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Finance internationale

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mardi 28 août 2018

La crise turque

« Les marchés financiers ont été très nerveux à propos de la Turquie ces dernières semaines. Nous passons en revue les opinions des économistes à propos des risques économiques, politiques et géopolitiques et les opportunités de cette situation.

Jamie Powell et Colby Smith écrivent (…) que la crise turque ressemble à l’un de ces classiques effondrements que connaissent les pays émergents : une économie en forte croissance financée par une dette de court terme libellée en dollar et dirigée par un homme fort ayant un penchant pour nommer des proches dans les positions clés du gouvernement. Ainsi, cela rappelle la crise asiatique de 1997 et 1998 (…).

Brad Setser pense que la Turquie partage certes certaines similarités avec les pays qui ont subi la crise asiatique dans les années quatre-vingt-dix, mais qu’il y a aussi d’importantes différences. Les banques turques sont la principale raison pour laquelle la crise de change peut se transformer une crise de financement, en laissant la Turquie sans réserves suffisantes pour éviter un défaut majeur. Mais, à la différence des banques asiatiques, la Turquie a été capable d’utiliser le financement externe en devises étrangères pour soutenir un boom domestique en prêtant des lires aux ménages. Les banques turques n’ont vraiment pas besoin d’emprunter en devises étrangères auprès du reste du monde pour soutenir le niveau actuel de leurs prêts en devises étrangères aux entreprises turques et leur besoin apparent de financement de marché est en lires, non en dollars. En outre, le boom réel du crédit n’est pas venu du prêt en devises étrangères aux entreprises, mais plutôt des prêts en lire aux ménages. Le mystère financier (que Setser va ensuite expliquer) n’est pas de savoir comment les banques ont prêté des devises étrangères aux entreprises domestiques, mais comment elles ont utilisé l’emprunt externe en devises étrangères pour soutenir un prêt domestique en lires.

GRAPHIQUE Dette externe de la Turquie (en milliards de dollars)

Brad_Setser__Dette_externe_de_la_Turquie.png

source : Brad Setser (2018)

Jacob Funk Kirkegaard écrit que les développements économiques poussent inévitablement la Turquie à s’approcher du FMI pour son deuxième renflouement depuis le début du siècle. Les difficultés fondamentales de la Turquie dérivent des déficits jumeaux qu’elle a creusés ces dernières années. Ce qui aggrave les problèmes de la Turquie, ce sont diverses difficultés politiques liées à sa relation avec l’OTAN, l’UE et les Etats-Unis, comme le pays n’a jamais été aussi isolé sur le plan international au cours de ces dernières décennies qu’aujourd’hui. La route pointe donc vers le FMI, mais le Fonds risque de ne pas vouloir aider la Turquie sans que celle-ci adopte en contrepartie des sévères mesures d’austérité, des mesures qui risquent d’affaiblir la mainmise d’Erdogan sur le pouvoir. Mais Erdogan a un certain levier politique potentiel (assez déplaisant), comme une imminente attaque imminente du gouvernement syrien juste au sud de la frontière turque pourrait facilement amorcer un afflux de réfugiés au nord de la Syrie. La décision de la Turquie d’ouvrir ou non ses frontières et d’offrir un refuge aux Syriens pourrait bien dépendre (…) de l’aide économique de l’Occident ou des termes d’un plan de sauvetage du FMI.

Grégory Claeys et Guntram Wolff ne sont pas d’accord à cette idée et affirment qu’une correction des politiques macroéconomiques de la Turquie est nécessaire, mais qu’il est trop tôt pour dire si la Turquie aura besoin d’un programme de sauvetage. Les décideurs européens doivent cependant réfléchir sur ce que doit être la position de l’UE à l’égard de la Turquie. Une crise financière dans un pays voisin de l’UE peut avoir un impact négatif direct sur l’économie de l’UE, principalement via l’exposition de ses banques opérant en Turquie et via le commerce. En outre, une crise en Turquie peut déclencher de possibles effets domino politiques et des changements conséquents dans la politique migratoire de la Turquie, sans mentionner des menaces géopolitiques. Si un programme du FMI était infaisable et si les pays de l’UE en venaient à la conclusion qu’il est dans leur intérêt d’éviter une escalade de la crise turque, l’UE pourrait essayer d’organiser un plan de soutien financier via son programme d’assistance macrofinancière réservé aux pays partenaires hors de l’UE. Mais dans ce cas, l’UE doit décider si un tel instrument doit être utilisé pour obtenir des avancées en matière de valeurs démocratiques ou si l’UE doit avoir une approche plus fonctionnelle et limiter la conditionnalité sur des politiques macro-structurelles spécifiques. (…)

