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Commerce international

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samedi 14 avril 2018

Mondialisation : DeLong versus Krugman

« (…) Paul Krugman a publié un nouvel essai dans lequel il présente ce qui semble être une nouvelle croyance conventionnelle à propos de la récente histoire de la mondialisation. En voici certains extraits :

"Durant les années quatre-vingt-dix, plusieurs économistes, notamment moi-même… ont essayé d’évaluer le rôle des effets de type Stolper-Samuelson sur l’accroissement des inégalités… (Ces analyses) ont généralement suggéré que l’effet (de l’égalisation des prix des facteurs dans le sillage de la mondialisation) a été relativement modeste et n’a pas été le facteur central dans le creusement des inégalités de revenus. (...)"

"Le fait fondamental au milieu des années quatre-vingt-dix était que les importations de biens manufacturés en provenance de pays en développement ne représentaient que 2 % du PIB… Cela n’était pas assez pour provoquer davantage qu’une variation de quelques pourcents des salaires relatifs… (...)"

"Avec le recul, cependant, il apparaît que les flux commerciaux au début des années quatre-vingt-dix ont juste été le début de quelque chose de bien plus massif… Jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, l’emploi dans l’industrie manufacturière voyait certes sa part dans l’emploi total diminuer, mais il était resté plus ou moins stable en termes absolus. Mais l’emploi manufacturier chuta fortement après 1997 et ce déclin a correspondu à une forte hausse du déficit (commercial) hors produits pétroliers, d’environ 2,5 % du PIB. (...)"

"Est-ce que la hausse du déficit commercial explique la chute de l’emploi ? Oui, dans une large mesure … (Une) estimation raisonnable est que la hausse du déficit (commercial)… explique plus de la moitié du déclin de 20 % de l’emploi manufacturier entre 1997 et 2005… (La hausse des) importations exposa certains travailleurs américains à un choc significatif… (...)"

"Le consensus des années quatre-vingt-dix s’est cependant finalement ramené à se demander comment la croissance du commerce a affecté les revenus de l’ensemble des travailleurs, et non des travailleurs dans des secteurs ou communautés en particulier. Cela a été, je le crois, une erreur, une erreur que j’ai moi-même commise… (...)"

"C’est là que la désormais fameuse analyse du 'choc chinois' d’Autor, Dorn et Hanson (2013) entre en scène… Les effets de la croissance rapide des importations sur les marchés du travail locaux… ont été larges et durables… (...)"

"Donc est que cela signifie… qu’une guerre commerciale serait dans l’intérêt des travailleurs qui ont été nui par la mondialisation ? La réponse est, comme vous pouvez l’imaginer, non…Le changement rapide semble être désormais derrière nous : plusieurs indicateurs suggèrent que l’hypermondialisation a été un événement unique et que le commerce s’est plus ou moins stabilisé relativement au PIB mondial (...)"

"Donc, alors que le consensus des années quatre-vingt-dix sur les effets de la mondialisation n’a pas très bien réussi l’épreuve du temps, on peut l’accepter sans pour autant plaider pour le protectionnisme aujourd’hui. Nous aurions pu faire les choses différemment si nous avions sur ce qui allait arriver, mais ce n’est pas une bonne raison pour faire marche arrière. (...)"

En d’autres mots, la nouvelle croyance conventionnelle sur le commerce et la mondialisation peut se résumer ainsi :

1. Le commerce était plutôt bien jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, voire les années deux mille ;

2. Le choc chinois a été sans précédents et a nui à de nombreux travailleurs aux Etats-Unis et dans d’autres pays riches ;

3. Maintenaient, le choc chinois est fini et une guerre commerciale serait une mauvaise nouvelle.

C’est ce que j’ai pu dire dans plusieurs articles que j’ai publiés dans Bloomberg.

Brad DeLong n’est pas d’accord. Il a publié un long essai où il affirme que les effets supposés négatifs de la mondialisation dans les années deux mille s’expliquent entièrement par une mauvaise politique macroéconomique. (…)

DeLong : "Je pense que du début des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingt-dix, le commerce international, du moins à travers les canaux Heckscher-Ohlin, ne firent pas pression à la baisse sur les salaires des américains 'non qualifiés' et 'semi-qualifiés'… Du début des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingt-dix, les niveaux de salaires relatifs des pays exportant alors le plus de biens manufacturés vers les Etats-Unis augmentaient plus rapidement que ceux des nouveaux pays à faibles salaires exportant des biens manufacturés vers les Etats-Unis. Le travailleur typique de l’industrie américaine faisait face à moins de concurrence à l’importation de la part des pays à faible salaire des importations au milieu des années quatre-vingt-dix qu’ils n’en faisaient face au début des années soixante-dix."

