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Inflation, déflation

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jeudi 24 mai 2018

Pourquoi l’inflation est-elle engluée à de si faibles niveaux ?

« Je pense que je suis comme la plupart des économistes lorsque l’on m’interroge sur les causes de l’inflation : j’ai immédiatement en tête les mots tirés d’un discours de Milton Friedman de 1970 : "l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire en ce sens où elle n’est et ne peut être produite que par une hausse plus rapide de la quantité de monnaie que de la production". (C’est tiré de son discours "The Counterrevolution in Monetary Theory").

Mais (…) le problème actuel n’est pas d’expliquer une explosion de l’inflation, mais la relative immobilité de l’inflation. Friedman n’a pas dit : « le manque d’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire. (…) Dans le plus récent numéro du Regional Economist, publié par la Réserve fédérale de Saint-Louis, Juan Sánchez et Hee Sung Kim passent en revue les diverses raisons souvent avancées pour expliquer pourquoi l’inflation est si faible. (…) Les voici :

Le progrès technique

Il est facile d’imaginer plusieurs façons par lesquelles le progrès technique est susceptible de contenir les hausses de prix : l’électronique et les produits liés à internet moins chers ; une hausse des achats en ligne peut entraîner une plus forte concurrence par les prix (ce que l’on appelle l’"effet Amazon") ; et l’essor des entreprises de l’"économie du partage" comme Airbnb et Uber contenant les hausses de prix dans leurs secteurs. Mais il est aussi facile d’imaginer des secteurs comme la santé ou l’éducation où les prix semblent s’accroître et non stagner. Globalement, l’une des principales inquiétudes relatives à l’économie américaine est le manque, et non l’excès, de croissance de la productivité. Comme les auteurs écrivent à propos de cette explication : "Mais pourquoi l’inflation serait aujourd’hui faible si la croissance n’a pas crû plus vite qu’avant ?"

La démographie

Si vous classez les pays selon la part des personnes âgées au sein de leur population, vous constaterez que les pays ayant les populations les plus âgées ont les taux d’inflation les plus faibles. Le Japon en est l’exemple le plus éclatant. Par exemple, une étude portant sur le Japon a suggéré que les travailleurs âgés perdent en compétences et finissent par conséquent par entrer en concurrence avec les travailleurs inexpérimentés pour accéder à des emplois à faibles salaires, ce qui contient les hausses de salaires. Une autre explication pourrait être que les personnes âgées ont des budgets plus serrés et font ainsi attention à leurs dépenses, ce qui limite les hausses de prix. Mais il n’est pas certain que ces explications aient une portée générale et qu’ils s’appliquent au cas de l’économie américaine.

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La mondialisation

Quelques pays ont connu une forte inflation ces dernières années, comme le Venezuela et le Zimbabwe. Mais dans la plupart des pays, la faible inflation est généralisée. Un explication possible est que l’essor des biens à bas prix sur les marchés mondiaux, en particulier dans le sillage de l’entrée en force de la Chine sur les marchés mondiaux au début des années deux mille, a contribué à contenir les hausses de prix. Mais les auteurs soulignent que les études qui ont tenté de déterminer comment les forces mondiales peuvent affecter l’inflation tendent à ne déceler que des effets de faible ampleur.

Les actions des banques centrales

Peut-être que l’inflation est faible parce que les banques centrales tout autour du monde se sont échinées à la maintenir faible ; en effet, peut-être que les banques centrales sont même en train de faire en sorte de la maintenir excessivement faible. Comme les auteurs le notent, "le fait qu’une inflation plus faible que sa cible soit souvent mieux considérée qu’une inflation supérieure à sa cible peut contribuer à ce que le taux d’inflation soit, en moyenne, plus faible que la cible".