Jim O’Neill estime que la Turquie doit maintenant fortement resserrer sa politique monétaire, réduire l’emprunt étranger et se préparer à l’éventualité d’une sévère récession, durant laquelle l’épargne domestique ne se reconstituera que lentement. Parmi les puissances régionales, la Russie est parfois mentionnée comme possible sauveteur. Alors qu’il n’y a aucun doute que Vladimir Poutine aimerait utiliser la crise turque pour éloigner davantage la Turquie de ses alliés de l’OTAN, Erdogan et ses conseillers se tromperaient s’ils pensaient que la Russie puisse combler le vide financier de la Turquie : une intervention du Kremlin aurait peu d’effet sur la Turquie et exacerberait les défis économiques de la Russie.

José Antonio Ocampo affirme plutôt que les schémas durables dans les pays émergents peuvent ne plus s’appliquer. Au pic des turbulences turques, dans la semaine entre le 8 et le 15 août, les devises de l’Argentine, de l’Afrique du Sud et de la Turquie se sont dépréciées de 8 % à 14 % vis-à-vis du dollar américain. Pourtant les devises des autres pays émergents ne se sont pas dépréciées de plus de 4 %. Cela suggère que la contagion ne se fait pas aussi facilement que par le passé et lue des arrêts brusques (sudden stops) sont peut-être moins probables que par le passé. Même les économies les plus affectées étaient capables de limiter les effets de la chute de leur devise. Cela semble refléter une nouvelle résilience face à la contagion qui s’est formée au cours des dix dernières années, voire plus. Mais cela ne signifie pas que les économies émergentes sont immunisées ; au contraire, elles ont de quoi s’inquiéter, notamment avec l’escalade d’une guerre commerciale. Des politiques réfléchies, avec une amélioration globale du filet de sécurité financier de la part du FMI, restent par conséquent de la plus haute importance. (…) »

Silvia Merler, « The Turkish crisis », in Bruegel (blog), 27 juillet 2018. Traduit par Martin Anota



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« De l’arrêt soudain à la déflation par la dette »

« Comment les pays émergents peuvent-ils gérer l'effondrement des flux de capitaux ? »

« Les hauts et les bas de la croissance turque »

lundi 13 août 2018

La Turquie en proie à une nouvelle crise de change



« Pendant un moment, ceux d’entre nous qui passèrent beaucoup de temps à chercher à comprendre la crise financière asiatique qui éclata il y a deux décennies se sont demandé si la Turquie connaîtrait une répétition de ces événements. C’est ce qui semble se passer.

Voici le scénario : Imaginez au départ un pays qui, pour une raison ou une autre, est devenu un chouchou des prêteurs étrangers et connaît un large afflux de capitaux étrangers pendant plusieurs années. Chose importante, la dette qui s’est ainsi accumulée est libellée en devises étrangères et non en monnaie domestique (ce qui explique pourquoi les Etats-Unis, qui ont reçu beaucoup de capitaux par le passé, ne sont pas aussi vulnérables ; les Américains empruntent en dollars).

A un certain moment, cependant, la fête s’arrête. Il n’est pas crucial de savoir ce qui provoque un "arrêt soudain" (sudden stop) dans le prêt étranger : cela peut être des événements domestiques (…), une hausse des taux d’intérêt américains ou une crise dans un autre pays que les investisseurs considèrent comme similaire au vôtre.

Qu’importe le choc, le problème est que l’endettement auprès du reste du monde a rendu votre économie vulnérable à une spirale fatale. La perte de confiance entraîne la chute de votre monnaie ; cela complique le remboursement de la dette libellée en devises étrangères ; cela nuit à l’économie réelle et dégrade par là davantage la confiance, entraînant une nouvelle chute de votre devise, et ainsi de suite. En conséquence, la dette étrangère explose, en pourcentage du PIB. L’Indonésie est tombée dans la crise des années quatre-vingt-dix avec une dette étrangère inférieure à 60 % du PIB, un niveau assez comparable à celui de la Turquie un peu plus tôt cette année. En 1998, la chute de la roupie a envoyé cette dette à près de 170 % du PIB.