DeLong pense que cela contredit Krugman, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Krugman considère seulement la dernière partie, en l’occurrence l’addition de nouveaux partenaires à l’échange à faibles salaires (et un tel effet, même considéré de façon isolée, s’est révélé faible). Je pense que Krugman serait d’accord avec DeLong à l’idée que l’introduction de barrières commerciales qui auraient empêché l’entrée de nouveaux partenaires à l’échange à faibles salaires dans le système commercial mondial des années soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix aurait eu des effets nets négatifs qui auraient compensé tout effet Stolper-Samuelson positif.

DeLong : "Nous aurions pu protéger Detroit et Pittsburgh des conséquences de leurs échecs managériaux et technologiques, mais cela l’aurait été à un prix énorme pour le reste de l’économie, un très défavorable arbitrage coûts-bénéfices."

En fait, les Etats-Unis en ont fait beaucoup pour essayer de protéger Detroit et Pittsburgh. Nous avons cherché à faire apprécier le yen et avons mis en place mis en place des mesures d’autolimitation des exportations et nous avons adopté diverses mesures protectionnistes à l’encontre de l’acier européen. Les mesures protectionnistes n’ont probablement pas vraiment aidé les constructeurs automobile et l’acier américains, ni leurs travailleurs, à long terme. Mais il est possible que ces mesures aient incité le Japon à construire des usines automobile aux Etats-Unis. La plupart des voitures japonaises vendues aux Etats-Unis sont désormais fabriquées aux Etats-Unis, ce qui a soutenu plusieurs emplois dans le secteur manufacturier.

De plus, DeLong néglige l’éventualité que les dépenses de recherche américaines (censées constituer une mesure de politique industrielle protectionniste) aient mené à des externalités positives qui ont aidé le secteur technologique américain à réussir comme il le fait aujourd’hui. Nous avons tendance à penser l’importance du secteur manufacturier en ayant en tête les emplois semi-qualifiés des cols bleus des années cinquante, mais je pense que cette perspective est réductrice. Il y a plusieurs raisons qui nous amènent à désirer à ce que l’industrie manufacturière à forte valeur ajoutée reste aux Etats-Unis et qui n’ont rien à voir avec l’emploi au sein des usines ; elle génère des multiplicateurs locaux, elle crée des produits qui sont faciles à exporter et elle peut avoir un effet bénéfique sur la croissance globale de la productivité de l’économie.

DeLong : "La venue de l''hypermondialisation' a accru les opportunités des travailleurs américains ayant peu d’éducation pour trouver des emplois où leurs qualifications, leur expérience et leur savoir tacite pouvaient être déployés de façon très productive."

Pour les travailleurs du secteur manufacturier, cela semble être directement contredit par l’article d’Autor et alii sur le "choc chinois", qui montre que les travailleurs exposés aux importations chinoises ont eu tendance à connaître par la suite des revenus bien plus faibles. (Autor et alii affirment aussi que le choc chinois a eu des effets négatifs sur l’emploi agrégé, bien que cette affirmation dépende étroitement de leur modèle et que ce dernier ne soit pas robuste sur ce point.) En tout cas, l’affirmation de DeLong selon laquelle la mondialisation des années deux mille a globalement amélioré la productivité pour les travailleurs américains doit être vérifiée empiriquement. Il y a des articles qui suggèrent que la concurrence chinoise à l’importation a encouragé l’innovation américaine, mais cela ne soutient pas nécessairement l’histoire d’une réallocation des travailleurs qui aurait été bénéfique à ces derniers.

DeLong : "Ce que l’'hypermondialisation' a fait, c’est fournir aux 1 % et 0,1 % les plus riches un autre levier pour éroder l’ordre du travail Dunlopien, casser le Traité de Détroit et redistribuer le produit commun partagé de la production de masse (…) vers le sommet de la répartition des revenus. Mais il y a eu bien d’autres leviers aux Etats-Unis depuis les années soixante-dix. Et l’« hypermondialisation », telle que je la vois, a été l’un des plus faibles et des plus brefs d’entre eux."

C’est une autre affirmation qui doit être confirmée par les données empiriques. Il est vrai que la syndicalisation a commencé à décliner aux Etats-Unis avant que la mondialisation ou l’hypermondialisation s’amorce réellement. Mais il est aussi possible que les Etats-Unis aient affaibli leurs lois en faveur des syndicats et la bonne application des lois en raison de la crainte que les exigences syndicales en matière de salaire tuent la compétitivité américaine face à l’accroissement de la concurrence à l’importation.

