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Inflation, déflation

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lundi 22 février 2021

Des facteurs structurels et la crédibilité des banques centrales limitent le risque d’inflation

« Après avoir fini l’année dernière avec un succès exceptionnel dans la création de vaccin et l’espoir que la pandémie et la détresse économique que celle-ci a provoquée reflueraient, nous nous retrouvons face à de nouveaux variants du virus et à la route imprévisible, sinueuse sur laquelle ils peuvent faire s’engouffrer le monde.

Quelque chose de similaire s’est produit avec le discours sur l’inflation. A la fin de l’année, après une chute historique de l’économie mondiale estimée à 3,5 %, l’inflation est restée sous la cible dans 84 % des pays. Cela a permis d’envisager de maintenir de faibles taux d'intérêt et une relance budgétaire pour soutenir la croissance économique, en particulier dans les pays développés. Le plan de l’administration Biden ajoutant 1.900 milliards de dollars de dépenses budgétaires a mis au défi cette vision, en amenant même des économistes traditionnellement en faveur de la relance à s’inquiéter quant au risque d’une économie en surchauffe qui pousserait l’inflation bien au-dessus de la zone du confort des banquiers centraux.

Les analyses empiriques tirées ces quatre dernières décennies amènent à penser qu’il est peu probable, même avec l’ample relance budgétaire proposée par l’administration Biden, que l’économie américaine connaisse une forte accentuation des pressions sur les prix qui pousserait l’inflation bien au-delà de la cible de 2 % poursuivie par la Réserve fédérale. Malgré les amples fluctuations du taux de chômage américain, qui était passé de 10 % à 3,5 % entre 2009 et 2019, l’inflation est restée remarquablement stable, même lorsque les salaires finirent par croître de nouveau. Comme à présent, le sous-emploi américain est large et sous-estimé par le taux de chômage officiel. Notre estimation préliminaire est que le plan de relance proposé par l’administration Biden, équivalent à 9 % du PIB, accroîtrait le PIB étasunien de 5 à 6 % de façon cumulative au cours des trois prochaines années. L’inflation, telle qu’elle est mesurée par l’indice préféré par la Fed, atteindrait 2,25 % en 2022, ce qui n’est en rien inquiétant et contribuerait même à ce que la Fed puisse plus facilement atteindre ses objectifs.

Divers facteurs structurels sont sous-jacents à cette relation affaiblie entre inflation et activité économique dans plusieurs pays. Le premier est la mondialisation, qui a limité l’inflation des prix des biens échangés et même de certains services. Dans cette crise, malgré certaines perturbations, les chaines de valeur mondiales ont fait preuve de résilience et d’agilité, et le commerce de marchandises a rebondi avec la reprise de l’activité manufacturière, dépassant les niveaux observés avant la pandémie. Un sous-emploi important demeure dans l’économie mondiale, avec plus de 150 pays qui devraient, selon nos prévisions, avoir de moindres revenus par tête en 2021 relativement à 2019.

Un deuxième facteur est l’automatisation qui, avec les baisses relatives des prix des biens capitaux, a largement contribué à freiner la transmission des hausses de salaires aux prix. Cette crise est susceptible d’accélérer cette tendance. Une autre tendance structurelle au cours des dernières décennies a été la hausse des parts de marchés des entreprises aux marges de profits élevés. Cela a permis aux entreprises d’absorber des coûts plus élevés sans avoir à accroître leurs prix, comme nous l’avons vu dans le cadre de la guerre commerciale lancée par l’administration Trump. Cette crise peut aussi accroître la part de marché de telles firmes, comme les entreprises plus petites ont été plus durement frappées que les grandes entreprises par la récession associée à la pandémie.

Un autre facteur important est que les anticipations d’inflation sont restées relativement stables autour de la cible fixée par les banques centrales, grâce à l’indépendance et à la crédibilité de leurs politiques. Cette crédibilité signifie aussi que même avec des dettes publiques plus élevées, il n’y a pas d’anticipation que la politique monétaire va donner la priorité à maintenir les coûts d’emprunt des gouvernements à de faibles niveaux au détriment de la stabilité des prix. Par exemple, la dette publique du Japon s’est élevée à plus de 200 % du PIB depuis 2009 et pourtant le problème demeure de réussir à pousser les anticipations d’inflation à la hausse. En effet, l’inflation au Japon a atteint en moyenne seulement 0,3 % au cours de la dernière décennie.

Tout cela ne doit toutefois pas nous faire oublier la nécessité de suivre de bons principes dans la conduite de la politique économique. Premièrement, même s’il y a un risque limité d’une forte hausse de l’inflation, des dépenses publiques bien ciblées peuvent apporter la même amélioration de l’emploi et de la production, mais avec une moindre accumulation de dette publique, laissant plus de marge de manœuvre pour de futures dépenses dans des activités présentant un rendement social élevé. Un investissement publique de qualité accroîtrait la production potentielle, stimulerait la demande globale et devrait être centrale à une politique climatique pour atténuer le risque de catastrophe associé au changement climatique.

Deuxièmement, parce qu’il s’agit d’une époque aux fortes incertitudes sans réels parallèles dans l’histoire, il est risqué de faire des extrapolations à partir du passé. En raison des mesures exceptionnelles de politique économique adoptées en 2020, notamment les dépenses budgétaires des pays du G7 équivalentes à 14 % du PIB (bien au-dessus des 4 % du PIB cumulés durant les années de la crise financière de 2008 à 2010), les taux d’épargne des ménages dans les pays développés atteignent des niveaux très élevés par rapport à ces dernières années et les faillites sont 25 % moindres qu’avant la pandémie. A mesure que les campagnes vaccinales se poursuivent, une demande de rattrapage pourrait déclencher une forte reprise et défier les prévisions d’inflation basées sur les données empiriques de ces dernières décennies. D’un autre côté, les banqueroutes pourraient n’avoir été que retardées et leur éventuelle hausse pourrait briser la confiance, affaiblir l’inflation et mener à davantage de destructions d’emplois.