Le néo-fishérisme

Irving Fisher était un grand économiste américain des premières décennies du vingtième siècle qui noté que si vous preniez le taux d’intérêt nominal et enleviez le taux d’inflation, vous obteniez le taux d’intérêt réel, c’est-à-dire ajusté à l’inflation. Cette équation a souvent été utilisée pour montrer que lorsque l’inflation augmente, le taux d’intérêt nominal tend aussi à augmenter. Mais l’hypothèse néo-fischerienne est que, si les banques centrales maintiennent le taux d’intérêt nominal faible (pour stimuler faible), alors l’écart entre le taux d’intérêt nominal et le taux d’intérêt réel (qui est le taux d’inflation) doit aussi être faible. En termes de politique monétaire, cela suggère qu’accroître les taux d’intérêt nominaux pourrait aussi ramener une hausse de l’inflation. Cette hypothèse est contre-intutive pour la macroéconomie conventionnelle, pour laquelle des taux d’intérêt nominaux plus élevés doivent tendent à déprimer l’économie et à freiner l’inflation. Selon une dernière théorie, qui n’a pas été soulignée par Sánchez et Sung Kim, mais qui a été avancée par Olivier Blanchard dans un récent article, lorsque l’inflation a été faible pour une période prolongée, les ménages et les entreprises arrêtent de s’inquiéter de l’inflation. Lorsque l’inflation observée et le risque d’inflation ne sont pas saillants pour la prise de décision économique, les entreprises ne donnent pas de revalorisations semi-automatiques pour compenser l’inflation. Les vendeurs n’accroissent pas semi-automatiquement les prix pour compenser l’inflation.

Il se peut qu’il n’y ait pas qu’une bonne réponse. Cela pourrait être un scénario proche de celui du Crime de l’Orient-Express, où chacun contribue à produire l’événement. Avec ce que j’ai retenu de ces deux dernières décennies, c’est que je ne m’inquiète plus autant de l’inflation croissante, ni d’un éventuel dérapage de l’inflation. Par contre, je m’inquiète de la façon par laquelle le pouvoir d’achat peut se manifester dans les cycles d’expansion et d’effondrement des prix d’actifs, comme la bulle internet de la fin des années quatre-vingt-dix ou la bulle immobilière avant la Grande Récession. Peut-être que l’inflation est aussi faible en partie parce que l’économie a trouvé d’autres façons d’évacuer la vapeur. »

Timothy Taylor, « Why is inflation stuck so low? », in Conversable Economist (blog), 24 mai 2018. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Pourquoi l'inflation est-elle si faible et stable ? »

« Comment expliquer la désinflation mondiale ? »

« Macroéconomie des prix visqueux »

vendredi 30 mars 2018

L’immaculée inflation frappe à nouveau

« Voici trois questions à propos de l’inflation, du chômage et de la politique monétaire de la Fed. Certains peuvent croire qu’il s’agit de la même question, mais ils se trompent :

1. Est-ce que la Fed sait jusqu’où le taux de chômage peut baisser ?

2. Est-ce que la Fed doit resserrer sa politique monétaire là, tout de suite, alors même que l’inflation est très faible ?

3. Y a-t-il une relation stable entre le chômage et l’inflation ?

Il me semble évident que la réponse à la première question est non. Le chômage est aujourd’hui bien au-dessus des estimations historiques du plein emploi et l’inflation reste faible. Le chômage peut descendre jusqu’à 3,5 % sans accélération de l’inflation ? Sincèrement, nous ne le savons pas.

J’affirmerais aussi que la Fed est en train de faire une erreur en resserrant aujourd’hui sa politique monétaire, et ce pour plusieurs raisons. L’une d’entre elle est que nous ne savons réellement pas jusqu’où peut descendre le chômage et nous ne le saurons pas si nous ne tentons pas de le faire baisser davantage. Une autre raison est que les coûts d’une erreur sont asymétriques : attendre trop longtemps pour resserrer peut être gênant, mais resserrer trop tôt accroît le risque de rebasculer dans une trappe à liquidité. Enfin, il y a de bonnes raisons de croire que la cible d’inflation de 2 % de la Fed est trop faible. Les événéments ont montré que la croyance qu’elle était suffisamment élevée pour écarter tout risque de buter sur la borne inférieure zéro était erronée.

Mais devons-nous écarter l’idée que le chômage a quelque chose à voir avec l’inflation ? Via FTAlphaville, je vois que David Andolfatto se penche à nouveau sur cette question, affirmant qu’il y a quelque chose d’étrange lorsque l’on affirme l’existence d’un lien entre chômage et inflation et que l’inflation découle d’un déséquilibre entre l’offre de monnaie et la demande de monnaie.

(…) Nous sommes déjà passés par là par le passé.

La science économique porte sur ce que font les gens (…). Qu’importe ce que vous pensez sur la cause ultime d’un phénomène économique, ce que vous dites sur la façon par laquelle ce phénomène apparaît doit inclure une explication de la façon par laquelle les incitations des gens changent. C’est pourquoi la doctrine du transfert immaculé, qui affirme que les déséquilibres entre l’épargne et l’investissement se traduisent par des déséquilibres commerciaux sans ajustement du taux de change, est stupide ; les producteurs et les consommateurs ne savent pas ce qu’est l’écart entre l’épargne et l’investissement ou ne s’en inquiètent pas ; ils doivent être poussés à changer de comportement, ce qui requiert un changement des prix relatifs.

