correspondant a demandé comment réconcilier cela avec les estimations typiques du coût du Brexit.

De telles estimations (j’en ai d’ailleurs moi-même proposées avec des calculs rapides, qui sont plus ou moins du même ordre de grandeur que d’autres estimations) vont typiquement quelque part autour de 2 % du PIB britannique. Pourtant, même les plus pessimistes prédisent un impact plus faible du Brexit sur le commerce britannique que les fortes chutes que j’ai suggérées d’une guerre commerciale provoquée par Trump (que j’ai décidé de qualifier de "Trumpit"). Ces estimations ne sont-elles pas incohérentes ?

Non, pas vraiment, parce que le Brexit ne concerne pas un accroissement des droits de douane, mais un accroissement des coûts d’échange, en l’occurrence des coûts pour faire des affaires d’un pays à l’autre. Et cela fait une grande différence.

Le graphique 1 montre l’image du manuel standard (eh oui, j’ai écrit le manuel standard !) des effets d’un droit de douane. Un droit de douane aide les producteurs domestiques qui sont en concurrence avec les importations, mais il nuit aux consommateurs domestiques, tout en générant des recettes pour le gouvernement. Ces trois effets s’ajoutent à une perte nette, parce que le tarif douanier distord les incitations : le bien est produit par des entreprises qui ont des coûts plus élevées que cela ne coûterait d’importer le bien, les consommateurs se retiennent de l’acheter même si c’est plus valable pour eux que son prix sur les marchés mondiaux. Cette distorsion des incitations (la "perte sèche" d’un droit de douane) sont indiqués par les aires des triangles du graphique.

GRAPHIQUE 1

Paul_Krugman__impact_droit_de_douane_echanges.png

Et ces triangles correspondent au seul triangle que j’ai utilisé dans le schéma que j’ai déjà utilisé (…), ici présenté à travers le graphique 2.

GRAPHIQUE 2

Paul_Krugman__impact_droit_de_douane_demande_d__importations.png

Mais le Brexit ne va pas accroître les prix en instaurant un droit de douane, qui génèrerait des recettes pour le gouvernement. Il va en fait rendre plus coûteux de faire des affaires : davantage de paperasse, davantage d’attente pour les camions qui voudront charger ou décharger, davantage de coûts invisibles pour l’échange de services. Donc vous devez ajouter le rectangle qui indiquait les "recettes publiques" sur le graphique 1 aux pertes économiques globales. Ou, pour le dire autrement, vous obtenez un schéma comme le graphique 3, dans lequel de plus hauts coûts d’échange ainsi que des incitations distordues réduisent le revenu réel. (…)

GRAPHIQUE 3

Paul_Krugman__impact_Brexit_demande_d__importations.png

A quel point cette différence importe ? J’ai précédemment suggéré que le Brexit va réduire les échanges britanniques avec le reste de l’Europe d’un tiers, de 15 % à 10 % du PIB. Si l’élasticité de la demande est de 3, cela suggère des coûts d’échange de l’ordre de 13 % des prix d’importation. Si ce chiffre de 13 % correspondait à un droit de douane, le coût global serait de 0,13 x 2,5 % du PIB (la moitié de la baisse des importations). Il serait donc d’environ 0,3 % du PIB ; ce n’est pas minuscule, mais c’est assez faible. Mais si nous parlons de coûts d’échange plus élevés, vous devez multiplier ces chiffres par la moyenne des importations avant et après Brexit, soit 12,5 % du PIB. Désormais, nous parvenons à plus de 1,6 % du PIB.

C’est pourquoi les estimations du Brexit sont plus élevées que le raisonnement de guerre commerciale pourrait le suggérer. Le Brexit ne taxera pas le commerce, il va le rendre vraiment bien plus cher à réaliser, et c’est cela qui importe. »

Paul Krugman, « Brexit Versus Trumpit », 22 juin 2018. Traduit par Martin Anota

vendredi 8 juin 2018

Oh, quelle guerre commerciale bien stupide !

« Ainsi, la guerre commerciale est enclenchée. Et c’est une guerre commerciale bien stupide. (…) La justification officielle (et légale) pour les droits de douane sur l’acier et l’aluminium est la sécurité nationale. C’est évidement un argument fallacieux, étant donné que les principales victimes directes sont des démocraties alliées. Mais Trump et compagnie ne semblent pas inquiets à l’idée de mentir à propos de la politique économique, puisque c’est ce qu’ils font pour tout. Ils n’y verraient qu’un jeu équitable si la politique délivrait les créations d’emplois que promet Trump. Est-ce qu’elle va y parvenir ?