Enfin, il y a un risque de turbulences sur les marchés financiers provoqué par la découverte de nouveaux variants, par des fluctuations transitoires de l’inflation ou par la possibilité que les grandes banques centrales relèvent leurs taux d’intérêt plus vite qu’attendu. Une telle réaction des marchés financiers pourrait resserrer les conditions de financement mondiales d’une façon inattendue. Les banques centrales ne peuvent peut-être pas changer le cours de la pandémie, mais elles peuvent et doivent empêcher la possibilité de fortes fluctuations dans les coûts d’emprunt. Elles peuvent y parvenir en communiquant clairement et rapidement sur leurs intentions. »

Gita Gopinath, « Structural factors and central bank credibility limit inflation risks », 19 février 2021. Traduit par Martin Anota



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« Pourquoi l'inflation est-elle si faible et stable ? »

« Comment expliquer le comportement de l’inflation et de l’activité suite à la Grande Récession ? »

« L’hystérèse, ou comment la politique budgétaire a retrouvé sa légitimité »

« Les estimations de la production potentielle ne sont pas insensibles à la conjoncture »

samedi 25 avril 2020

Une forte inflation dans les pays développés est improbable, mais pas impossible

« Y aura-t-il à l’avenir de la déflation ou de l’inflation ? Certains observateurs mettent en avant le fait que les prix des produits de base chutent, que les prix du pétrole s'écroulent et que le marché du travail soit déprimé et ils prédisent en conséquence une faible inflation, peut-être même de la déflation selon l’horizon de la prévision. D’autres mettent en avant le fait qu’il y ait de fortes hausses des déficits budgétaires et des bilans des banques centrales et ils prédisent de l’inflation, peut-être même une forte inflation.

La plupart de mes scénarii confortent l’hypothèse de la faible inflation. Mais je ne peux complètement écarter une petite probabilité de forte inflation. Permettez-moi de m’expliquer.

La façon standard de considérer l’inflation est de voir la situation du marché du travail, des anticipations d’inflation et des chocs touchant les prix des matières de base et des produits alimentaires. Ce cadre nous a servi de façon assez fiable (mais non avec une grande fiabilité, comme en attestent les débats à propos de la mort de la courbe de Phillips) pendant ces trente dernières années. Et au prisme de ces lentilles, il est difficile de voir l’inflation s’accélérer de si tôt. Le chômage est exceptionnellement élevé et, même si, lorsque le confinement sera relâché, il sera en partie accompagné d’un niveau exceptionnellement élevé de postes vacants, il est difficile de voir une forte hausse des salaires à l’horizon. Les prix des matières de base ont chuté et les prix du pétrole se sont écroulés, exerçant des pressions à la baisse sur l’inflation.

On peut s’inquiéter à l’idée que les amples programmes budgétaires aidant les ménages et entreprises contraints en termes de liquidité puissent mener à une demande excédant une offre déprimée. Cela ne s’est pas produit. En fait, il y a eu une forte hausse de l’épargne, à la fois en raison des limites imposées aux achats avec la distanciation sociale et en raison de l’épargne de précaution. Alors que les prix de certains produits se sont accrus, les taux d’inflation ont plutôt eu tendance à diminuer depuis le début du confinement. (Aux Etats-Unis, l’indice des prix à la consommation ont diminué de 1,2 % à un rythme annualisé de février à mars.) On peut s’inquiéter à l’idée de voir, lorsque la distanciation sociale sera relâchée, une demande de rattrapage mener à une hausse des dépenses et à une certaine inflation. Si c’est le cas, elle ne sera probablement pas assez large et durable pour déstabiliser les anticipations d’inflation et elle sera susceptible de disparaître rapidement.

Si l’on regarde plus loin, il est difficile de voir une forte demande entraîner de l’inflation. L’épargne de précaution est susceptible de jouer un rôle durable, c’est-à-dire de déprimer durablement la consommation. L’incertitude est susceptible de se traduire par un faible investissement et, à la différence d’une guerre, il n’y a pas de capital à reconstruire. Le défi pour les politiques monétaire et budgétaire sera certainement de soutenir la demande globale et d’éviter la déflation plutôt que l’inverse. C’est pourquoi je place l’essentiel de ma masse des probabilités sur la faible inflation pour ces prochaines années.

Nous ne sommes cependant pas dans un environnement standard et la façon standard de considérer l’inflation peut s’avérer erronée. Et je peux concevoir un scénario où il y a de la forte inflation. Je pense que trois éléments doivent être combinés pour qu’il se réalise.

Le premier est une très forte hausse du ratio dette publique sur PIB, supérieure à 20 ou 30 points de pourcentage si l’on se base sur les prévisions actuelles. Ce n’est pas une hypothèse folle. La sortie des politiques d’aide aux sinistrés peut être très lente, menant à de larges déficits, non seulement cette année, mais aussi les suivantes. Un déconfinement hâtif est susceptible d’être suivi par une seconde vague de Covid-19, et peut-être d’autres encore. Au vu de la situation précaire dans laquelle se retrouvent de nombreux ménages et entreprises en conséquence de la première vague, chaque vague successive peut bien requérir de plus en plus de dépenses publiques pour l’aide aux sinistrés. Multipliez le plan budgétaire par 2 ou 3, et vous vous retrouvez avec une forte hausse du ratio dette publique sur PIB.