De même, même si vous pensez que l’inflation est fondamentalement un phénomène monétaire (chose que vous ne devriez pas faire, comme je vais l’expliquer dans une minute), ceux qui fixent les salaires et les prix ne s’inquiètent pas de la demande de monnaie ; ils s’inquiètent de leur propre capacité ou incapacité à fixer des prix ou salaires plus élevés, ce qui n’est pas sans lien avec la conjoncture économique. Comme Karl Smith l’a souligné il y a une décennie, la doctrine de l’inflation immaculée, selon laquelle la monnaie se traduit directement par de l’inflation (une doctrine qui a été invoquée pour prédire que l’agressif assouplissement monétaire de la Fed conduirait à une accélération explosive de l’inflation malgré la faiblesse de l’économie) n’a aucun sens.

Et affirmer qu’il y a peu de preuve ou aucune preuve d’un lien entre chômage et inflation n’est soutenable que si vous vous contentez de ne regarder que les récentes données américaines. Si vous prenez du recul et considérez davantage de données, vous verrez les choses bien autrement.

Considérons, par exemple, le cas de l’Espagne. L’inflation en Espagne ne résulte assurément pas de facteurs monétaires, puisque l’Espagne n’a même pas sa propre monnaie depuis qu’elle a rejoint l’euro. Néanmoins, il y a eu d’amples variations de l’inflation et du chômage en Espagne :

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Cette période de faible chômage, au regard de l’expérience espagnole passée, a été la conséquence de larges entrées de capitaux qui ont alimenté une bulle immobilière. Puis il y a eu l’arrêt soudain (sudden stop) dans les entrées de capitaux dans le sillage de la crise grecque, qui a conduit à une explosion du chômage. Parallèlement, la période d’avant-crise a été marquée par une inflation relativement élevée, bien supérieure à la moyenne de la zone euro : la période d’après-crise a été caractérisée par une inflation quasiment nulle, bien inférieure à celle du reste de la zone euro, qui a permis à l’Espagne de réaliser (à un prix élevé) une "dévaluation interne" qui a impulsé une reprise tirée par les exportations.

Donc, êtes-vous vraiment prêts à affirmer que les fluctuations de l’inflation n’avaient rien à voir avec les fluctuations du chômage ? Sérieusement ?

Mais si vous concédez que le chômage avait beaucoup à voir avec l’inflation et la désinflation en Espagne, vous admettez par là même la logique qu’il y a derrière la courbe de Phillips. Vous pouvez dire, de façon amplement justifiée, que les données américaines sont trop perturbées pour que l’on soit confiant quant aux estimations de la courbe de Phillips. Mais il est stupide de dénier que cela fasse sens de dire que le chômage joue un rôle dans l’inflation.

Revenons à mon propos plus général : l’économie porte sur ce que font les gens et tout ce que l’on peut dire à propos du macro-comportement doit toujours inclure une explication des micro-motivations qui amènent les gens à changer de comportement. Dire cela, ce n’est pas la même chose qu’affirmer qu’il faille des "microfondations" dans le sens où chacun chercherait à maximiser quelque chose ; souvent les gens ne présentent pas de comportement maximisateur et faire de l’économie "rationnelle" implique souvent d’accepter des limites à la maximisation. Mais les incitations et les motivations jouent toujours un rôle clé. Et il est ironique de voir que les macroéconomistes qui sont profondément engagés dans le projet des microfondations (ou, comme Trump aurait pu le dire, le "projet défaillant des microfondations") semblent aussi être particulièrement susceptibles d’oublier cette règle essentielle, peut-être en raison de leur addiction au mathisme (mathiness). »

Paul Krugman, « Immaculate inflation strikes again », 27 mars 2018. Traduit par Martin Anota

vendredi 24 novembre 2017

La courbe de Phillips a-t-elle disparu ?

« La courbe de Phillips suggère un arbitrage entre inflation et chômage. Les économistes ont récemment débattu sur sa possible disparition aux Etats-Unis et en Europe. Nous rapportons quelques uns des derniers commentaires.