Surtout, en exonérant la mondialisation de la responsabilité de la hausse des inégalités, DeLong ignore les preuves internationales. (…) Il semble peu probable que le fondamentalisme de marché et la ploutocratie aient été de si puissants virus cérébraux ou mouvements politiques qu’ils aient simultanément triomphé non seulement aux Etats-Unis, mais aussi en Suède, au Danemark, en France, en Allemagne et au Japon.

La nature mondiale de l’accroissement des inégalités que l’on observe dans de nombreux pays pourtant caractérisés par des régimes de politique divers implique qu’il y a quelque chose de mondial (une certaine combinaison de commerce et de technologie) qui a joué. Pour écarter le commerce de l’équation et faire porter le blâme principalement ou totalement à la technologie semble suspect, du moins sans solides preuves empiriques. Ayant lu beaucoup d’articles sur le sujet, j’estime qu’il y a peu de consensus.

DeLong : « De plus, du point de vue du pays dans son ensemble et du point de vue de plusieurs des communautés affectées, le choc chinois n’a pas été quelque chose de très important pour les marchés du travail locaux. Oui, les gens n’achètent plus plusieurs produits sortant des usines américaines parce qu’ils préfèrent les importations chinoises. Mais ceux qui vendent ces importations (…) dépensent leurs dollars en investissant aux Etats-Unis : en finançant les achats du gouvernement, les infrastructures, une partie des investissements des entreprises et l’immobilier. (…) Les dollars ne sont pas utilisés en-dehors des Etats-Unis et ainsi le flux de dollars doit aller quelque part et, aussi longtemps que la Fed fait son boulot et permet à ce que la loi de Say soit plutôt vérifiée en pratique, c’est une redistribution de la demande de travail et non une baisse de la demande de travail.

L’idée ici est que les déficits commerciaux impliquent un accroissement des investissements financiers étrangers aux Etats-Unis, parce qu’un déficit commercial est compensé par un déficit du compte courant. Mais une hausse dans l’investissement de portefeuille étranger n’implique pas forcément une fausse de l’investissement des entreprises ou du gouvernement (dans des choses comme l’infrastructure ou l’immobilier). En fait, si un déficit commercial correspond à une baisse de l’épargne nationale (comme ce fut le cas dans les années deux mille, durant l’"hypermondialisation"), alors l’investissement des entreprises et du gouvernement aux Etats-Unis va diminuer et non pas augmenter. Plus généralement, l’idée selon laquelle l’investissement réel est sensible au coût du capital est assez suspecte. Certains affirment que le coût du capital importe beaucoup, mais les preuves empiriques suggérant une telle chose sont assez fragiles.

DeLong : "Et voilà où le bât blesse, selon moi : Les types de personnes et les types d’emplois financés par les importations du choc chinois semblent semblables aux types de personnes et aux types d’emplois affectés dans le secteur manufacturier. Oui, certains marchés du travail locaux ont subi un choc négatif énorme et durable dans le secteur manufacturier, souvent substantiellement compensé par une stimulation de la construction. D’autres marchés du travail locaux ont bénéficié d’un choc positif substantiel et durable dans le secteur de la construction. Et au niveau du pays dans son ensemble, (…) les cols bleus semi-qualifiés ne me semblent pas avoir vu leur situation se dégrader."

A nouveau, l’idée que les travailleurs du secteur manufacturier qui perdirent des emplois retrouvèrent des emplois aussi bons dans d’autres secteurs (comme la construction) se voit directement contredite par l’étude d’Autor. En fait, la suppression des emplois, quelle qu’elle soit, semble affecter l’ensemble des revenus gagnés par la suite.

Comme pour les cols bleus semi-qualifiés qui ont été négativement affectés ou non, il est certain que les salaires et revenus aux plus bas quintiles de la répartition ont stagné durant les années deux mille, avant de prendre les transferts en compte. Autor et ses coauteurs n’ont pas prouvé que la Chine était le principal coupable derrière cette stagnation des salaires, mais d’autres ne l’ont pas non plus innocenté. Krugman, pour sa part, semble se contenter d’affirmer que ce fut l’une des causes significatives. Cela ne fait pas sens de l’ignorer quantitativement tant que nous n’avons pas de meilleures analyses empiriques sur le sujet.

DeLong : "Et cela m’amène à mon cinquième conflit avec Paul Krugman. Selon moi, la chose la plus importante que nous n’avons pas vue à propos de la mondialisation a été à quel point elle nécessitait d’être soutenue par un plein emploi stable et continu."