Comment une telle crise finit-elle ? S’il n’y a pas de réponse efficace en termes de politique économique, la monnaie chute et la dette mesurée en monnaie domestique explose jusqu’à ce que chaque personne susceptible de faire défaut le fasse. A ce moment-là, une monnaie faible stimule un boom des exportations et l’économie connaît une reprise associée à d’amples excédents commerciaux. (Cela peut surprendre Donald Trump, qui semble avoir décidé d’instaurer des droits de douane punitifs à l’encontre de la Turquie comme punition pour sa faible devise.)

N’y a-t-il aucune façon de court-circuiter cette funeste mécanique ? Si, mais elle n'est pas aisée. Ce dont vous avez besoin pour réduire les coûts de cette crise est une combinaison d’hétérodoxie à court terme et l’assurance crédible qu’il y aura un retour à l’orthodoxie à plus long terme. Pour cela, il faut arrêter l’explosion du ratio de dette avec une certaine combinaison de contrôles de capitaux temporaires, de couvre-feu contre la fuite paniquée de capitaux et peut-être de répudiation d’une certaine partie de la dette libellée en devises étrangères. Parallèlement, il faut mettre les choses en place pour instaurer un régime fiscalement soutenable une fois que la crise sera finie. Si tout va bien, la confiance va graduellement revenir et vous finirez par être capable de retirer le contrôle des capitaux.

C’est ce que fit la Malaisie en 1998 ; la Corée du Sud, avec l’aide des Etats-Unis, a effectivement fait quelque chose du même genre au même moment, en faisant pression sur les banques pour qu’elles maintiennent leurs lignes de crédit de court terme. Une décennie plus tard, l’Islande s’en est bien tirée avec une combinaison de contrôles de capitaux et de répudiation de dette (à strictement parler, en refusant de prendre la responsabilité publique pour les dettes engrangées par les banquiers privés.)

L’Argentine s’en est aussi bien tirée en adoptant des politiques hétérodoxes en 2002 et, quelques années plus tard, en répudiant les deux tiers de sa dette. Mais le gouvernement Kirchner ne savait pas quand s’arrêter et revenir aux politiques orthodoxes, ce qui prépara la voie pour un retour du pays dans la crise.

Et peut-être que cet exemple montre à quel point il est difficile de faire face à ce genre de crise. Vous avez besoin d’un gouvernement qui soit à la fois flexible et responsable, mais aussi, évidemmentr, assez compétent techniquement pour adopter des mesures spéciales et assez honnête pour adopter ces mesures sans basculer dans une corruption massive.

Malheureusement, cela ne ressemble pas à la Turquie d’Erdogan. Bien sûr, cela ne ressemble pas non plus aux Etats-Unis de Trump. Les Américains ont donc bien de la chance de s’endetter en dollars. »

Paul Krugman, « Partying like it’s 1998 », 11 août 2018. Traduit par Martin Anota



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« De l’arrêt soudain à la déflation par la dette »

« Comment les pays émergents peuvent-ils gérer l'effondrement des flux de capitaux ? »

samedi 7 avril 2018

Quelles sont les répercussions macroéconomiques des variations du taux de change ?

« Les effets macroéconomiques des variations du taux de change font depuis longtemps l’objet de débats en économie internationale. Traditionnellement, les commentaires se sont essentiellement focalisés sur la relation entre le taux de change effectif et le solde commercial. Cependant, le processus de globalisation financière a entraîné un fort accroissement des positions en actifs et passifs étrangers, mais aussi une plus grande dispersion des positions en devises étrangères, plusieurs pays constituant soit de larges créanciers nets, soit de larges débiteurs en devises étrangères. Cette évolution a amené les économistes à ne peut considérer le solde commercial et à élargir la focale pour prendre en compte les bilans externes des pays. Cette note passe brièvement en revue la littérature sur l’impact macroéconomique des variations du taux de change.