Le deuxième est une très forte hausse du taux d’intérêt neutre, c’est-à-dire du taux réel sûr nécessaire pour maintenir l’économie au potentiel. Cela peut être la conséquence du fait que la demande pour les obligations publiques est décroissante, si bien que la hausse de l’offre requiert une hausse du taux pour que les investisseurs financiers l’absorbent. Nous n’avons pas une idée précise de l’effet et la gamme des estimations est qu’une hausse d’un point de pourcentage du ratio dette publique sur PIB accroît le taux neutre de 2 à 4 points de base. Donc, une hausse du ratio dette publique de, disons, 60 points de pourcentage peut mener à une hausse du taux neutre de 120 à 240 points de base, une hausse qui ramènerait le taux neutre à proximité ou au-dessus du taux de croissance du PIB (Blanchard, 2019). Ou le taux neutre peut s’élever pour d’autres raisons, notamment une baisse de l’épargne, une hausse de la demande d’investissement, une baisse de l’aversion au risque ; aucune de ces évolutions ne me semble probable, mais nous avons une compréhension tellement confuse des déterminants du taux neutre par le passé que nous ne pouvons pas l’exclure.

Le troisième (et peut-être le plus important) élément est la dominance budgétaire de la politique monétaire. Face à une hausse du taux neutre, la Réserve fédérale peut accroître le taux directeur en parallèle, de façon à éviter la surchauffe. Mais cela accroîtrait le service de la dette, imposant un large ajustement budgétaire pour éviter une explosion de la dette publique. Le gouvernement peut être tenté de demander à la Fed de maintenir le taux d’intérêt à un faible niveau, afin de réduire le fardeau de la dette. La Fed d’aujourd’hui ne s’inclinerait pas face à une telle pression, mais une future Fed, avec un président nommé par un président populiste, peut très bien être encline à s’incliner et à maintenir les taux à un faible niveau pendant longtemps, ce qui entraînerait une surchauffe et de l’inflation. Alors qu’une certaine inflation est désirable, les leçons des épisodes passés de forte inflation est que ce processus peut mal finir : les anticipations d’inflation peuvent ne plus être ancrées, ce qui se traduit par une inflation de plus en plus forte, peut-être même par de l’hyperinflation. Cela réduirait la valeur réelle de la dette, mais pas sans des coûts majeurs pour l’économie.

Comme je l’ai montré, un scénario de forte inflation nécessite la combinaison de trois ingrédients qui ont chacun peu de chances de survenir dans les pays développés. Proposez vos propres probabilités et multipliez-les : la probabilité à laquelle vous aboutirez sera très faible. J’ai demandé à certains de mes collègues leurs propres probabilités et le produit a toujours été inférieur à 3 %. (La probabilité est même plus faible dans la zone euro, où il est difficile d’imaginer que les autorités budgétaires parviennent à s’accorder pour imposer une dominance budgétaire à la BCE.) Mais elle n’est pas non plus nulle.

Si l’on regarde la courbe des rendements pour les obligations indexées à l’inflation, les investisseurs financiers ne semblent pas anticiper ce scenario. Ils ne voient pas une hausse du taux neutre : la courbe des rendements pour les obligations indexées à l’inflation est négative sur toute la structure des échéances. Ils ne perçoivent pas d’accélération de l’inflation de si tôt. L’inflation anticipée telle qu’elle est indiquée par l’écart entre le taux sur les obligations nominales et les obligations indexées sur l’inflation est d’environ 1 point de pourcentage en-deçà de la cible de 2 % de la Fed. Je suis de leur côté, mais je n’écarte pas totalement la probabilité que les choses puissent mal tourner. »

Olivier Blanchard, « High inflation is unlikely but not impossible in advanced economies », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 24 avril 2020. Traduit par Martin Anota



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« Anatomie de la récession en cours »

« Quelles sont les répercussions à long terme des pandémies ? »

mercredi 29 janvier 2020

Comment expliquer l’énigme de l’inflation ?

« L’inflation aux Etats-Unis, comme l’explique Janet Yellen, ne se comporte pas comme elle le faisait par le passé, ce qui pose un défi aux théories économiques standards et explique en partie pourquoi la Réserve fédérale a décidé de maintenir les taux d’intérêt à un niveau inhabituellement faible, alors même que le chômage s’est retrouvé à un niveau qu’il n’avait pas atteint depuis un demi-siècle.

Dans les années soixante, le faible chômage poussait à la hausse les salaires et les prix à la consommation. Dans les années soixante-dix, les chocs pétroliers ont déclenché des croyances autoréalisatrices que d’autres prix augmenteraient rapidement. Dans les années quatre-vingt, une sévère récession avec un chômage atteignant les 10,8 % ramena l’inflation en-deçà de ces niveaux historiquement élevés. A l’inverse, l’inflation a été faible et relativement stable au cours des trois dernières décennies. L’inflation, lorsqu’on exclut les prix des produits alimentaires et de l’énergie, a chuté et est restée sous la cible de 2 % de la Fed au cours de la lente reprise qui suivit la Grande Récession de 2007-2009.

Cela soulève de grosses questions : Qu’est-ce qui explique les changements des tendances de l’inflation ? Ce phénomène est-il temporaire ou durable ? Et comment la politique monétaire doit-elle réagir ? Ce rapport résume les réponses à ces questions offertes par différents économistes de premier rang à un événement organisé par le Hutchins Center en octobre 2019. (…)

La courbe de Phillips


Le comportement de l’inflation a amené les économistes à focaliser leur attention sur la courbe de Phillips, la relation statistique entre le taux d’inflation et le degré de mou sur le marché du travail, relation pouvant incorporer d’autres variables comme les anticipations d’inflation, les prix du pétrole et les taux de change. L’intuition clé derrière la courbe de Phillips est que, lorsque la conjoncture est bonne et que l’économie est au plein emploi, il y a peu de réserves de main-d’œuvre disponibles, si bien que les salaires et d’autres coûts de production s’accroissent plus rapidement, alimentant les pressions inflationnistes. Cette relation a été nommée en référence à l’économiste Alban William Phillips, qui observa dans les années cinquante que les salaires au Royaume-Uni tendaient à s’accroître plus rapidement lorsque le taux de chômage était faible et stagnaient quand le taux de chômage était élevé.