D’accord, voici le point où le fait d’être un économiste me place en difficultés. (…) L’effet net d’une politique commerciale en termes de création ou de destruction d’emplois (en l’occurrence de toute politique commerciale, peu importe qu’elle soit bien ou mal conçue) est fondamentalement nul. Pourquoi ? La Fed est actuellement en train de relever graduellement ses taux d’intérêt, parce qu’elle croit que nous sommes plus ou moins au plein emploi. Même si les droits de douane sont expansionnistes, cela inciterait la Fed à accélérer le resserrement monétaire, ce qui va détruire des emplois dans d’autres secteurs : la construction serait affectée par la hausse des taux, le dollar s’apprécierait, rendant les biens manufacturés américains moins compétitifs, et ainsi de suite. Donc toute ma formation professionnelle veut que j’esquive la question des emplois en la considérant comme hors-champ.

Mais je pense que c’est un cas où la macroéconomie (même si je crois qu’elle a raison) ne permet pas d’avoir une discussion utile. Nous voulons savoir si la guerre commerciale de Trump va être directement expansionniste ou récessive, c’est-à-dire si elle va créer ou détruire des emplois en l’absence de changement de la politique monétaire, même si nous savons que la politique monétaire n’optera pas pour le statu quo.

Et la réponse, sûrement, est que cette guerre commerciale va en fait détruire des emplois et non en créer, pour deux raisons. Premièrement, Trump instaure des tarifs douaniers sur des biens intermédiaires, des biens qui sont utilisés comme intrants dans la production d’autres choses, des choses qui, pour celles d’entre elles, qui sont vendus sur les marchés mondiaux perdront en compétitivité. Evidemment, les voitures et d’autres biens manufacturés durables vont devenir plus chers à produire, ce qui signifie que nous allons en vendre moins ; et, quels qu’ils soient, les gains qu’il y aura en termes d’emplois dans le secteur des métaux primaires seront compensés par des destructions d’emplois dans les secteurs en aval. Si l’on regarde les chiffres, il semble très probable que même cet effet direct soit en net négatif pour l’emploi. Deuxièmement, d’autres pays vont répliquer contre les exportations américaines, ce qui va détruire des emplois partout, des motos aux saucisses.

Sur certains points, cette situation me rappelle les tarifs douaniers sur l’acier de George W. Bush, qui étaient en partie motivées par l’orgueil : l’administration Bush considérait les Etats-Unis comme la superpuissance invincible du monde, ce qui était certes le cas sur le plan militaire, mais elle a échoué à reconnaître que notre puissance était moindre sur les plans économique et commerciale, que nous avions beaucoup à perdre d’un conflit commercial. Elle a rapidement été réprimandée par une Union européenne en colère et elle a fait marche arrière.

Dans le cas de Trump, je pense que c’est un autre genre d’illusion : il imagine que parce que nous générons des déficits commerciaux, en important plus de biens de certains pays que ces derniers ne nous en achètent, nous aurions peu à perdre et que le reste du monde va bientôt se soumettre à sa volonté. Mais il a tort, pour au moins quatre raisons.

Premièrement, même si nous exportons moins que nous importons, nous exportons tout de même beaucoup ; les mesures commerciales adoptées par les autres pays en représailles vont nuire à de nombreux travailleurs américains et en particulier aux fermiers, en l’occurrence à de nombreux électeurs de Trump et qui vont désormais se sentir trahis.

Deuxièmement, le commerce moderne est compliqué. Il ne s’agit pas seulement de pays se vendant des biens finaux les uns aux autres. Il y a de complexes chaînes de valeur, que la guerre commerciale de Trump va perturber. Cela va créer beaucoup de perdants parmi les Américains, même s’ils ne sont pas directement employés dans les secteurs produisant des biens pour l’exportation.

Troisièmement, si la guerre commerciale va plus loin, elle va accroître les prix à la consommation. Au moment même où Trump cherche désespérément à convaincre les familles ordinaires qu’elles vont y gagner avec sa baisse d’impôts, il en faudra peu pour effacer les éventuels gains qu’elles en percevraient. Enfin, et je pense que c’est très important, nous parlons ici de réels pays ici, principalement des démocraties. De réels pays ont une réelle politique ; ils ont de la fierté ; et leur électorat n’aime pas Trump. Cela signifie que même si leurs dirigeants veulent bien faire des concessions, leurs électeurs ne le veulent probablement pas.