Un article de The Economist affirme que la courbe de Phillips peut avoir disparu pour de bon, en montrant un graphique de l’inflation moyenne et du chômage cyclique pour les économies développées, c’est-à-dire où la courbe semble s’aplatir au cours du temps (cf. graphique 1). The Economist se réfère aussi à une récente étude de trois économistes de la Réserve fédérale de Philadelphie, affirmant que la courbe de Phillips n’est pas très utile pour prévoir l’inflation : les prévisions de leurs modèles de courbe de Phillips tendent à être inconditionnellement inférieures à celles d’un modèle de prévision univarié. Les prévisions tirées de la courbe de Phillips semblent plus précises lorsque l’économie est faible et moins précises lorsque l’économie est robuste, mais toute amélioration des prévisions disparaît au cours de la période qui suit 1984.

GRAPHIQUE 1 Inflation sous-jacente et chômage cyclique dans les pays développés (moyennes trimestrielles)

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source : The Economist (2017), d'après les données du FMI et de l'OCDE

Jeremie Banos et Spyros Michas affirment (…) que la courbe de Phillips cassée est un symptôme d’une révision à la baisse des anticipations d’inflation. Le cadre de la courbe de Phillips est peu efficace pour prévoir l’inflation, même après avoir bidouillé ses deux principales composantes : les anticipations d’inflation et (dans une moindre mesure) le NAIRU. Les anticipations d’inflation semblent être bien ancrées, mais personne ne sait où. Et le NAIRU peut, du moins théoriquement, chuter jusqu’à 0 % avant que l’inflation s’accélère de façon significative.

Larry Summers fait également parti de ceux qui pensent que la courbe de Phillips s’est enrayée et qui croient que le facteur explicatif le plus important est que le pouvoir de négociation des employeurs s’est accru et que celui des travailleurs a décliné. La technologie a donné aux employeurs plus de leviers pour contenir les salaires ; d’un autre côté, divers facteurs ont réduit le levier des travailleurs. Pour une variété des raisons, notamment une moindre disponibilité du crédit immobilier et la perte de valeur des logements existants, il est plus difficile de déménager que par le passé. La baisse de l’épargne dans le sillage de la crise signifie que plusieurs familles ne peuvent se permettre une quelconque interruption de travail. Summers affirme que les syndicats ont longtemps joué un rôle crucial dans l’économie américaine pour équilibrer le rapport de force entre les employeurs et les salariés, et donc les Etats-Unis n’ont jamais autant eu besoin des syndicats.

Andrew Haldane fait la même remarque pour le Royaume-Uni (cf. graphique 2), en considérant la désyndicalisation comme un symptôme du changement des relations salariés-employeurs. En 1990, environ 38 % des salariés en Grande-Bretagne étaient syndiqués. (…) En 2016, il s’élevait à 23 %. Aujourd’hui, environ 6 millions de salariés sont syndiqués, moins de la moitié du pic d’environ 13 millions à la fin des années soixante-dix.

GRAPHIQUE 2 Courbe de Phillips au Royaume-Uni

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John Hanksworth et Jamie Durham ont suggéré (…) qu’en plus du rôle de la désyndicalisation, l’accroissement de l’immigration à destination du Royaume-Uni depuis 2004 peut aussi avoir joué un certain rôle dans la moindre sensibilisation de la croissance salariale vis-à-vis de l’accroissement de la demande de travail, dans la mesure où il rendit l’offre de travail plus élastique. Avec les évolutions de la politique migratoire du Royaume-Uni, ce facteur pourrait être moins important après le Brexit. C’est susceptible d’aggraver les pénuries de travailleurs de compétences spécifiques au Royaume-Uni, mais aussi de soutenir les hausses de salaire en bas de l’échelle (en plus des effets des hausses futures attendues du salaire minimum national).

Robert Waldmann (…) affirme que l’argument selon lequel l’ancrage des anticipations élimine la relation entre politique monétaire et résultats réels se fonde sur l’hypothèse selon laquelle, une fois que les agents économiques ont saisi la règle de politique, les modifications des taux d’intérêt, des agrégats monétaires et des taux d’inflation provoqués par la politique monétaire ne seraient pas corrélés avec les variables réelles. D’une manière ou d’une autre, ce qui était tout d’abord une hypothèse finit par avoir les traits d’une vérité révélée. Le simple fait, cependant, est que l’inflation et le chômage sont toujours corrélés, et ce même désormais que l’inflation est stable, et elle peut être prédite. La courbe de Phillips est actuellement bien vivante et bien portante en Europe, du moins si nous regardons l’inflation salariale moyenne dans les 15 pays qui constituaient déjà l’Union européenne en 1997 en comparaison avec le taux de chômage moyen.