Aujourd’hui, la courbe de Phillips est une pierre angulaire des modèles que les économistes à la Fed et ailleurs utilisent. La capacité de la politique monétaire à influencer et stabiliser l’inflation repose sur un lien entre les prix et l’activité économique.

GRAPHIQUE Aplatissement de la courbe de Phillips aux Etats-Unis

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Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la courbe de Phillips pour les Etats-Unis était pentue, c’est-à-dire que l’inflation des prix se révélait être très sensible au degré de tensions sur le marché du travail. Mais, à partir des années quatre-vingt-dix, la corrélation s’est affaiblie et les vieux modèles de courbe de Phillips cessèrent d’être performants. En effet, les économistes affirment aujourd’hui que le chômage, que l’on supposait souvent être l’indicateur le plus fiable pour mesurer le mou sur le marché du travail, n’a essentiellement pas de relation avec l’inflation des prix à la consommation.

Quelles explications ont été avancées pour expliquer l’aplatissement de la courbe de Phillips ?

Ce sont les anticipations d’inflation…


Les prévisionnistes professionnels et les analystes des marchés financiers croient généralement aujourd’hui que l’inflation des prix va ramener l’inflation à la cible de 2 % de la Fed à moyen terme. Par conséquent, les entreprises peuvent ne pas réagir comme elles le faisaient par le passé aux changements des conditions économiques, en anticipant que les mouvements de l’inflation, quels qu’ils soient, finiront par se dissiper rapidement. Comme le disait Ben Bernanke, l’ancien président de la Fed : "Il y a trente ou quarante ans, lorsqu’il y avait un choc touchant l’inflation, une part significative du choc était permanente. L’inflation restait loin de son niveau initial pendant une période prolongée. Par contre, depuis les années quatre-vingt-dix, lorsqu’un choc touche l’inflation (…), l’inflation revient au niveau initial, ce qui est cohérent avec l’idée que les anticipations d’inflation ont été bien ancrées". Bernanke affirme que la focalisation des banques centrales à l’ancrage des anticipations a été le "facteur le plus important à long terme" dans le comportement de l’inflation des prix.

C’est la politique monétaire…


La politique monétaire peut obscurcir la courbe de Phillips pour les prix à la consommation. Les économistes de la Banque d’Angleterre, Silvana Tenreyro et Michael McLeay, ont suggéré que la corrélation statistique entre le chômage et l’inflation pouvait disparaître si une banque centrale réagit aux variations du chômage de façon à maintenir l’inflation à sa cible – par exemple, en réduisant les taux d’intérêt pour stimuler l’économie quand le chômage augmente et menace de réduire l’inflation. Sous cette hypothèse, ce que l’on perçoit comme un aplatissement de la courbe de Phillips est une illusion induite par le succès des banques centrales à maintenir l’inflation à un niveau relativement stable au cours des trois dernières décennies. Chose qui tend à confirmer cette hypothèse, McLeay et Tenreyro, mais aussi d’autres chercheurs, ont trouvé des preuves empiriques suggérant que, dans les villes et les Etats des Etats-Unis (qui n’ont pas leur propre banque centrale), l’inflation semble presque aussi sensible au chômage aujourd’hui que dans les années quatre-vingt.

Ce sont les changements sur le marché du travail…


Les mutations du marché du travail peuvent avoir freiné la croissance des salaires et réduit en conséquence les pressions inflationnistes. Les salaires ont augmenté lentement dans la reprise qui a suivi la Grande Récession, même lorsque le taux de chômage baissait rapidement. Certains analystes affirment que le taux de chômage n’est pas un aussi bon indicateur des tensions sur le marché du travail qu’il l’était par le passé. Après la Grande Récession, par exemple, le taux de chômage peut avoir sous-évalué le nombre de personnes voulant travailler. La prise en compte de ces travailleurs peut expliquer pourquoi les salaires ont augmenté lentement. Jared Bernstein (…) affirme que le marché du travail n’a pas encore atteint le plein emploi aujourd’hui. "Cela peut sembler quelque peu paradoxal au vu du faible niveau que le taux de chômage a atteint (…), mais je pense qu’une chose importante à comprendre est que n’avons pas encore atteint le plein emploi", a-t-il dit.

L’affaiblissement du pouvoir de négociation des syndicats dans le secteur privé et l’accentuation de la concurrence mondiale peuvent avoir freiné la croissance des salaires, en réduisant la capacité des travailleurs à négocier et obtenir une hausse de leurs salaires. "Le pouvoir de négociation des travailleurs a été si sévèrement réduit qu’il ne faut plus seulement un faible chômage, mais le maintien du chômage à un très faible niveau pendant un très long moment" pour que les salaires s’accroissent suffisamment pour générer de l’inflation, dit Bernstein.

Mais plusieurs chercheurs estiment que le lien entre chômage et salaires n’a pas tant changé que cela, une fois que l’on prend en compte la faible croissance de la productivité, en l’occurrence de la production par heure travaillée. Au cours du temps, les salaires ont crû au même rythme que la productivité. Une fois que l’on prend en compte la faiblesse de la croissance de la productivité ces dernières décennies, la dynamique de la croissance des salaires suite à la Grande Récession s’apparente à celle que l’on avait observée lors des précédentes expansions. En d’autres mots, la relation de Phillips pour les salaires, c’est-à-dire la relation inverse entre le chômage et les salaires, semble plus intacte aujourd’hui que la courbe de Phillips pour les prix à la consommation.

Cela nous amène à la question suivante : pourquoi la croissance des salaires ne s’est pas transmise aux prix ? Comme le dit Katia Peneva, membre du comité de politique monétaire de la Réserve fédérale, "il y a quelque chose d’autre dans la courbe de Phillips des prix qui ne vient pas (…) des changements touchant le pouvoir de négociation ou la bonne mesure du mou sur le marché du travail". La déconnexion entre croissance des salaires et inflation aujourd’hui reste une énigme pour les économistes.