Considérons le cas du Canada, un aimable petit voisin qui peut être négativement affecté par une guerre commerciale avec son géant voisin. Vous pouvez penser que cela rend les Canadiens plus intimidables que l’Union européenne, qui est une superpuissance économique aussi importante que les Etats-Unis. Mais même si le gouvernement Trudeau était enclin à abandonner (…), il ferait face à un tollé général de la part des électeurs canadiens pour tout ce qui apparaîtrait comme une capitulation face à l’ignoble brute d’à côté.

Donc, c’est dans un conflit économique remarquablement stupide que nous nous enfonçons. Et la situation dans cette guerre commerciale est susceptible de ne pas tourner à l’avantage de Trump. »

Paul Krugman, «Oh, what a stupid trade war », 31 mai 2018. Traduit par Martin Anota

mardi 1 mai 2018

Pourquoi la Chine ne faiblira pas dans la guerre commerciale de Trump

« Le Président Trump a annoncé l’instauration de droits de douane sur l’acier et l’aluminium en mars, en prenant la sécurité nationale comme prétexte. La Chine est la cible visée, comme la plupart des autres grands offreurs en furent exemptés. Le 2 avril, la Chine a répliqué en imposant des droits de douane sur 128 produits américains (représentant environ 3 milliards de dollars d’échanges), allant de 15 % sur les fruits à 25 % sur le porc. Le 3 avril, Trump a annoncé un droit de douane de 25 % sur 1.200 produits chinois (représentant 50 milliards de dollars d’échanges), en représailles aux prétendus transferts forcés de technologies et de propriétés intellectuelles américaines. Le 4 avril, la Chine a répondu en annonçant qu’elle projetait de répliquer en instaurant des droits de douane de 25 % sur 106 produits américains (notamment du soja, des voitures et des avions) lorsque les droits de douane américains s’appliqueraient. Le 5 avril, la Maison blanche a annoncé qu’elle pensait imposant des droits de douane supplémentaires d’un montant de 100 milliards de dollars aux produits chinois.

Si ces tarifs s’appliquent, oui, c’est une guerre commerciale. Comment cela va-t-il finir ?

Les Etats-Unis ne gagneront pas. Bien sûr, les économistes estiment que de façon générale tout le monde y perd dans une guerre commerciale. Mais certains défendent les actions de Trump en y voyant une tactique de négociation. Il y a des raisons qui amènent à penser que la Chine ne reculera pas. J’en vois sept.

Pourquoi la Chine ne capitulera pas


1. Les tarifs douaniers de Trump nuisent aux Etats-Unis aux consommateurs et aux utilisateurs des produits taxés (par exemple, les droits de douane sur l’acier et l’aluminium nuisent à l’industrie automobile et par ce biais aux acheteurs de voitures), tandis que les répliques de la Chine nuisent à d’autres groupes d’intérêt américains importants, notamment l’agriculture et l’industrie manufacturière. (…)

2. Les entreprises et consommateurs en Chine seront aussi affectés par une guerre commerciale, bien sûr. La Chine dépend des exportations américaines de soja, par exemple. Mais la Chine n’est pas une démocratie. Le Président Xi Jinping a un contrôle total. Donc les dirigeants chinois peuvent contenir les groupes d’intérêt, dans une large mesure.

3. Dans la mesure où les dirigeants chinois ont à prendre en compte l’opinion publique domestique, l’opinion publique sera avec eux dans une guerre commerciale. Vous savez à quel point les Américains se souviennent du Tea Party de Boston en 1773, une tentative (réussie) visant à renverser la taxation britannique des importations de thé par les colonies ? Les Chinois ont tout autant en tête le souvenir des Guerres de l’Opium de 1839-1842 et 1856-1860, quand la Chine a résisté (sans succès) à la compagne britannique visant à la forcer à accepter d’ouvrir son économies à l’opium et aux autres importations. (Cela fut le nadir dans l’idéologie du libre-échange de la Grande-Bretagne au dix-neuvième siècle, tandis que l’abrogation des lois sur le blé en 1846 en fut le zénith.) Le conflit a fini avec les Traités Inégaux. (…) Le souvenir que les Chinois ont de cette humiliation fait que la Chine ne reviendra pas sur ses menaces commerciales. Parallèlement, de ce côté du Pacifique, la plupart des électeurs américains disent aux sondeurs qu’ils soutiennent le libre-échange et ne soutiennent pas Trump.