Enfin, Gavyn Davies affirme que la courbe de Phillips a beau être dissimulée, elle existe toujours sous la surface. En se focalisant sur les Etats-Unis, il pose cinq questions. Premièrement, utilisons-nous les bonnes mesures de l’inflation et du chômage ? L’inflation salariale semble être au cœur de l’énigme entourant la courbe de Phillips, mais l’usage des séries de salaires horaires moyens et d’autres données officielles similaires peut avoir suggéré que la faible inflation salariale est plus visqueuse qu’elle ne l’est en réalité. Deuxièmement, des forces mondiales peuvent contenir l’inflation américaine, par exemple la présence de capacités de production inutilisées, notamment dans la zone euro, peut exercer des pressions baissières sur l’inflation américaine. Troisièmement, la courbe de Phillips est toujours visible dans les données des différentes Etats des Etats-Unis : si la courbe nationale a été dissimulée par des chocs structurels, notamment la mondialisation, ces chocs ont dû s’être appliqués assez uniformément dans les différents Etats de l’Union. Quatrièmement, la version standard de la courbe de Phillips inclut toujours un terme pour les anticipations d’inflation. Quand les anticipations sont révisées à la baisse, on s’attend à ce que l’inflation des prix et des salaires change dans la même direction, même si le chômage est stable ou décline. La récente révision à la baisse des anticipations d’inflation peut expliquer en partie pourquoi l’inflation enregistrée est restée faible, même si le chômage a chuté sous le taux naturel. Cinquièmement, les chocs d’inflation sont plus amples que les modifications des coefficients de la courbe de Phillips. Dans l’ensemble, le travail empirique semble par conséquent soutenir l’existence d’une relation négative entre chômage et inflation aux Etats-Unis et la zone euro ces dernières années. Cette relation a été dissimulée par d’autres chocs, non liés au chômage, qui ont d’importants effets sur l’inflation, mais elle n’a pas disparu. »

Silvia Merler, « Has the Phillips curve disappeared? », in Bruegel (blog), 21 novembre 2017. Traduit par Martin Anota

mardi 1 août 2017

L’inflation et le pouvoir

« Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, l’inflation salariale est restée faible, malgré un chômage apparemment faible, ce qui constitue une énigme pour ceux qui croient en la courbe de Phillips. Felix Martin, dans le Financial Times, dit qu’il y a une raison à cela. Le "secret de l’économie", dit-il, est "l’importance centrale du pouvoir". L’inflation, rajoute-t-il, est "la méthode par défaut qu’a trouvée la société pour réconcilier, du moins pour un temps, des revendications irréconciliables". Et parce que les travailleurs n’ont pas le pouvoir aujourd’hui de formuler d’importantes revendications, nous n’observons pas de forte inflation.

Ce qui me déprime à propos de tout cela n’est pas que c’est exact, mais qu’on ait à le préciser.

Les économistes de mon âge ont été élevés pour voir que l’inflation était une question de pouvoir. L’idée même du NAIRU est apparue dans un article écrit par Bob Rowthorn en 1977. (En fait, il n’a pas créé l’acronyme NAIRU, mais l’idée qui lui était sous-jacente était là.) "Le conflit autour de la répartition du revenu affecte le niveau général des prix dans les économies capitalistes avancées", écrivait-il. "Le pouvoir joue un rôle central dans la détermination des salaires et des prix."

Son idée a été reprise. Dans leur manuel (…), Wendy Carlin et David Soskice notaient : "Dans une économie dans laquelle les travailleurs et les entreprises ont un pouvoir de marché (…), chaque groupe va chercher à obtenir une certaine part de la production de l’économie (…). Supposons que les revendications concurrentes soient incohérentes, c’est-à-dire que les revendications des travailleurs (une certaine hausse des salaires réels) et les revendications des entreprises (une certaine hausse des profits réels) ne peuvent être satisfaites que pour un niveau de production supérieur à celui qui est atteint. Chacun va chercher à obtenir ce qu’il revendique en utilisant son pouvoir de marché : les travailleurs vont exiger de plus hauts salaires nominaux et les entreprises vont pousser leurs prix à la hausse. La conséquence est l’accélération de l’inflation".