Si la mondialisation accroît les coûts de l’austérité budgétaire et des resserrements monétaires, cela semble marquer un point contre elle, même si vous êtes totalement opposés à l’austérité et aux resserrements monétaires. La politique est stochastique. De mauvais dirigeants sont élus, des responsables égoïstes sont nommés et des gens font des erreurs. Tout ce qui fragilise l’économie dans un contexte de politique aléatoirement mauvaise impose un coût sur l’économie, puisque nous ne pouvons jamais compter sur l’adoption de mesures qui soient totalement efficaces.

Ainsi, je suis d’accord avec DeLong sur plusieurs questions ici. Il est important d’avoir de bonnes politiques budgétaire et monétaire contracycliques. Les crises financières alimentées par la déréglementation et la mauvaise réaction des décideurs politiques à leur encontre sont plus effrayants que la mondialisation. Les effets négatifs, bien visibles, de la mondialisation ne doivent pas nous faire oublier ses effets positifs, mais difficiles à mesurer. (...) »

Noah Smith, « DeLong vs. Krugman on globalization », in Noahpinion (blog), 1er avril. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Mondialisation versus technologie »

« La concurrence chinoise et le déclin de l’emploi américain »

« Quel est l’impact de la concurrence chinoise sur l’emploi et les salaires en France ? »

jeudi 5 avril 2018

Les guerres commerciales, les actifs épaves et le marché boursier

« A l’instant où j’écris ceci, l’annonce par la Chine de tarifs douaniers en représailles à ceux annoncés par les Etats-Unis a alimenté les craintes d’une guerre commerciale et provoqué un plongeon des futures sur actions. (…) Pourquoi une telle chute ? (…) Les cours boursiers fluctuent pour diverses raisons, voire pour aucune raison du tout. Et, comme l’a dit Paul Samuelson, le marché a prévu neuf des cinq dernières récessions. Il est aussi possible que la guerre commerciale envoie un signal : Trump, Navarro et leurs acolytes confirment qu’ils sont aussi déséquilibrés et irresponsables qu’ils le paraissent, et les marchés en prennent conscience. Imaginez comment ces gens géreraient une crise financière.

Pourtant, je pense qu’il faut bien souligner que même si nous étions sur le point de connaître une véritable guerre commerciale à grande échelle, les estimations conventionnelles des coûts d’une telle guerre ne se rapprochent pas des 10 % du PIB, ni même des 6 %. En fait, et c’est l’un des sales petits secrets de l’économie internationale, les estimations standards du coût du protectionnisme ne sont certes pas triviaux, mais ils ne sont pas non plus titanesques. (…)

Les coûts du protectionnisme, selon la théorie économique conventionnelle (…) découlent du fait qu’elle amène l’économie à délaisser les choses qu’elle sait relativement bien faire pour des choses qu’elle ne sait pas très bien faire. Les travailleurs américains peuvent confectionner des vêtements, au lieu de les importer du Bangladesh ; en fait, ils pourraient produire davantage de pyjamas par heure travaillée que ne le font les Bangladais. Mais notre avantage en termes de productivité est bien plus élevé dans d’autres productions, donc il y a un gain d’efficacité pour les deux économies à ce que chacune d’entre elles se concentre sur les choses qu’elle sait faire le mieux.

Et une guerre commerciale, en imposant des coûts artificiels tels que des tarifs douaniers sur le commerce international, défait cette spécialisation productive, rendant chacun moins efficace.

Nous pouvons, avec certaines hypothèses héroïques, mettre des chiffres sur le genre de coûts dont il est question. (…)

Sur le graphique, la courbe décroissante représente la demande de biens importés comme fonction de leur prix, mesuré relativement au prix des biens domestiques. Dans le libre-échange, nous importons tout ce qui coûte moins cher à produire à l’étranger que chez nous. Si nous imposons un tarif douanier, nous finissons par ne pas importer de choses à moins que le prix de l’importation soit suffisamment faible pour qu’il demeure le plus faible même avec le tarif douanier. Le bien marginal que nous importons, alors, est en fait moins cher qu’un produit domestique et le bien marginal que nous n’importons pas coûte cher à l’économie, en l’occurrence le tarif douanier que nous aurions payé si nous l’avions importé.

Paul_Krugman__droits_de_douane__actifs_epaves_et_marche_boursier.png

Imaginons que le tarif augmente progressivement : à chaque accroissement, nous imposons à l’économie des coûts égaux au coût supplémentaire qu’entraîne le remplacement d’une importation par un produit domestique. Les coûts totaux du tarif douanier sont représentés par l’aire du triangle : la réduction des importations provoquée par le tarif douanier, multipliée par (grosso modo) la moitié du tarif douanier.

(Certains se demandent peut-être ce qui se passe du côté des exportations. En fait, elles sont implicitement incluses dans cette estimation. Faites-moi confiance.)