Peut-être est-ce le commerce internationale et les chaînes de valeur mondiale…


Les changements dans l’économie mondiale peuvent avoir contenu l’inflation aux Etats-Unis, même lorsque le chômage déclinait. En effet, la multiplication des échanges et l’approfondissement des chaînes de valeur peuvent avoir réduit la sensibilité de l’inflation des prix à la consommation aux conditions prévalant sur les marchés du travail locaux. Kristin Forbes de la MIT Sloan School of Management montre que, à mesure que l’exposition d’un pays aux importations augmente, la courbe de Phillips domestique pour l’inflation globale s’affaiblit, ce qui suggère que les producteurs domestiques peuvent maintenir les prix à un faible niveau parce qu’ils sont en concurrence avec les firmes étrangères. "L’exposition aux importations explique plus de la moitié de l’aplatissement de la courbe de Phillips. Donc, cela montre que la mondialisation n’a pas seulement des effets immédiats directs sur l’inflation, mais qu’elle a aussi affecté cette relation de courbe de Phillips avec le mou sur le marché du travail", conclut-elle.

En outre, l’intégration des marchés mondiaux fait que les changements dans l’activité économique mondiale ont de plus amples effets directs sur l’inflation domestique. L’inflation des prix à la consommation, une mesure large des prix dans un panier typique de consommation, varie bien plus étroitement avec les variables économiques mondiales aujourd’hui que par le passé. Forbes affirme que c’est lié à la fois à la taille des chocs mondiaux affectant l’inflation domestique et à la sensibilité de l’inflation domestique à ces chocs. Par exemple, explique-t-elle, "l’approfondissement de l’intégration commerciale signifie mécaniquement qu’une plus large part des indices des prix est associée aux importations. Et, par conséquent, les prix sont bien plus reliés aux changements dans la demande et l’offre mondiales. Ou prenez le fait que les pays émergents aient maintenant une plus grande place dans l’économie mondiale. Donc, des changements dans la demande dans les pays émergents affectent davantage les prix des matières premières. Ils impulsent de plus amples mouvements des prix des produits de base et des prix du pétrole au cours de la dernière décennie et cette hausse de la volatilité et des prix des produits de base et de l’énergie affectent les prix dans les pays développés".

Alors que ces changements n’expliquent pas pourquoi la courbe de Phillips s’est aplatie, ils peuvent contribuer à expliquer certains épisodes de faible inflation des indices des prix à la consommation aux Etats-Unis au cours de la dernière décennie. Par exemple, Forbes fournit des preuves empiriques suggérant que durant la reprise suite à la Grande Récession, l’inflation a été poussée à la baisse par un dollar fort, une chute des prix du pétrole et des produits de base et la reconstitution des chaînes de valeur mondiale après la crise.

Peut-être que le progrès technique affecte la façon par laquelle les entreprises fixent les prix


Les changements technologiques et les changements dans le comportement de fixation des prix des entreprises ont aussi changé le processus d’inflation et compliqué les efforts pour mesurer sa relation aux marchés du travail. Alberto Cavallo, un professeur de la Harvard Business School, montre, par exemple, qu’avec le développement de la vente en ligne et d’algorithmes sophistiqués de fixation des prix, les entreprises ont commencé à actualiser leurs prix bien plus fréquemment que par le passé. En outre, les prix pour les biens sont devenus significativement plus uniformes entre les distributeurs dans la dernière décennie. "Je pense que c’est en raison des algorithmes de fixation des prix et de la plus grande capacité à surveiller ce que les autres firmes font pour essayer d’imiter leur comportement", dit Cavallo. "Beaucoup de ces distributeurs en ligne ont un seul prix, les gens finissent par se dire qu’ils vont obtenir les biens rapidement, dans une poignée de jours, et qu’il ne doit pas y avoir de différence dans les prix qu’ils observent selon qu’ils sont à Boston ou à San Francisco". Ces changements impliquent que les distributeurs moyens sont bien plus susceptibles de transmettre les variations des prix du pétrole et du taux de change du dollar sur les consommateurs via les prix de la vente en ligne. Par conséquent, l’inflation peut être bien plus sensible à ce genre de chocs nationaux que ne le supposent les modèles standards.

Peut-être que les indicateurs traditionnels de l’inflation ne conviennent pas pour mesurer la courbe de Phillips ?


Les changements dans le comportement de fixation des prix peuvent rendre les indicateurs traditionnels d’inflation peu adéquats pour mesurer la courbe de Phillips. "Nous avons des méthodologies statistiques qui sont basées sur un type très différent d’environnement", dit Cavallo, "la fréquence de la fixation des prix s’accroît, mais surtout la rotation des produits change" aussi. Dans la mesure où les mesures standards de l’inflation ne capturent pas les fluctuations fréquentes de prix ou les changements dans les biens que les consommateurs achètent, ils peuvent empêcher les économétriciens de mesurer proprement la courbe de Phillips.

Les changements dans la composition de l’économie peuvent aussi compliquer l’utilisation des indicateurs traditionnels d’inflation. Par exemple, comme la santé représente une part croissante de l’économie, les prix des services de santé (qui sont affectés par la politique publique et le progrès technique) représentent une part croissante des mesures d’inflation standards que les économistes considèrent. Les études des économistes de la Fed de Cleveland suggèrent qu’après la prise en compte des morceaux idiosyncratiques de l’inflation comme la santé, la courbe de Phillips traditionnelle entre le chômage et l’inflation des prix apparaît robuste. Loretta Mester, la présidente de la Fed de Cleveland, affirme en outre que la distinction entre les mouvements cycliques de l’inflation et ceux qui sont dus aux changements structurels dans l’économie contribue à dévoiler la courbe de Phillips.