Dans cette vision, le NAIRU est le taux de chômage nécessaire pour assurer la paix dans "la bataille des taux de marge". (Je ne suis pas sûr de savoir qui est à l’origine de ces termes : il se peut que ce soit Richard Layard et Steve Nickell.) Quiconque qui en sait un peu à propos de la généalogie du NAIRU saurait par conséquent que (…) le pouvoir est en effet central à celui-ci. Et pourtant Felix souligne un point très important : ce fait a été ignoré par les théories plus sophistiquées qui apparurent à sa suite. C’est pourtant un autre exemple de quelque chose dont j’ai déjà parlé : le fait que le pouvoir se situe dans l’angle mort des technocrates.

Mais il y a aussi un autre point à souligner ici. Cela montre pourquoi l’histoire de la pensée économique est importante. Elle l’est parce que les figures de la pensée économique ont eu certaines intuitions que les penseurs qui les suivirent ignorèrent. Le progrès intellectuel n’est pas garanti. La tendance de certains nouveaux keynésiens à ignorer le rôle du pouvoir dans la détermination de l’inflation en est juste un autre exemple. On peut encore trouver un autre exemple avec le modèle IS-LM. L’un de ses défauts est d’ignorer ce qui constituait peut-être l’idée la plus importante de Keynes, celle selon laquelle notre connaissance relative à l’avenir « est en général très frêle et souvent négligeable ».

Une récente analyse réalisée par Oscar Valdes Viera nous offre un autre exemple. Les économistes néoclassiques qui essayèrent de "construire des lois économiques qui valideraient l’idée que l’ordre capitaliste existant est universel, naturel et harmonieux" nous éloignèrent de l’idée d’Adam Smith selon laquelle les gens sont des êtres sociaux qui ne sont pas motivés par leur seul intérêt égoïste. Si les économistes avaient mieux suivi Smith plutôt que de se laisser induire en erreur par des motivations idéologiques ou par l’élégance mathématique, ils n’auraient pas eu à redécouvrir l’importance des institutions et la complexité des motivations.

Je n’ai pas écrit tout cela pour décrier l’économie mathématique : je pense que celle-ci a un rôle à jouer (mais limité). En fait, j’appelle les économistes à davantage s’imprégner de l’histoire de leur discipline. S’ils le faisaient, cela pourrait nous épargner d’avoir à réinventer la roue. »

Chris Dillow, « Reinventing the wheel », in Stumbling & Mumbling (blog), 31 juillet 2017. Traduit par Martin Anota

samedi 3 juin 2017

Une introduction à la courbe de Phillips

« Les économistes débattent vivement de la relation entre inflation et chômage depuis la publication il y a soixante ans de l’étude qu’A. W. Phillips a réalisé en étudiant des données relatives à l’économie britannique entre 1861 et 1957. L’idée qu’un marché du travail plus ou moins éloigné du plein emploi puisse se traduire par un ralentissement ou une accélération de la croissance des salaires semble comme un corolaire naturel à l’idée économique standard à propos de la façon par laquelle les prix répondent aux écarts de la demande globale par rapport à l’offre globale. Mais, le débat à propos de la courbe de Phillips s’est révélé et reste féroce.

Comme le marché du travail américain connaît des tensions de plus en plus fortes et que le chômage s’approche de niveaux que nous n’avons pas vus depuis 15 ans, la question qui se pose est si l’inflation est sur le point de faire son retour. Plus largement, à quel point la courbe de Phillips est-elle utile comme guide pour les responsables de la Réserve fédérale qui veulent atteindre une cible d’inflation de 2 % à long terme ? (…)

Pour comprendre la controverse entourant la courbe de Phillips et les limites de son usage comme guide pour la politique économique, regardons brièvement certaines données (…). Le graphique suivant montre la relation entre le taux de chômage, présenté sur l’axe horizontale, et l’inflation salariale deux ans après, indiquée sur l’axe verticale. Les observations sont divisées en trois périodes distinctes : les années soixante en rouge, les années soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix en bleu et la période entre 2000 et 2015 en noir. Parmi les nuages de points, nous montrons des lignes de régression simples pour chaque période. Certes il semble y avoir une relation dans la première période et la dernière (les lignes collent bien), mais pour la deuxième période, c’est une tout autre histoire.