4. Il n’est pas craint que le pays en déficit soit nécessairement dans une meilleure position pour négocier. Trump a tweeté que "lorsqu’un pays", en l’occurrence les Etats-Unis, "perd plusieurs milliards de dollars avec pratiquement chaque pays avec lequel il fait des affaires, les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner". Le pays en excédent est souvent dans une meilleure position, parce qu’il a accumulé des créances vis-à-vis de l’autre pays ; la Chine détient plus de mille milliards de dollars en titres du Trésor américain. Il est vrai que si le gouvernement chinois vendait les titres du Trésor américain, la chute de leur prix nuirait autant à la Chine qu’aux Etats-Unis. La Chine n’a pas nécessairement à décider de les vendre. Comme la dette américaine augmente et les taux d’intérêt américains s’élèvent (ces deux tendances devraient se poursuivre cette année), le conflit commercial peut faire naître des rumeurs selon lesquelles les Chinois pourraient arrêter d’acheter des titres du Trésor américain, ce qui pourrait suffire pour envoyer les prix des obligations chinoises à des niveaux plus faibles et les taux d’intérêt américains vers des niveaux plus élevés.

5. Les marchés financiers montrent déjà qu’ils n’aiment pas la guerre commerciale de Trump. Le marché boursier (…) est à la baisse quand il apparaît plus probable qu’une guerre commerciale est sur le point d’éclater.

6. Les dirigeants chinois, comme les autres autour du monde, concluent qu’il ne fait pas vraiment sens de signer des traités avec Trump parce qu’il est erratique et qu’on ne peut lui faire confiance pour respecter un traité. Pas même du jour au lendemain, encore moins le long terme.

7. Qu’est-ce que cela signifierait pour la Chine de "capituler", de toute façon ? Trump n’a pas été très clair dans ses demandes.

  • Sur les droits de douane sur l’acier ? La Chine pourrait adopter des Restrictions volontaires aux exportations pour l’acier à destination des Etats-Unis, comme la Corée du Sud en a récemment annoncées. Mais les Chinois exportent déjà relativement peu d’acier vers les Etats-Unis.

  • Sur la propriété intellectuelle ? Il est vrai que les Etats-Unis et d’autres pays ont des raisons de se plaindre. Mais le grief perd en force lorsque les sociétés américaines acceptent des transferts de technologies au frais d’admission à la Chine, sans oublier que la facilitation des mouvements de sites de production vers la Chine n’est pas ce que Trump a promis à ses partisans.

  • Sur l’élimination du déficit bilatéral ? Si la Chine voulait essayer de satisfaire la demande la plus spécifique et insistante de Trump, qui concerne le déficit commercial bilatéral, cela consisterait à exporter moins de marchandises aux Etats-Unis directement mais davantage indirectement via Taïwan ou un autre pays tiers, peut-être avec l’assemblage final dans le pays tiers. Certes le déficit bilatéral baisserait. Mais dans ce cas Trump et ses partisans diraient que la Chine a utilisé un écran de fumée pour dissimuler le déficit bilatéral, sans avoir conscience que les mesures du déficit bilatéral sont aussi peu significatives que l’écran de fumée : les exportations chinoises contiennent beaucoup d’intrants intermédiaires produits en Corée du Sud, aux Etats-Unis et ailleurs. Ce qui importe, c’est l’excédent commercial global de la Chine et le déficit commercial des Etats-Unis. L’excédent chinois a atteint un pic en 2008 en atteignant 9 % du PIB et maintenant il est plutôt faible, presque inférieur à 1 % du PIB. On s’accorde pour dire que le déficit global des Etats-Unis est à la hausse, mais cela s’explique non pas par la politique commerciale mais par les récentes mesures budgétaires adoptées par les Républicains, qui font exploser le déficit budgétaire et réduisent par conséquent l’épargne nationale.


A quoi une stratégie américaine sérieuse pourrait-elle ressembler ?