Les chercheurs Laurence Ball et Sandeep Mazumder ont de même affirmé que les indicateurs traditionnels de l’inflation sous-jacente, qui écartent les prix des aliments et de l’énergie de l’inflation, mais pas d’autres fluctuations des prix spécifiques à des secteurs, sont trop volatils pour capturer les changements de l’inflation induits par le marché du travail. Ils montrent qu’une mesure de l’inflation médiane des secteurs, qui est moins volatile que les séries d’inflation sous-jacente standards, est étroitement reliée au chômage d’une façon cohérente avec les vieux modèles de courbe de Phillips.

Qu’est-ce que cela implique pour les banques centrales ?


L’ancrage des anticipations d’inflations, l’intégration des économies et les changements dans la façon par laquelle les entreprises fixent leurs prix suggèrent que des marchés du travail sous tensions (d’après les indicateurs conventionnels) peuvent produire moins d’inflation aujourd’hui qu’ils n’en généraient par le passé. En conséquence, la Fed et les autres banques centrales peuvent poursuivre une politique monétaire plus accommodante sans risquer de connaître une accélération de l’inflation. Comme Jared Bernstein l’affirme, si elle est gérée correctement, une courbe de Phillips plate peut être particulièrement bénéfique pour les travailleurs mal payés, qui tendent à obtenir les plus fortes hausses de salaire quand le chômage est faible.

Faut-il revoir le cadre actuel de la politique monétaire?


D’un côté, la faible inflation, couplée avec les faibles taux d’intérêt, comme c’est le cas aux Etats-Unis depuis la Grande Récession, limite la capacité de la Fed à combattre les récessions en réduisant les taux directeurs ; il y a simplement moins de marge pour réduire les taux d’intérêt nominaux avant d’atteindre zéro. Avec une courbe de Phillips plus plate, il est plus difficile pour la banque centrale d’atteindre son objectif d’inflation ; il lui faudrait de plus fortes baisses de taux pour accroître l’inflation lorsqu’elle est inférieure à la cible et de plus fortes hausses de taux pour réduire l’inflation lorsqu’elle est au-dessus de la cible. Certains économistes et d’anciens responsables de la Fed ont affirmé que ces facteurs plaident pour un relèvement de la cible d’inflation de la Fed ou pour un changement de son cadre pour adopter systématiquement davantage de politiques inflationnistes dans le sillage des récessions. La Fed est précisément en train de revoir actuellement son cadre de politique monétaire.

D’un autre côté, le changement observé dans la courbe de Phillips peut ne pas en soi appeler à changer le cadre de la politique monétaire. En effet, les chercheurs ont identifié différents facteurs indiquant que l’aplatissement perçu de la courbe de Phillips est moins important que le suggèrent de simples corrélations : les changements dans les anticipations d’inflation, la politique monétaire et le mou persistant suite à la Grande Récession peuvent masquer une courbe de Phillips pentue. Si c’est le cas, la politique monétaire peut toujours relever l’inflation en stimulant les marchés du travail. Les banques centrales qui ne parviennent pas à prendre en compte ces facteurs sont susceptibles de se retrouver avec une inflation supérieure à sa cible et de voir les anticipations d’inflation se désancrer.

En outre, plusieurs forces contenant l’inflation aujourd’hui peuvent n’être que temporaires. Les changements mondiaux qui ont contenu l’inflation au cours de la dernière décennie peuvent aussi se dissiper dans un avenir proche. "Le mou mondial qui avait poussé à la baisse l’inflation" après la récession "ne la pousse plus autant à la baisse aujourd’hui", déclare Forbes. "Les chaînes de valeur mondiales, en particulier quand les tensions commerciales s’accentuent et que les entreprises réduisent leur dépendance vis-à-vis du réseau de chaînes de valeur mondiales, peuvent être un important facteur qui cesse de contenir l’inflation et pourtant celui-ci n’a pas été complètement incorporé dans nos modèles standards". Cavallo et Forbes affirment que les banques centrales doivent étendre le cadre de la courbe de Phillips traditionnelle pour incorporer davantage de ces variables mondiales lorsqu’il s’agit de prévoir et d’analyser l’inflation.

Ou peut-être que l’économie n’a pas encore atteint le niveau de chômage à partir duquel l’inflation s’accélère. Mais il reste particulièrement épineux pour la banque centrale d’estimer ce point. Comme Katia Peneva du comité de la Fed le dit, "le matin, je m’inquiète à l’idée de ne jamais réussir à ramener l’inflation à 2 %, je me dis que nous devons faire quelque chose. L’après-midi, je me demande si la relation ne serait pas linéaire. Je me demande alors si nous ne risquons pas de perdre le contrôle des anticipations d’inflation et de voir l’inflation dépasser la cible". »

Sage Belz et David Wessel, « Explaining the inflation puzzle », in Brookings. Traduit par Martin Anota



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vendredi 15 novembre 2019

Cessons d’exagérer la menace inflationniste

« A la lumière des conditions macroéconomiques en vigueur aux Etats-Unis, je me suis rappelé de ce qui s’est passé en septembre 2014. Le taux de chômage américain avait alors chuté en-deçà de 6 % et de nombreux commentateurs nous assuraient que l’inflation était en conséquence sur le point de fortement s’accélérer, comme le prédisait la courbe de Phillips. Bien sûr, le corollaire de cet argument était que la Réserve fédérale devait rapidement normaliser sa politique monétaire, en contractant sa base monétaire et en relevant ses taux d’intérêt vers une gamme "normale".