On peut considérer le taux de change et l’économie réelle d’un pays comme étant sous l’influence de forces communes, comme la politique monétaire domestique et les politiques monétaires étrangères ou encore la demande domestique et la demande étrangère. Si, par exemple, la politique monétaire domestique est restrictive, cela doit avoir des effets récessifs sur la production et entraîner une appréciation du taux de change. Mais est-ce que l’appréciation amplifie ou atténue (ceteris paribus) l’effet initial du resserrement monétaire sur l’économie réelle ? Ou, plus généralement : comment les variations du taux de change affectent l’économie ?

Traditionnellement, les économistes se sont focalisés sur le solde commercial


Traditionnellement, la discussion s’est focalisée sur l’effet que le taux de change effectif peut exercer sur le PIB via le solde commercial (c’est-à-dire le canal du commerce). La croyance conventionnelle en macroéconomie ouverte est que, toute chose égale par ailleurs, une appréciation du taux de change effectif a des effets récessifs sur l’activité en raison d’une chute des exportations nettes. Cette conclusion se base de la « condition Marshall-Lerner ». En s’appuyant sur cette condition, Mundell (1963) et Fleming (1962) ont étendu le cadre analytique du modèle IS-LM classique en introduisant un environnement en économie ouverte pour capturer la relation entre une petite économie ouverte et le reste du monde.

La mécanique du modèle va comme suit : une hausse de l’activité économique domestique, disons en raison d’une relance budgétaire, entraîne une hausse de la demande de liquidité, ce qui pousse le taux d’intérêt domestique au-dessus du taux d’intérêt mondial. Si la mobilité des capitaux est imparfaite, les épargnants étrangers placent des capitaux dans la petite économie ouverte pour profiter des écarts de taux d’intérêt et, par conséquent, la devise domestique s’apprécie. Cette appréciation va accroître le prix des biens exportés et réduire celui des biens importés, ce qui entraîne au final une baisse des exportations nettes et, donc, une chute de la production.

… mais il y a aussi des effets de second tour bénéfiques pour la croissance


Cependant, une appréciation peut aussi stimuler l’activité via le canal du commerce si la condition Marshall-Lerner n’est pas vérifiée. Par exemple, l’offre globale peut augmenter grâce à la chute du prix des biens intermédiaires qui sont importés. Si ces effets sont plus forts que la baisse des exportations, l’effet global d’une appréciation sera expansionniste. Kim et Ying (2007) discutent de ce cas et présentent certaines preuves empiriques allant dans ce sens pour les pays d’Amérique latine.

Analyses empiriques et modification du modèle de base


Cette approche classique visant à comprendre l’impact macroéconomique des variations du taux de change a fait l’objet de nombreuses études empiriques. Kim et Ying (2007) ont étudié la relation entre la croissance économique et l’appréciation de la devise et constaté que les dévaluations semblent avoir eu de puissants effets expansionnistes dans les pays d’Asie de l’est. Dans cette lignée, Bussière, Lopez et Tille (2014) ont aussi trouvé des preuves empiriques suggérant que l’appréciation a un impact négatif sur la croissance. De même, Kappler et ses coauteurs (2013) ont constaté que les exportations nettes et la production tendent à chuter suite à d’amples appréciations du taux de change pour un large ensemble de pays. De plus, les investigations empiriques portant sur des pays spécifique qu’ont réalisées Huh (1999) et Razzaque et ses coauteurs (2017) confirment aussi les implications du modèle Mundell-Fleming pour les économies australienne et bangladaise.

Avec la mondialisation financière, les positions en devises étrangères jouent un rôle crucial


Cependant, les économies ne sont pas liées les unes aux autres par les seuls flux commerciaux. En l’occurrence, au cours des deux dernières décennies, le processus de globalisation financière s’est traduit par une forte hausse des positions en actifs et passifs étrangers des pays, mais aussi par une plus grande dispersion dans les positions en devises étrangères, plusieurs pays étant soit de larges créanciers nets, soit de larges débiteurs nets en devises étrangères. En outre, les flux de portefeuille des Etats-Unis vers les pays émergents se sont rapidement accrus, en particulier au cours des années deux mille. Cela a amené les économistes à déplacer leur focale du solde commerciale vers les bilans externes des pays.