GRAPHIQUE Inflation salariale et le taux de chômage

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Avec ce contexte, nous examinons maintenant l’histoire intellectuelle de la courbe de Phillips. En se basant sur l’expérience au début des années soixante, plusieurs observateurs américains en conclurent qu’il y avait une relation stable et négative entre le niveau de chômage et le niveau d’inflation. Par conséquent, les responsables de la politique économique pouvaient choisir quelle combinaison d’inflation et de chômage ils désiraient. C’est l’interprétation standard de l’article originel de Paul Samuelson et de Robert Solow publié en 1960 qui examinait la relation aux Etats-Unis. (…)

S’il y eut un consensus, il fut temporaire. Dans son allocution présidentielle de 1968 à l’American Economic Association, Milton Friedman a souligné deux points : (1) Phillips a commis l’erreur de ne pas distinguer les salaires réels des salaires nominaux et (2) ce sont les écarts du chômage par rapport à un taux de chômage normal (ou naturel) qui importent. Le premier point signifie qu’il est essentiel de prendre en compte l’inflation anticipée, tandis que le second signifie que les changements de la structure économique peuvent entraîner des variations du chômage qui ne vont pas générer de pressions sur l’inflation, dans un sens ou dans l’autre. (Edmund Phelps a développé en parallèle ce second point.)

Friedman et Phelps ne sont pas venus à ces conclusions en vase clos. Alors que la première moitié des années soixante était caractérisé par une inflation extrêmement faible (les prix grimpaient de 1,25 % par an et les salaires de 3 % par an), la seconde moitié des années soixante fut très différente : à la fin de la décennie, les prix grimpaient au rythme annuel de 4 % et les salaires au rythme de 6 % par an.

Tirant des leçons de tout cela, les chercheurs durent corriger leurs estimations de la courbe de Phillips, en ajoutant divers accessoires. Une approche commune consistait à traiter l’inflation anticipée comme un comportement tourné vers le passé (estimé par rapport à un passé récent), tout en laissant le taux de chômage naturel changer lentement au cours du temps. Cela impliquait que c’est la variation, et non le niveau, de l’inflation qui était liée aux écarts du taux de chômage par rapport à ce taux naturel variable. Les économistes estimèrent ensuite le taux naturel comme étant le niveau de chômage cohérent avec une inflation stable.

La courbe de Phillips augmentée des anticipations, comme on l’appela alors, faisait la distinction entre le court terme, lorsque les salaires et les prix peuvent être visqueux, et le long terme, où ils sont flexibles. Il en résultait qu’à long terme, après que les prix et salaires avaient eu le temps de s’ajuster, l’inflation n’était pas liée aux conditions qui prévalent sur le marché du travail. C’est le corollaire de l’adage de Friedman selon lequel "l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire" ; des variables réelles comme le chômage ne peuvent affecter en permanence les prix agrégés. Donc, même s’il peut y avoir une relation négative de court terme entre les variations de l’inflation et les écarts de chômage par rapport au taux naturel, il n’y a pas de relation à long terme.

Mais les années soixante-dix posèrent de nouveaux défis majeurs pour les adhérents de la courbe de Phillips. Premièrement, l’économie connaissait alors simultanément une forte inflation et un chômage de masse, une situation que l’on finit par qualifier de stagflation (ce sont les triangles bleus dans la partie supérieure du graphique). Deuxièmement, de nouvelles raisons théoriques ont amené à considérer la courbe de Phillips comme un simple artifice instable. En suivant le raisonnement de Friedman et Phelps dans son travail théorique séminal, Robert Lucas a souligné qu’il est important de se focaliser sur les écarts de l’inflation par rapport à son niveau anticipé. Il en tira ce qui finit par être qualifié de "courbe d’offre de Lucas". On peut considérer celle-ci comme une autre version de la courbe de Phillips, mais avec une interprétation profondément différente. Dans le modèle de Lucas, la relation observée entre inflation et chômage n’est pas susceptible d’être stable et elle n’est pas quelque chose que les responsables de la politique économique peuvent exploiter.

Les leçons que l’on pouvait tirer de ces nouvelles idées pour la politique économique étaient importantes. Par exemple, si les dynamiques d’inflation sont dominées par les anticipations tournées vers l’avenir, alors, à l’inverse de ce que suggère la courbe de Phillips tournée vers le passé, il est possible de réduire l’inflation sans pousser le chômage à des niveaux trop élevés. En effet, un engagement de politique crédible, qui convainc les gens qu’une banque centrale résolue va chercher à réduire l’inflation, peut suffire pour réduire l’inflation. En d’autres termes, si les gens croient que les responsables politiques vont agir pour réduire l’inflation, les autorités peuvent y parvenir sans provoquer de récession.