Aujourd’hui, le taux de chômage américain est inférieur de 2,5 points de pourcentage à ce qu’il était lorsque nous étions tous convaincus que l’économie avait atteint le taux de chômage "naturel". Quand j’étais assistant professeur dans les années quatre-vingt-dix, la règle empirique était qu’un chômage aussi faible devait entraîner une hausse de 1,3 point de pourcentage de l’inflation par an. Si le taux d’inflation était de 2 %, cela signifiait qu’il serait de 3,3 % l’année suivante. Et si le chômage restait au même niveau général, le taux d’inflation l’année suivante serait de 4,6 %, puis de 5,9 %, etc.

Mais la vieille règle ne s’applique plus. Le taux d’inflation aux Etats-Unis va rester à environ 2 % par an pendant les prochaines années et nos choix de politique monétaire doivent prendre en compte ce fait.

Certes, la croyance conventionnelle parmi les économistes durant les années quatre-vingt-dix était justifiée. Entre 1957 et 1988, l’inflation a répondu de façon prévisible aux fluctuations du taux de chômage. La pente de la courbe de Phillips la plus simple possible, lorsque l’on prend en compte les anticipations adaptatives, était de -0,54 : autrement dit, chaque baisse d’un point de pourcentage du chômage sous le taux de chômage naturel estimé se traduisait par une hausse de 0,54 point de pourcentage de l’inflation au cours de l’année suivante.

La pente estimée négative de la courbe de Phillips (ce chiffre de -0,54) entre la fin des années cinquante et la fin des années quatre-vingt était largement tirée de six observations importantes. En 1966, 1973 et 1974, l’inflation grimpa dans un contexte de chômage extrêmement faible. Ensuite, en 1975, 1981 et 1982, l’inflation chuta dans un contexte de chômage relativement élevé.

Depuis 1988, cependant, la pente de la courbe de Phillips la plus simple possible a été nulle, avec un coefficient de régression estimé de juste -0,03. Même avec un chômage bien en-deçà de ce que les économistes ont supposé être le taux naturel, l’inflation ne s’est pas accélérée. Inversement, même quand le chômage a dépassé ce que les économistes ont présumé était le taux naturel, entre 2009 et 2014, l’inflation n’a pas chuté et la déflation n’est pas apparue.

Bien que ces trente dernières années n’aient présenté aucune similarité avec les points de données fournis par la période allant des années cinquante aux années quatre-vingt, il y en a beaucoup qui croient toujours que les autorités monétaires devraient continuer de se focaliser sur le risque d’une inflation en forte accélération, impliquant que l’inflation pose une plus grande menace que la possibilité d’une récession. Pa exemple, trois économistes très réputés, en l’occurrence Peter Hooper, Frederic Mishkin et Amir Sufi, ont récemment publié une étude suggérant que la courbe de Phillips aux Etats-Unis est "juste en train d’hiberner" et que les estimations présentant une courbe presque plate au cours de la dernière génération ne sont pas fiables, en raison de "l’endogénéité de la politique monétaire et du manque de variation de l’écart de chômage".

Je ne comprends pas comment ils en sont arrivés à cette conclusion. Après tout, l’ordinateur nous dit que les estimations de 1988-2018 sont probablement trois fois plus précises que celles de 1957-1987. En outre, la fenêtre capturée dans les spécifications standards de la courbe de Phillips est trop brève pour permettre toute réponse substantielle de la politique monétaire.

Oui, une explosion de l’inflation reste un risque. Mais la focalisation excessive sur ce risque est le produit d’une autre époque. Elle vient d’une époque où les administrations successives (celles de Lyndon Johnson et de Richard Nixon) recherchaient une économie en permanence à haute pression et où le président de la Fed (Arthur Burns) était enclin à satisfaire les demandes du gouvernement. Alors, un cartel qui contrôlait l’intrant clé de l’économie mondiale (en l’occurrence le pétrole) a été capable de générer un choc d’offre négatif massif.

Si toutes ces conditions étaient valides, il serait peut-être justifié que nous nous inquiétons d’un retour de l’inflation à ses niveaux des années soixante-dix. Mais elles ne le sont pas.

Il est temps d’arrêter de dénier ce que les données nous disent. A moins que la structure de l’économie et la combinaison de politiques économiques changent, il y a peu de risque que les Etats-Unis fassent face à une inflation excessive au cours des prochaines années. Les responsables politiques feraient bien de focaliser leur attention sur d’autres problèmes entretemps. »

J. Bradford Delong, « Stop inflating the inflation threat », 29 octobre 2019. Traduit par Martin Anota



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mardi 9 juillet 2019

Pourquoi l’inflation est-elle restée si faible malgré la hausse des salaires ?

« La croissance des salaires s’est enfin renforcée l’année dernière, en particulier aux Etats-Unis, au Japon et en Allemagne, où le cycle est maintenant mature et les taux de chômage officiels proches de leurs niveaux records. Bien que timide, l’inflation salariale répond à la poursuite de la reprise, ce qui suggère que les courbes de Phillips salariales constituent toujours une référence valide. Cela dit, l’actuelle inflation salariale ne se traduit toujours pas par une plus forte inflation des prix à la consommation. Pourquoi la transmission a-t-elle été si faible jusqu’à présent ?

L’évolution de la croissance des salaires réels relativement aux gains de productivité donne une partie de la réponse. Au cours des dernières années, la croissance des salaires a été inférieure aux gains de productivité (cf. graphique 1) ; une fois que ceux-ci sont pris en compte, la rémunération réelle (c’est-à-dire ajustée à l’inflation) par unité produite a peu augmenté. Les récents développements sont peu susceptibles de renverser cette tendance. La part du revenu qui rémunère le travail a eu tendance à baisser dans plusieurs pays, reflétant dans une grande mesure une érosion continue du pouvoir de négociation des travailleurs (Stansbury et Summers, 2018).