Blanchard et ses coauteurs (2015) se sont penchés sur la mondialisation financière en étudiant les effets de différents types de flux de capitaux sur le taux de change et la croissance. Ils affirment que la nature des entrées de capitaux dans le cas des appréciations est cruciale pour leurs effets économiques globaux. Dans leur modèle, les entrées de capitaux en obligations sont toujours récessives dans la mesure où elles entraînent juste une appréciation de la devise, ce qui se traduit alors par une baisse des exportations nettes. A l’inverse, les investissements étrangers hors obligations peuvent réduire leurs taux et donc réduire le coût de l’intermédiation financière, ce qui mène à un boom du crédit. Cet effet expansionniste sur la production peut dominer l’effet récessif résultant de l’appréciation associée à l’entrée initiale de capitaux. Cette évaluation théorique est soutenue par des estimations analysant un échantillon de pays émergents. L’impact macroéconomique des variations du taux de change via l’exposition aux devises étrangères est important pour les pays émergents. Comme l’ont notamment constaté Lane et Shambaugh (2010) et Bénétrix et ses coauteurs (2015), après la crise financière asiatique, les pays émergents ont commencé à améliorer leurs positions nettes en devises étrangères, principalement en raison de leurs excédents de compte courant et en augmentant le poids des actions, au détriment des obligations, dans leurs passifs. En 2004, les pays émergents étaient en moyenne détenteurs nets en devises étrangères, ce qui indique qu’une appréciation du taux de change peut avoir des effets récessifs sur l’économie domestique dans la mesure où la valeur des actifs étrangers diminue. Donc, une dépréciation du taux de change peut être expansionniste. Georgiadis et Mehl (2015), par exemple, constatent que l’effet des assouplissements monétaires domestiques, qui déclenchent une dépréciation du taux de change, est amplifié dans les pays avec une plus large position nette en devises étrangères. L’amélioration globale dans l’exposition nette en devises, cependant, masque souvent une hétérogénéité significative entre les secteurs. Si les gouvernements et les banques centrales dans les pays émergents ont de plus en plus accumulé des réserves de change, le secteur des entreprises reste souvent en large débiteur en devises étrangères, en particulier en dollars américains. McCauley et ses coauteurs (2015) estiment que le stock de dette libellée en dollar détenu par les agents non bancaires dans les pays émergents s’élevait à 3.300 milliards de dollars en mars 2015. Cette dette libellée en dollar est souvent adossée par des actifs et flux de trésorerie en devise locale, créant une asymétrie en termes de devises dans les bilans des entreprises.

De même, Bruno et Shin (2015) et Hofmann et ses coauteurs (2016) affirment que si une telle asymétrie dans le secteur privé existe, les variations du taux de change bilatéral du dollar américain peut affecter les conditions financières dans les pays émergents, via le « canal de la prise de risque » (risk-taking channel) : quand la devise locale s’apprécie vis-à-vis du dollar, les bilans des emprunteurs semblent plus robustes, ce qui améliore leur solvabilité. Les créanciers sont alors plus enclins à prêter davantage (…) et l’offre de crédit augmente, ce qui affecte directement les conditions financières. Donc, les entreprises débitrices font face à de meilleures conditions de crédit. L’amélioration des conditions de financement stimule l’investissement et exerce des effets expansionnistes sur l’économie domestique et améliore même la position budgétaire du gouvernement. Hofmann et ses coauteurs (2016) constatent qu’une appréciation de la devise vis-à-vis du dollar américain est associée à un assouplissement des conditions financières et à une hausse des afflux de portefeuille dans les fonds obligataires souverains des pays émergents. De plus, Bruno et Shin (2015) constatent, en étudiant les pays développés et les pays émergents, qu’une appréciation vis-à-vis du dollar est associée à une hausse des flux bancaires au cours du trimestre suivant.