Une stratégie sérieuse pour répondre aux griefs vis-à-vis de la Chine en ce qui concerne l’appropriation de droits de protection intellectuelle ou les surcapacités d’acier consisterait à s’allier avec d’autres pays qui ont les mêmes griefs. Les pressions s’appliqueraient à la Chine via les institutions fondées sur des règles telles que l’OMC ou l’Accord de partenariat transpacifique si possible ou via des négociations bilatérales si nécessaire. La stratégie de Trump est à l’opposée de celle-ci, puisqu’elle consiste à faire détailler l’OMC, à se retirer de l’Accord de partenariat transpacifique et à se mettre à dos les proches partenaires commerciaux en les insultant et en les menaçant de droits de douane. Trump a accompli quelque chose d’impensable : faire apparaître le Président Chinois comme un dirigeant éclairé de l’ordre commercial international.

Un argument habituel est que les procédures multilatérales et les négociations bilatérales ne marchent pas avec la Chine, donc nous devons être durs. Mais elles marchent mieux que la route vers la guerre commerciale agressive sur laquelle s’est engagé Trump. Il est facile d’oublier que l’approche conventionnelle avec la Chine (…) a permis de remporter des succès comme une appréciation de 37 % du renminbi entre 2004 et 2014 et l’adoption de mesures sévères vis-à-vis de la contrefaçon de marchandises de marque américaines et le vol de logiciels américains.

Les problèmes demeurent. Mais cela ne justifie pas l’adoption d’une approche unilatérale agressive. Considérons trois précédentes tentatives ratées allant dans ce sens :

  • Les Restrictions volontaires des exportations que Ronald Reagan a imposées au Japon dans les années quatre-vingt. Elles bénéficièrent au Japon, non aux Etats-Unis, et leur retrait fut bénéfique aux consommateurs américains et même pour une industrie automobile américaine dégraissée et nouvellement compétitive. Ces Restrictions ont depuis été déclarées illégales.

  • Les tarifs douaniers sur l’acier de George W. Bush en 2002, qui ont détruit bien plus d’emplois qu’ils n’en ont détruits.

  • Les allégations de Trump durant la campagne électorale selon lesquelles la Chine "manipule sa monnaie" pour la maintenir sous-évaluée. Durant cette période, autour de 2015-2016, elle fit précisément l’opposé. (En effet, le yuan s’était déjà tant apprécié en 2014 que sa sous-évaluation avait été éliminée.) Trump est tout simplement apparu ridicule quand, après avoir gagné les élections, il admit que l’accusation était obsolète.

Un autre argument est que les Etats-Unis ne gagnent pas toutes les affaires portées devant l’OMC. Mais ils gagnent 90 % des affaires qu’ils portent à l’OMC. De plus, les Américains doivent se rappeler que c’est souvent leur propre pays qui a violé les règles internationales. Les droits de douane de Bush sur l’acier en sont une belle illustration. (…) Les récentes mesures américaines sont encore plus clairement en violation des règles internationales que les politiques chinoises auxquelles elles sont supposées répondre. Il faut se rappeler que sous les règles de l’OMC il est habituellement légal pour un partenaire commercial de répliquer avec les tarifs d’une valeur d’échanges égale si les droits douaniers de l’initiateur sont illégaux selon ces règles. Cela place la Chine dans une meilleure position pour négocier.

Dire que la Chine ne capitulera pas sur fond dans la guerre commerciale ne veut pas dire qu’elle ne peut pas donner au Président américain une porte de sortie pour crier victoire et s’en sortir. Cela peut être certains artifices (comme accepter d’acheter du gaz naturel liquéfié américain aux prix mondiaux), juste assez pour donner de quoi se pavaner devant ses partisans sur le réseau Fox News. Mais elle ne fera rien pour améliorer le solde commercial, la production, l’emploi ou les salaires réels des Etats-Unis. »

Jeffrey Frankel, « Why China won’t yield in Trump’s trade war », in Econbrowser (blog), 20 avril. Traduit par Martin Anota

lundi 23 avril 2018

Guerres commerciales : à quoi bon les lancer ?

« Suite à l’annonce par les autorités américaines au début du mois de mars de leur intention d’instaurer des droits de douane sur l’acier et l’aluminium et les menaces proférées par la Chine en représailles, les perspectives relatives au commerce mondial se sont assombries. (…)