Donc, que ferait une guerre commerciale ? Supposons que les Etats-Unis instaurent des droits de douane de 30 % sur les importations et que les pays visés répliquent en faisant de même, il n’y aurait pas d’amélioration des termes de l’échange des Etats-Unis (…). De combien les échanges s’en trouveraient-ils réduits ? Cela dépend de l’élasticité de la demande d’importations ; il semble raisonnable d’avancer un chiffre d’environ autour de 4. Cela signifierait une chute des importations de 15 % du PIB à environ 5 %, soit une réduction de 10 points de pourcentage. Et cela se traduirait par une réduction du revenu réel aux Etats-Unis de 1,5 %.

Evidemment, c’est juste un calcul illustratif ; j’ai essayé d’utiliser des chiffres raisonnables, mais il ne faut pas que vous y prêtiez trop d’importance. Mais ce que cela suggère, c’est que même une guerre commerciale qui inverserait drastiquement la mondialisation n’imposerait à l’économie des coûts comparables aux genres de mouvements que nous avons vus dans les cours boursiers.

Mais les coûts pour l’économie dans son ensemble peuvent ne pas être un bon indicateur des coûts pour les actifs d’entreprise existants.

Depuis environ 1990, les entreprises américaines se sont beaucoup appuyées sur l’hypermondialisation, sur l’approfondissement d’un régime de marché ouvert qui a encouragé la création de chaînes de valeur et leur développement autour du globe. Le notebook sur lequel j’écris a été conçu en Californie, mais il a probablement été assemblé en Chine, alors même que beaucoup de ses composants viennent de Corée du Sud et du Japon. Apple peut le produire entièrement en Amérique du nord et le ferait probablement si les tarifs douaniers s’élevaient à 30 %. Mais les usines qu’il faudrait pour le faire n’existent pas (encore).

Entretemps, les usines qui existent ont été construites pour assurer une production mondialisée et plusieurs d’entre elles seraient marginalisées et peut-être même abandonnées avec l’introduction de tarifs douaniers qui disloqueraient ces chaînes de valeur mondiales. Elles deviendraient des actifs épaves. Appelons cela le "choc anti-Chine".

Bien sûr, il s’agirait juste d’usines laissées à l’abandon par une guerre commerciale. Beaucoup de personnes seraient également laissées à l’abandon. Ce que soulignait le fameux article d’Autor et alii sur le "choc chinois" n’est pas que la croissance rapide des échanges a appauvri les Etats-Unis dans leur ensemble, mais que les changements rapides dans la localisation de la production ont déplacé un nombre significatif de travailleurs, les exposant à d’innombrables problèmes personnels et déchirant leur communauté. L’ironie est qu’un choc anti-Chine ferait exactement la même chose. Et, pour ma part, je m’inquiète bien plus de l’impact sur les travailleurs que sur le capital. (…) »

Paul Krugman, « Trade wars, stranded assets, and the stock market », 4 avril 2018. Traduit par Martin Anota

jeudi 8 mars 2018

La macroéconomie de la guerre commerciale



« Est-ce que Trump reviendra sur son souhait de déclencher une guerre commerciale ? Personne ne le sait. Ce que l’on sait, c’est qu’il est obsédé par le commerce extérieur sans en savoir grand-chose, qu’il se sent attaqué sur plusieurs fronts et que son docteur lui aurait dit de manger moins de hamburgers. Il y a donc sûrement beaucoup de rage latente en lui, une rage qu’il est trop prompt à recracher sur le système commercial mondial (…).

GRAPHIQUE Solde des échanges de biens et services des Etats-Unis (en % du PIB)

Fred__solde_exterieur_Etats-Unis.png

Il est intéressant de se demander ce qui se passerait si Trump essayait réellement de refermer l’écart commercial (il est actuellement de 500 milliards de dollars, non de 800 dollars, mais qui compte) en instaurant des droits de douane. L’écart commercial s’élève actuellement à 3 % du PIB, tandis que les importations représentent 15 % du PIB. Si l’élasticité-prix de la demande d’importations est environ égale à l’unité, ce qui est une estimation typique pour le court et moyen termes, un droit de douane généralisée de 20 % sur les produits importés suffirait, toute chose égale par ailleurs, pour refermer l’écart commercial. Mais rien ne resterait égal par ailleurs.

Laissons de côté la possible riposte des pays étrangers, bien que cela soit quelque chose de très important en pratique. Supposons que les Etats-Unis s’en tirent bien, sans représailles étrangères. Même si c’était le cas, les choses ne se passeraient pas comme se plait à l’imaginer Trump.