Que disent les données empiriques internationales ? Effets commerciaux versus effets financiers


Kearns et Patel (2016) distinguent le canal commercial (tel qu’il apparaît dans la vision traditionnelle) du canal de la prise de risque en comparant les effets des variations des taux de change pondérés en fonction des échanges ou de la dette sur l’économie. Les données suggèrent que le canal de la prise de risque peut significativement être plus important que le canal commercial pour les pays émergents et que la magnitude du canal de la prise de risque est plus forte pour les pays émergents fortement endettés en devises étrangères. D’un autre côté, ils constatent que le canal commercial domine dans les pays développés. De plus, ils montrent que le canal de la prise de risque est particulièrement fort pour l’investissement, tandis que l’effet sur la consommation est négligeable. Ce résultat est confirmé par Avdjiev et ses coauteurs (2018) dont les constats suggèrent que le canal de la prise de risque domine le canal commercial pour les pays émergents. (…) »

Pablo Anaya, « The macroeconomic effects of exchange rate movements », in DIW Roundup, 20 février 2018. Traduit par Martin Anota

lundi 26 février 2018

Les déficits jumeaux de Trump

« Il y a plusieurs années, quand les dinosaures foulaient encore la terre et que certains Républicains tenaient encore des propos raisonnés, l’administration Reagan a poursuivi une politique de réduction d’impôts et de militarisation alors même que la Fed resserrait sa politique monétaire pour lutter contre l’inflation. Cette configuration des politiques conjoncturelles présente quelque ressemblance avec celle que l’on observe actuellement avec la Trumponomics. Et deux choses sont survenues plus ou moins au même instant : pour la première fois, les Etats-Unis ont commencé à creuser de larges déficits budgétaires en temps de paix, alors même que l’économie est au plein emploi, et, parallèlement, nous avons commencé à générer des déficits commerciaux amples et soutenus.

A l’époque, Martin Feldstein a lié ces deux phénomènes en parlant de "déficits jumeaux" (twin deficits). Même si cela simplifiait un peu trop les choses (à la fin des années quatre-vingt-dix, l’économie américaine connaissait simultanément des excédents budgétaires et des déficits commerciaux, grâce à un boom de l’investissement), le raisonnement avait du sens. La relance budgétaire a directement accru les déficits commerciaux en stimulant la demande globale et la collision budgétaire-monétaire a conduit à un relèvement des taux d’intérêt, ce qui poussa également le dollar à la hausse et réorienta les dépenses des biens américains vers les biens étrangers.

Le toujours très intéressant Brad Setser suggère qu’une histoire similaire se déroule peut-être aujourd’hui, avec les réductions d’impôts alimentant un déficit commercial croissant ; ce qui serait ironique, dans la mesure où Trump n’a cessé d’être obnubilé par les déficits commerciaux et d’y voir la source de tous les maux économiques. Son billet est bien intéressant à lire, mais il y a quelques points sur lesquels j’aimerais bien revenir.

Je veux notamment souligner que, jusqu’à présent, nous n’avons observé que de modestes hausses des taux d’intérêt et absolument aucune appréciation du dollar. Donc, cela ne ressemble pas beaucoup à la Reaganomics pour l’instant. Peut-être que cela va finir par arriver ; ou peut-être que les réductions d’impôts de Trump ne vont pas beaucoup stimuler l’activité économique, mais juste alimenter les bénéfices non distribués ou être utilisées pour financer des rachats d’actions qui ne stimuleront pas beaucoup les dépenses de consommation. Ou peut-être que, comme Setser le suggère implicitement, (…) concernant les réductions d’impôts, d’autres facteurs, comme le renforcement de l’économie européenne, pousseront fortement le dollar à la baisse.

J’aimerai mieux saisir ce que dit Setser sur le revenu des investissements. Il écrit : "L’économie américaine a maintenant un large stock de dette externe, donc un taux d’intérêt nominal plus élevé aux Etats-Unis entraîne mécaniquement des paiements d’intérêts plus élevés sur cette dette externe (les paiements d’intérêts constituent une grosse partie du solde des revenus dans le compte courant, le reste comprenant le revenu des dividendes sur les investissements directs à l’étranger). La dette externe des Etats-Unis a régulièrement augmenté pour atteindre environ 50 % du PIB, donc une hausse d’un point de pourcentage du taux d’intérêt nominal se traduit par une hausse du montant des intérêts que les Etats-Unis vont devoir payer au reste du monde équivalente à un demi-point de pourcentage du PIB".