Aujourd’hui, les économistes s’accordent pour dire que l’engagement joue un rôle clé pour promouvoir la stabilité des prix. Il y a aussi des preuves empiriques suggérant qu’un effort agressif et rapide pour réduire l’inflation (soutenu par un engagement de la part des autorités) est moins coûteux. La désinflation Volcker au début des années quatre-vingt en est un bon exemple. En 1979, l’inflation américaine atteignait les deux chiffres, en atteignant un pic à presque 15 %, un record en temps de paix. Un effort concerté par la Fed ramena l’inflation sous les 5 % en trois ans. Mais le coût en fut élevé : le chômage grimpa de presque 5 points de pourcentage en passant de 6 % à presque 11 %. Même si elle était importante, cette hausse du chômage restait moindre que la hausse de 8 points de pourcentage que prédisait la relation naïve estimée en utilisant les données des années soixante. En d’autres termes, l’engagement de Volcker semble avoir payé.

(…) Les modèles macroéconomiques standards (des nouveaux keynésiens) en usage aujourd’hui lient toujours l’inflation aux capacités excédentaires sur le marché du travail. Autrement dit, ils incorporent une courbe de Phillips. Cependant, à la différence de leurs prédécesseurs, ces formulations ne mettent pas en évidence un arbitrage exploitable entre inflation et chômage. En effet, elles impliquent qu’il y a un arbitrage entre la volatilité de l’inflation et les écarts du chômage par rapport au taux naturel (ou de la production par rapport à sa norme). Pour le dire autrement, les modèles qui guident fréquemment la réflexion au sein des banques centrales aujourd’hui permettent aux responsables de la politique économique de choisir seulement la vitesse relative à laquelle ils désirent que l’inflation retourne à sa cible ou le taux de chômage à sa norme.

Cela nous amène au graphique au début de ce billet. Là, nous notions qu’au cours des 15 dernières années, la relation entre le niveau d’inflation et le niveau de chômage semble une fois encore stable. Une simple explication pour ce phénomène est que la Fed a gagné une forte crédibilité, ce qui a contribué à ancrer les anticipations d’inflation à environ 2 %. Quand les anticipations ne changent pas, les défis qui apparurent au cours de la période de forte inflation des années soixante-dix et quatre-vingt s’estompent, stabilisant la courbe de Phillips. (…)

(…) Les économistes disent que la courbe de Phillips s’est aplatie. Qu’est-ce qu’un aplatissement de la courbe de Phillips signifie pour la politique monétaire à l’avenir ? Vous pouvez penser que c’est une invitation pour les responsables de la politique économique à laisser le chômage chuter bien en-deçà du taux naturel et qu’il n’y a pas de risque que cela entraîne une accélération significative de l’inflation. Selon nous, cette tentation est très risquée. Premièrement, rien ne garantit qu’à mesure que l’inflation s’accélère, les anticipations vont restées ancrées là où elles le sont aujourd’hui. Si en fait les anticipations sont revues à la hausse avec le niveau d’inflation, alors la dynamique de la période 1970-2000 (quand la courbe de Phillips était, au mieux, élusive) pourrait faire son retour. Deuxièmement, la relation entre l’inflation et le chômage pourrait être non linéaire. Plus spécifiquement, qu’est-ce qui se passerait si le chômage chutait sous 4 % à un moment ou à un autre ? Est-ce que l’inflation commencerait à augmenter rapidement ? Pour le dire autrement, une courbe qui semble plate à des taux de chômage normaux ou élevés pourrait devenir très pentue à de faibles niveaux (…).

Donc, comme plusieurs économistes et décideurs de politique économique, nous consultons toujours des modèles qui incorporent une relation entre inflation et chômage. Et, près de deux décennies d’inflation stable nous rassurent. Cependant, le retour de ce qui semble être une relation stable entre le niveau du chômage et le niveau d’inflation est probablement juste un autre signe que la politique monétaire a contribué à stabiliser les anticipations d’inflation. Par conséquent, une politique monétaire robuste, qui viserait à limiter de gros risques (notamment de grosses erreurs de politique économique), ne doit pas partir du principe que la courbe de Phillips est stable. Si les anticipations changent, la courbe de Phillips va également changer.

Conclusion : les succès passés dans la restauration de la stabilité des prix ne doivent pas nous amener à être complaisants. Comme guide pour la politique économique, la relation entre l’inflation et le taux de chômage n’est pas plus fiable aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. »

Stephen Cecchetti et Kermit Schoenholtz, « The Phillips curve: A primer », in Money & Banking (blog), 29 mai 2017. Traduit par Martin Anota

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