Voyez-vous, détourner une demande équivalente à 3 % du PIB des produits étrangers vers les produits domestiques n’accroîtrait pas la production américaine de 3 % relativement à ce qu’elle aurait été sinon, encore moins de 4,5 % si vous vous attendez à un effet multiplicateur. Pourquoi ? Parce que l’économie américaine est proche du plein emploi. Peut-être (oui, peut-être) que nous avons une marge d’un demi-point de pourcentage pour réduire le taux de chômage avant de l’atteindre. Mais une hausse de 3 % de la production relativement à la tendance réduirait le chômage trois fois plus amplement, c’est-à-dire de 1,5 point de pourcentage. Mais cela ne se passerait tout simplement pas ainsi.

Ce qui va plutôt se passer, c’est que la Fed va relever fortement ses taux pour contenir les pressions inflationnistes qui en résulteraient (notamment parce qu’un droit de douane de 20 % accroît directement les prix d’environ 3 %). La hausse des taux d’intérêt devrait avoir deux gros effets. Premièrement, elle va affecter les secteurs sensibles au taux d’intérêt : les amis de Trump dans le secteur immobilier ne vont vraiment pas être contents, tout comme ceux qui sont fortement endettés (…). Deuxièmement, cela va pousser le dollar à la hausse, ce qui va sévèrement affecter les secteurs exportateurs américains. Mes salutations aux fermiers de l’Iowa !

Donc, le protectionnisme ne conduirait pas vraiment à une baisse du déficit commercial, et ce même si les autres pays ne ripostaient pas, tout en infligeant beaucoup de dommages à l’économie. Et ne parlons pas des bouleversements provoqués par la perturbation des chaînes de valeur internationales.

Ajoutons aussi le fait que les autres pays vont répliquer (ils sont déjà en train de préparer leurs listes cibles) et le fait que nous allons nous mettre à dos des alliés clés. Nous avons alors une bonne idée du degré de dangerosité et de stupidité d’une telle mesure. »

Paul Krugman, « The macroeconomics of trade war », 3 mars 2018. Traduit par Martin Anota

vendredi 16 juin 2017

Barrières à l'échange et hypermondialisation

« Les jours où le boom du commerce mondial était au devant de la scène semblent maintenant lointains. D’une part, parce que le commerce a cessé de croître et semble avoir atteint un plateau. D’autre part, parce que nous avons des questions plus pressantes, comme l’essor de l’autoritarisme et les tentatives de sabordage du système de santé.

Mais j’ai récemment donné une conférence sur le thème du commerce international (…). Donc je me suis retrouvé à chercher des façons simples de parler de l’"hypermondialisation", c’est-à-dire de l’essor des échanges de biens et services que nous avons connu au cours de la période allant d’environ 1990 jusqu’à la veille de la Grande Récession. Aucune des idées sous-jacentes n’est nouvelle, mais peut-être que certains vont trouver cette présentation utile.

L’idée ici est de réfléchir aux effets des coûts de transport et autres barrières à l’échange à peu près de la même façon que les économistes du commerce international ont longtemps réfléchi à propos de la "protection effective". Le concept fut introduit essentiellement pour comprendre ce qui se passait concrètement dans les pays cherchant à s’industrialiser en procédant à une substitution aux importations. L’idée était en gros la suivante : considérons ce qui se passe si un pays instaure un droit douanier sur les importations de voitures, mais pas sur les importations de composants de voitures. Ce qu’il protège réellement alors, c’est l’activité d’assemblage des voitures, en la rendant profitable même si les coûts sont plus élevés qu’ils ne le sont à l’étranger. Et l’ampleur à laquelle ces coûts peuvent être supérieurs peut facilement être bien plus élevée que le tarif douanier.

Supposons, par exemple, que vous introduisiez un tarif douanier sur les voitures, mais que vous pourriez importer des composants qui représentent la moitié de la valeur d’une voiture importée. Alors il devient intéressant d’assembler des voitures même si cela coûte 40 % de plus dans votre pays que dans le potentiel exportateur : un tarif nominal de 20 % devient un taux effectif de protection de 40 %.

A présent, changeons d’histoire et parlons d’un bien qu’un pays émergent est capable d’exporter à un pays développé. Disons que dans le pays développé, cela coûte 100 de produire ce bien, en l’occurrence 50 pour les intrants intermédiaires et 50 pour l’assemblage. Supposons que le pays émergent ne peut produire les intrants, mais qu’il peut réaliser l’assemblage en utilisant les intrants importés. Il y a cependant des coûts de transport ; disons 10 % de la valeur de tout bien transporté.