D’accord, je ne suis pas sûr du montant de dette externe auquel il se réfère. La position d’investissement international nette des Etats-Unis est d’environ – 44 % du PIB. Nos passifs bruts sont bien plus amples, s’élevant à environ 170 % du PIB, avec la composante dette de ces passifs d’environ 70 %. Tout effet d’intérêt doit affecter les passifs bruts, donc je pense que c’est plus important qu’il ne le suggère.

Premièrement, alors que les étrangers ont maintenant beaucoup d’actions aux Etats-Unis, ces derniers représentent toujours l’équivalent d’un hedge fund parmi les nations : notre dette est libellée en dollars et nous détenons des actifs qui sont effectivement en devises étrangères. Contrairement à ce que connaissent la plupart des nations débitrices, cela a pour curieuse conséquence que toute hausse du dollar aggrave notre position d’investissement nette : les passifs gonflent avec le taux de change de notre devise, pas nos actifs. Cela signifie aussi qu’une appréciation du dollar tend à avoir un effet négatif sur notre solde de revenu des investissements, si on laisse de côté les taux d’intérêt, parce que la valeur en dollars du revenu des sociétés américaines à l’étranger déclinera.

Deuxièmement, même si une grosse partie de nos passifs étrangers constitue une dette, il y a aussi beaucoup d’actions ; il y en a tellement que Rosenthal estime qu’environ un tiers des réductions d’impôts accordées aux entreprises iront au reste du monde. C’est un autre choc puissant pour le solde sur le revenu des investissements.

Donc sommes-nous dans une ère trumpienne de déficits jumeaux ? Oui, probablement. Mais les canaux via lesquels ces déficits apparaîtront seront quelque peu différents de ceux de l’époque de Reagan. »

Paul Krugman, «Trump’s twin deficits », 16 février 2018. Traduit par Martin Anota

mercredi 26 avril 2017

L’excédent combiné de l’Asie et de l’Europe est resté élevé en 2016

« Il y a longtemps, j’ai avoué que j’aimais lire les Perspectives de l’économie mondiale du FMI du début à la fin. Bon, il est vrai que j’ai sauté quelques chapitres. Mais je prête une attention particulière aux tables de données du FMI (la base de données électronique des Perspectives de l’économie mondiale est aussi très bien faite, même si elle manque malheureusement de données relatives à la balance des paiements).

GRAPHIQUE 1 Solde du compte courant des pays excédentaires d’Asie et d’Europe (en milliards de dollars)

Brad_Setser__Solde_courant_des_pays_excedentaires_d_Asie_et_d_Europe.png

Et les tables de données montrent que l’excédent de compte courant combiné de l’Europe et des pans manufacturés de l’Asie (un excédent qui reflète l’excédent d’épargne de l’Asie et la faiblesse relative de l’investissement de l’Europe) est resté assez élevé en 2016. L’excédent de la Chine a un peu baissé en 2016, mais cela n’a pas réellement réduit l’excédent total des principaux exportateurs asiatiques de biens manufacturiers.

GRAPHIQUE 2 Soldes de compte courant de la Chine, du Japon et des nouveaux pays industrialisés d'Asie (en milliards de dollars)

Brad_Setser__Soldes_courants_Chine_Japon_nouveaux_pays_industrialises.png

L’essentiel de la chute de l’excédent chinois a été compensé par une hausse de l’excédent japonais. Les tableaux de données des Perspectives de l’économie mondiale suggèrent que les exportations nettes représentaient environ la moitié de la croissance de 1 % du Japon ; la croissance japonaise ne repose toujours pas sur une expansion de la demande interne. Et l’excédent combiné de la Corée du Sud, de Taïwan, de Singapour et de Hong Kong reste bien plus ample qu’avant la crise financière mondiale de 2008. Les nouveaux pays industrialisés d’Asie (la Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour) génèrent maintenant collectivement un excédent plus large que la Chine. Par conséquent, en termes de dollars (et aussi relativement au PIB des partenaires à l’échange asiatiques), l’excédent combiné de l’Asie « manufacturière » n’a pas beaucoup baissé au cours des dix dernières années.