Malgré la vigueur de l’activité dans l’économie mondiale, le FMI se déclare inquiet à propos des menaces croissantes de protectionnisme et des tensions commerciales, aussi bien que de leur impact sur la croissance économique. Comme Maurice Obstfeld l’écrit, la perspective que soient instaurées des barrières commerciales et que celles-ci soient suivies de mesures de représailles menace de saper la confiance et de faire dérailler prématurément la croissance mondiale. Pour aggraver les choses, les désaccords commerciaux peuvent détourner l’attention des réformes nécessaires. Il semble paradoxal de voir de grandes économies flirter avec une guerre commerciale à un moment d’expansion économique généralisée, en particulier quand l’expansion dépend si étroitement de l’investissement et du commerce. L’économiste en chef du FMI lie cela aux bénéfices asymétriques de l’intégration commerciale et à leur perception par les ménages. Concernant les récentes négociations bilatérales américaines, Obstfeld estime qu’elles ne vont cependant pas changer grand-chose au déficit du compte courant externe américain (…), dans la mesure où ce dernier s’explique essentiellement par le fait que l’économie américaine dépense davantage qu’elle ne génère de revenu.

Ce point est soutenu par Martin Wolf, qui ajoute que (…) loin de se contracter, le déficit du compte courant américain va en fait s’accroître en conséquence de la stimulation budgétaire. Donald Trump, le président américain, n’arrêtera pourtant pas de faire porter le blâme sur les perfides étrangers. Les tensions géopolitiques restent un risque de long terme, même si pour l’heure les tensions protectionnistes générées par les Etats-Unis ne devraient pas empêcher le volume du commerce mondial de continuer de croître.

Cette incertitude mondiale se répercute sur les marchés boursiers, comme Paul Krugman l’explique : quand les investisseurs pensent que Donald Trump va réellement adopter les droits de douane qu’il menace d’instaurer et qu’elles amèneront les pays étrangers à adopter des mesures en représailles, le cours des actions chute. Chaque fois qu’ils se disent que c’est juste de la comédie, le cours des actions rebondit. Les marchés ne réagissent pas bien aux perspectives d’une guerre commerciale comme les entreprises ont investi en supposant que l’économie mondiale resterait très intégrée et une guerre commerciale transformerait en épaves de nombreux actifs issus de ces investissements. (…)

En ce qui concerne les relations commerciales entre l’Union européenne et les Etats-Unis, Simon Nixon signale que l’expiration le 1er mai de l’exemption temporaire des droits de douane sur l’acier et l’aluminium pour l’UE pourrait être un point crucial : l’UE veut que l’exemption devienne permanente, mais le gouvernement américain a clairement indiqué que ce ne serait le cas qu’en échange de concessions de la part de l’UE. Il considère que les relations commerciales entre l’UE et les Etats-Unis sont actuellement déséquilibrées et injustes. L’administration Trump évalue typiquement la santé des relations commerciales des Etats-Unis au prisme du compte courant et, en octobre dernier, elle qualifia l’excédent bilatéral de l’Allemagne avec les Etats-Unis comme « énorme et inquiétant ». Bruxelles a déclaré qu’elle veut bien discuter plus largement de la relation commerciale entre les deux zones, mais seulement après que les Etats-Unis aient inconditionnellement rendu permanente l’exemption des tarifs douaniers.

Pascal Lamy, l’ancien chef de l’OMC, voit deux manières susceptibles de mettre un terme aux tensions actuelles, en fonction de ce que Trump fera concrètement. Les récentes annonces peuvent avoir pour but de renforcer le pouvoir de négociation. Cependant, si le Président américain vise à poursuivre le commerce bilatéral et non multilatéral, la réaction adéquate consisterait pour les partenaires commerciaux à joindre leurs forces de façon à protéger le système commercial multilatéral des agressions américaines. Indiquer clairement qu’il s’agit du plan B est probablement la meilleure option tactique pour le reste du monde afin de s’assurer que le plan A (améliorer le système multilatéral fondé sur des règles et non le détruire) soit le jeu auquel joue Trump.

Joseph Stiglitz affirme que l’actuel conflit commercial révèle l’ampleur à laquelle les Etats-Unis ont perdu de leur position dominante dans le monde. (…) La Chine a déjà dépassé les Etats-Unis en termes de production manufacturière, d’épargne, de commerce et même de PIB lorsqu’on mesure ce dernier en termes de parité de pouvoir d’achat. Et en outre, elle peut prendre les devants pour l’intelligence artificielle. Au cours des prochaines années, nous allons avoir à trouver une façon de créer un régime commercial mondial qui soit « juste » parmi des pays avec des systèmes économiques, des histoires, des cultures et des préférences sociétales fondamentalement différents. »

Inês Goncalves Raposo, « Trade Wars: what are they good for? », in Bruegel (blog), 23 avril 2018. Traduit par Martin Anota

- page 4 de 12 -