Si nous parlions seulement de commerce de biens finaux, cela signifierait que le pays émergent pourrait l’exporter si ses coûts étaient 10 % inférieurs – 91, dans cet exemple. Mais nous avons supposé qu’il ne peut pas assurer l’ensemble du processus. Il peut réaliser l’assemblage et le fera si ses coûts finaux incluant les intrants sont inférieurs à 91. Mais les intrants vont coûter 55 en raison du transport. Et cela signifie que pour que l’exportation marche il doit avoir des coûts inférieurs à 91 – 55 = 36, en comparaison avec les 50 dans le pays développé.

Cela signifie qu’avec les 10 % de coûts de transport, cette opération d’assemblage doit être 38 % moins chère dans le pays en développement que dans le pays développé.

Mais cela signifie aussi que même ce qui semble n’être qu’une petite baisse des coûts de transport peut avoir un large impact sur la localisation de la production, parce qu’elle peut fortement réduire l’avantage que les pays émergents doivent avoir en termes de coûts de production. Et cela peut avoir un effet encore plus disproportionné sur le volume de biens échangés, parce que cela entraîne une forte hausse des transports de biens intermédiaires aussi bien que de biens finaux. Nous nous retrouvons alors avec beaucoup d’échanges à travers des chaînes de valeur internationales.

Je pense que c’est ce qui s'est passé après 1990, en partie en raison de la conteneurisation, en partie en raison de la libéralisation des échanges dans les pays en développement. Mais cela semble de plus en plus comme un événement unique, qui ne se répétera pas. (…) »

Paul Krugman, « A finger exercise on hyperglobalization », in The Conscience of a Liberal (blog), 14 juin 2017. Traduit par Martin Anota

vendredi 21 avril 2017

Nous savons ce qui provoque les déficits commerciaux



« Le 31 mars, le Président Donald Trump a commandé une étude sur les causes du déficit commercial des Etats-Unis qui va se focaliser sur les barrières commerciales et les pratiques commerciales déloyales des pays étrangers. Les économistes, cependant, s’accordent largement à l’idée que les barrières commerciales ne provoquent pas les déficits commerciaux. Un pays ne peut avoir un déficit commercial que s’il emprunte en net vis-à-vis du reste du monde. Les barrières commerciales ont seulement des effets mineurs sur les décisions d’emprunt et de prêt. Elles peuvent réduire les importations dans les secteurs affectés, mais elles poussent le taux de change à s’apprécier pour provoquer des changements compensateurs sur d’autres importations et exportations.

Les achats de titres américains par certains gouvernements étrangers (une forme de prêt que l’on peut qualifier de manipulation de devise) ont constitué le facteur le plus important derrière les déséquilibres commerciaux globaux qui ont précédé la Grande Récession ; les déficits budgétaires ont pu également jouer un rôle important dans certains pays. A présent, la manipulation de devise ne constitue plus qu’un facteur mineur et les déséquilibres sont faibles par rapport à leur pic. La menace d’une future manipulation de devise peut cependant introduire un "dollar put" implicite qui aura pour effet d’encourager le prêt privé excessif qui sous-tend le déficit commercial. Une expansion budgétaire américaine, à laquelle certains s’attendent, n’est pas appropriée à ce stade et creuserait le déficit commercial.

Il est important de souligner que le commerce n’est pas un jeu à somme nulle dans lequel les importations constituent des pertes et les exportations des gains. Les importations, tout comme les exportations, possèdent des avantages (…). Réduire le déficit commercial en réduisant le commerce global conduirait à jeter le bébé avec l’eau du bain. En outre, les déficits commerciaux temporaires modérés ne sont pas nécessairement une mauvaise chose, comme l’a expliqué Gary Hufbauer. Maintenant, le déficit commercial des Etats-Unis dépasse déjà un niveau soutenable et devrait continuer de se creuser dans les années à venir. Les actions visant à réduire le déficit sont bénéfiques si elles peuvent être entreprises sans générer de pernicieux effets secondaires. L’action du côté financier sera plus efficace et moins perturbateur que les actions du côté de la politique commercial, telles que les droits de douane et les quotas.

Plusieurs études ont identifié les facteurs fondamentaux derrière les déséquilibres commerciaux (Chinn et Prasad, 2003 ; Gruber et Kamin, 2008 ; Chinn, Eichengreen et Ito, 2011 ; Gagnon, 2012 ; FMI, 2012 ; Gagnon, 2013 ; Bayoumi, Gagnon et Saborowski, 2015 ; Gagnon et alii, 2017). Les facteurs les plus importants incluent la politique budgétaire, l’intervention sur le marché des changes, les taux de croissance économiques, les niveaux de revenu par tête et le vieillissement démographique. Les barrières sur les flux financiers interagissent fortement avec ces facteurs : quand les marchés financiers sont ouverts, ces facteurs ont généralement un effet plus important sur les déséquilibres commerciaux. Plusieurs études se sont focalisées sur les facteurs de long terme, mais les cycles d’affaires peuvent aussi constituer un important facteur temporaire. Aucune de ces études ne met en évidence un rôle pour les barrières commerciales.