La taille de l’excédent combiné de l’Europe et de l’Asie manufacturière signifie nécessairement que d’autres pans majeurs du monde connaissent de larges déficits dans les biens manufacturés. (…) Les gros exportateurs de pétrole et de gaz vont fondamentalement échanger du pétrole contre des biens étrangers (et des vacances) et des parties de l’Asie et de l’Europe vont également avoir à échanger des biens manufacturés contre de l’énergie. Mais les gros pays exportateurs de biens manufacturés d’Asie et d’Europe ne peuvent pas maintenir des excédents aussi massifs en l’absence d’un déficit commercial américain ; ce dernier est aujourd’hui aussi large qu’en 2005 et en 2006. Il y a tellement de manières par lesquelles la balance des paiements courants mondiale peut s’équilibrer.

Tandis que l’excédent de parties clés de l’économie mondiale n’a pas beaucoup changé, la nature des afflux financiers qui canalisent l’excédent de compte courant d’Europe et d’Asie (leurs excédents d’épargne) au reste du monde a certainement changé. Mis à part quelques pays (la Suisse et peut-être Singapour), les gouvernements ne canalisent pas directement les fonds à l’étranger via l’accumulation de réserves et d’actifs par leurs fonds souverains.

(…) La croissance des avoirs officiels a été corrélée avec la forte accumulation de leur excédent combiné avant la crise (pour aller plus loin, voir le document de travail de Joe Gagnon de 2013 et le livre qu’il devrait prochainement publier avec Fred Bergsten) et les pays qui ont historiquement contribué à l’essentiel de l’accumulation de réserves réduisent maintenant leur stock d’actifs.

De manière générale, au cours des dix dernières années, l’excédent d’Asie n’a pas beaucoup changé tandis que l’Europe a remplacé les exportateurs de pétrole comme deuxième grande source derrière les déséquilibres de paiements mondiaux. Et les sorties de capitaux privés plutôt sont devenues la principale contrepartie financière aux amples excédents de compte courant dans le monde à la place des sorties de capitaux officiels. Cela se révèle important pour la composition des afflux de capitaux vers les Etats-Unis : le monde achète moins de bons du Trésor et plus d’obligations d’entreprises américaines ; bien que l’Asie semble aussi avoir repris confiance envers Freddie et Fannie.

Les assureurs taïwanais, les fonds de pension coréens et les banques japonaises ont plus de tolérance vis-à-vis du risque que les traditionnels gestionnaires de réserves des banques centrales. C’est également vrai pour les assureurs allemands, les fonds de pension danois et les gestionnaires de réserves de Suisse, qui ont plus de liberté que la plupart de leurs contreparties pour acheter des actions et des obligations d’entreprises en plus des actifs de réserves traditionnels. De tels changements dans la composition des afflux vers les Etats-Unis peuvent contribuer à expliquer pourquoi le FMI constate que, relativement aux fondamentaux, les spreads des entreprises américains semblent un peu serrés.

Un dernier point : Le Trésor américain soupçonne que cette chute de la croissance des réserves est en grande partie une fonction de la force du dollar et il a exprimé ses inquiétudes à l’idée que cela puisse ne pas être durable dans son plus récent rapport sur les changes étrangers.

Je suis généralement d’accord : les banques centrales du monde sont historiquement bien plus intervenues quand le dollar était faible que lorsque le dollar était fort. Les pays qui connaissent les plus amples excédents doivent utiliser les bilans de leurs administrations publiques quand le marché ne veut pas financer le déficit externe américain. Mais je soupçonne aussi que les plus grands pays excédentaires au monde sont désormais un peu plus compétents que dans le passé pour dissimuler leurs interventions ; les fonds souverains peuvent garder leurs actifs étrangers hors des comptes de la banque centrale, les fonds de pension publics font souvent le gros du travail et, dans le cas de la Chine, la croissance des prêts étrangers des banques publiques chinoises est susceptible d’avoir réduit structurellement le rythme de la croissance des réserves en période favorable. Quand l’intervention revient, cela peut ne pas être principalement via l’usage de bilans de banques centrales. »

Brad Setser, « The combined surplus of Asia and Europe stayed big in 2016 », in Follow the Money (blog), 20 avril 2017. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La fin des déséquilibres globaux ? »

« Pourquoi les déséquilibres globaux se sont-ils résorbés ? »

« Les déséquilibres globaux sont-ils à un tournant ? »

« Adopter le modèle allemand ou sauver l’euro »

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