GRAPHIQUE 1 Croissance de la rémunération réelle du travail et de la productivité du travail dans les pays du G7

BRI__Croissance_remuneration_reelle_du_travail_productivite_du_travail_pays_du_G7.png

Ce phénomène, qui peut avoir contribué à l’aplatissement de la courbe de Phillips des salaires, tient à des facteurs structurels qui sont peu susceptibles de changer à moyen terme. Premièrement, la mondialisation et l’intégration de la Chine, de l’Inde et de l’ancien bloc soviétique ont augmenté l’offre de travail effective et rendu les marchés du travail contestables, exposant les travailleurs au risque de délocalisations. Deuxièmement, la syndicalisation a régulièrement décliné, si bien qu’il est plus difficile pour les travailleurs de capturer une plus large part des gains de productivité. Troisièmement, le changement technologique continue de façonner la demande de travail. L’automatisation des processus productifs a permis aux entreprises de substituer du travail au capital et peut même menacer à présent les emplois de qualité des cols bleus. En allant plus loin, le progrès dans l’application de l’intelligence artificielle, les outils d’analyse poussée des données, l’informatique en nuage et d’autres avancées technologiques sont susceptibles aussi d’affaiblir le pouvoir de négociation des cols blancs qui étaient jusqu’à présent épargnés. Quatrièmement, l’essentiel des récentes créations d’emplois a eu lieu dans des secteurs tertiaires à faible productivité. Cette tendance peut se poursuivre à moyen terme comme les économies continuent de se tertiariser. Cinquièmement, un recul de l’âge de départ à la retraite a entraîné ces dernières années une hausse du taux d’activité des personnes âgées, or leurs salaires sont généralement moins sensibles à la conjoncture que ceux des plus jeunes travailleurs.

Une autre part de la réponse tient à la façon par laquelle les entreprises ajustent leurs marges de profits et leurs autres coûts. Alors qu’elle était forte dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la corrélation entre la croissance des coûts salariaux unitaires et l’inflation des prix, courante ou subséquente, s’est considérablement affaiblie dans la période la plus récente (cf. graphique 2). Cette déconnexion se manifeste également dans un autre phénomène bien documenté, en l’occurrence l’aplatissement de la courbe de Phillips, et reflète la hausse de la part du profit (la contrepartie de la baisse de la part du travail). Avec de plus amples marges de profit, les entreprises ont plus de latitude que par le passé pour absorber les fluctuations des coûts salariaux unitaires.

GRAPHIQUE 2 Inflation des prix à la production et croissance des coûts salariaux unitaires dans les pays du G7

BRI__inflation_prix_croissance_couts_salariaux.png

Cependant, d’un point de vue théorique, il n’est pas clair si les marges de profit doivent nécessairement diminuer en réponse à une chute de la demande, si bien que la courbe de Phillips des prix apparaît plus plate que la courbe de Phillips des salaires. En effet, si les salaires sont plus "visqueux" que les prix, ce qui est normalement le cas, on s’attendrait à ce que les marges de profit doivent augmenter quand la demande augmente. Mais les entreprises peuvent aussi décider de réduire leurs marges lors d’une expansion pour gagner en part de marché. Pour les entreprises qui sont fortement endettées ou qui ont des difficultés à accéder au crédit, les facteurs financiers peuvent aussi jouer un rôle : lors d’une récession, de telles entreprises peuvent être réticentes à réduire leurs prix pour éviter de perdre la liquidité qui leur est nécessaire pour honorer leurs obligations financières ou financer de nouvelles dépenses. Cela peut expliquer, par exemple, pourquoi l’inflation a moins chuté qu’on ne s’y attendait durant la crise financière mondiale. De même, lors d’une expansion, les entreprises peuvent tirer profiter de conditions de crédit accommodantes pour modérer les hausses de prix et donc renforcer les rangs de leur clientèle. Les preuves empiriques sur la cyclicité des marges de profit sont peu concluantes (cf. graphique 3).

GRAPHIQUE 3 Ecart de production et marges de profit dans les pays du G7

BRI__ecart_de_production_marge_de_profit.png

Accepter une réduction des marges n’est pas la seule façon par laquelle les entreprises peuvent répondre à une hausse des coûts salariaux unitaires. Les entreprises peuvent aussi changer la qualité et la composition de leurs produits ou comprimer d’autres coûts. Par exemple, dans certains secteurs, comme celui du commerce de détail dans l’industrie de la mode, les entreprises utilisent de plus en plus la "fixation quantum des prix" (quantum pricing). Elles conçoivent leurs produits de façon à n’afficher qu’un petit nombre de prix différents. Et quand les coûts de production changent, elles peuvent choisir de reconcevoir leurs gammes de produit (par exemple ajuster la qualité ou la composition de leurs produits) plutôt que de changer leurs prix quantum. Cela illustre comment les politiques de fixation des prix (et de marketing) de la part des entreprises peuvent devenir bien plus complexe que ce que supposent les modèles macroéconomiques traditionnels.

Au total, il reste une considérable incertitude concernant l’ampleur et la façon par laquelle l’actuelle tension du marché du travail se translate à l’inflation des prix. Mais il est clair que les pressions inflationnistes étouffées associées aux tensions croissantes sur les marchés du travail ne sont pas une aubaine pour la politique monétaire. Avec de plus faibles pressions conjoncturelles, les facteurs idiosyncratiques peuvent plus facilement pousser les taux d’inflation sous leur cible, ce qui peut finalement entraîner un décrochage vers le bas des anticipations de long terme. Pour contrer cela, il faut continuer ou même renforcer l’orientation accommodante des politiques conjoncturelles. Mais cela conduit donc à stopper leur normalisation, empêchant la reconstitution de la marge de manœuvre des politiques conjoncturelles pour faire face à la prochaine récession et soulevant potentiellement de significatifs arbitrages intertemporels. »

Banque des Règlements Internationaux, « Why has inflation remained low despite rising wages? », rapport annuel, 30 juin 2019, pp. 9-10. Traduit par Martin Anota



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