GRAPHIQUE 1 Tarifs douaniers et soldes courants (entre 2000 et 2014)

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Les graphiques 1 et 2 montrent une très faible corrélation entre, d’une part, les droits douaniers moyens ou les barrières commerciales et, d’autre part, les soldes commerciaux. Lorsqu’une relation semble apparaître, elle suggère que de plus hauts droits douaniers sont associés à une réduction des soldes commerciaux (c’est-à-dire de plus larges déficits commerciaux). Inclure les tarifs douaniers dans l’analyse de régression tout en contrôlant les autres facteurs rapporte un effet proche de zéro. Les données pour les barrières commerciales globales ne sont pas disponibles pour un temps suffisamment long pour les inclure dans l’analyse de régression.

GRAPHIQUE 2 Barrières globales et soldes courants (entre 2000 et 2014)

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Ces résultats ne signifient pas que les tarifs douaniers et d’autres barrières commerciales n’aient pas d’effets. Imaginons que les Etats-Unis imposent des tarifs prohibitifs ou une interdiction sur les importations d’acier. Les importations totales de fer et d’acier s’élevaient à 34 milliards de dollars en 2016. Ces importations chuteraient à zéro. L’interdiction protègerait les sidérurgistes américains de la concurrence étrangère. Mais une légère appréciation du dollar (juste de 1 %) suffirait pour accroître le montant des importations dans les autres catégories et réduirait les exportations de toutes les catégories du même montant. Il n’y aurait pas d’effet sur le déficit commercial global. Il y aurait une réduction du commerce total (c’est-à-dire de l’ensemble des exportations et des importations), si bien que nous perdrions une grande partie des très larges bénéfices nets du commerce.

GRAPHIQUE 3 La politique budgétaire et les soldes courants (entre 2000 et 2014)

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Pourquoi est-ce que le dollar s’apprécierait ? La réponse est qu’un droit douanier sur l’acier, isolément, ne modifie pas le comportement d’épargne des ménage, ni le comportement d’investissement des entreprises (bien qu’il puisse y avoir une réallocation entre les secteurs, comme la production augmente dans le secteur de la sidérurgie, mais décline dans les autres). Les facteurs identifiés comme influençant les déséquilibres commerciaux dans les études que j’ai citées ci-dessus opèrent via l’épargne et l’investissement. Un déficit commercial est un excès de l’investissement sur l’épargne, tandis qu’un excédent commercial est un excès de l’épargne sur l’investissement. Les politiques publiques les plus importantes qui influencent les déséquilibres commerciaux sont les soldes budgétaires et l’intervention sur le marché des changes. Une hausse du solde budgétaire accroît directement l’épargne nationale. L’intervention sur le marché des changes consiste pour les autorités à emprunter dans l’économie domestique pour investir à l’étranger, avec un changement net nul dans l’épargne public ou l’investissement public. L’emprunt domestique accroît les taux d’intérêt, accroissant l’épargne privée et réduisant l’investissement privé dans l’économie domestique, avec les effets inverses dans le reste du monde. Les graphiques 3 et 4 montrent que ces politiques ont d’importants effets sur les soldes commerciaux. Notons qu’une hausse du solde commercial provoquée par n’importe laquelle de ces politiques opère aussi bien via un accroissement des exportations que via une réduction des importations, avec peu d’effets sur le commerce total et donc peu d’effets sur les bénéfices nets du commerce.

GRAPHIQUE 4 Politique de change et soldes courants (entre 2000 et 2014)

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(…) Fred Bergsten et moi avons constaté qu’au pic des déséquilibres mondiaux en 2007, l’essentiel de l’excédent commercial de la Chine pouvait s’expliquer par la manipulation de la devise chinoise. La même année, le déficit commercial américain s’expliquait pour 35 % par les interventions sur les marchés des changes et pour 25 % par le déficit budgétaire américain. Cela nous amène à penser qu’à l’avenir les politiques les plus efficaces pour garder le déficit commercial américain sur une trajectoire soutenable impliquent d’empêcher de nouvelles manipulations de devises parmi les partenaires à l’échange des Etats-Unis et de réduire graduellement le déficit budgétaire américain.

Joseph E. Gagnon, « We know what causes trade deficits », 7 avril 2017. Traduit par Martin Anota

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