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Tag - Chine

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mardi 26 mars 2019

Pourquoi les déséquilibres de la Chine font de sa politique industrielle un pari risqué

« La Chine a adopté une politique visant à "localiser" en son sein la production de l’essentiel des biens de haute technique dont son économie a besoin. C’est le cœur de son projet "made in China 2025" (qui, officiellement, a disparu, mais les politiques qui lui sont sous-jacentes semblent toujours en vigueur). Ce programme repose sur une combinaison de subventions (certaines déguisées, dans la mesure où elles passent par des fonds d’investissement soutenus par l’Etat et les secteurs financiers) et de clauses favorisant les achats de produits domestiques.

Au cours de son histoire, la Chine a régulièrement laissé divers pans de l’Etat chinois concurrencer, absorber les pertes et ensuite se consolider autour des firmes en réussite. D’autres pays s’inquièteraient face à de telles pertes. Mais la Chine est bonne pour les dissimuler et elle a su absorber de larges pertes comme un coût inévitable de sa croissance rapide. L'argument habituel avancé contre l’idée d’une telle combinaison de politique industrielle et de protectionnisme est qu'elle ne fonctionnera tout simplement pas. Un pays qui subventionne ses industries finit avec des industries inefficaces. Les protections visant à privilégier les achats de produits domestiques protègent les entreprises locales inefficaces de la concurrence mondiale et cela laissera au final les utilisateurs d'équipements chinois avec des produits inférieurs.

Mais la Chine est, pour reprendre la phrase de Philip Pan, l’État qui n'a pas réussi à échouer.

Le cas de Huawei est significatif pour diverses raisons. Ses origines sont complexes, mais cette entreprise n'a clairement pas commencé comme un Goliath public. Elles'est révélée en Chine et dans le reste du monde avant d’émerger comme le champion national chinois dans l’industrie d'équipement en télécommunications.Mais elle a aussi clairement bénéficié des achats préférentiels de produits domestiques par les firmes de télécommunication publiques et d’énormes montants de financement de l’exportation (pour ses clients, pas directement pour elle-même). Et il se pourrait qu’elle possède désormais un avantage technologique en plus de son avantage en termes de coûts dans l’équipement d’infrastructure nécessaire pour la 5G.

Par conséquent, je ne pense pas que les Etats-Unis puissent partir de l’hypothèse que les subventions que la Chine accorde son industrie aéronautique et son secteur des semi-conducteurs échoueront. Les efforts de la Chine sont susceptibles d’être coûteux, mais ils risquent aussi de produire un champion national chinois qui produira des équipements fonctionnels avec un faible coût de production marginal (les échecs passés de la Chine dans le secteur semi-conducteurs ne l’ont pas empêché d’essayer de nouveau).

Il y a cependant un second argument pour adopter une approche mesurée à l’égard des politiques industrielles de la Chine : leur impact mondial sera modeste.La Chine peut réduire les exportations futures des Etats-Unis en construisant son propre concurrent au Boeing 737 et aussi réduire les exportations futures de l’Europe si Airbus décide de construire l’A330 en Chine et la Chine achète des moteurs Rolls-Royce « made in China » pour le C929 et l’A330.Mais au final une Chine qui n’importe pas ne devrait pas beaucoup exporter.

C’est dans un sens la contrainte naturelle sur les politiques de la substitution des importations. Une taxe sur les importations est aussi, selon l’économie internationale de base, une taxe sur vos exportations. C’est le raisonnement que suit Krugman pour expliquer l’échec du protectionnisme de Trump à réduit le déficit commercial des Etats-Unis : "Bien sûr, les droits de douane peuvent réduire les importations des biens qui sont sujets à ces droits de douane et ainsi réduire le déficit commercial dans des secteurs en particulier, mais c’est comme appuyer sur un ballon : vous écrasez l’endroit où vous appuyez, mais cela ne fera qu’augmenter d’un même montant un autre endroit. L’appréciation du dollar, qui nuit aux exportations, est l’un des principaux canaux par lesquels les déficits commerciaux sont susceptibles de se maintenir. Mais le résultat fondamental, le fait que les droits de douane ne réduisent pas le déficit commercial global, est clair". Remplacez "droits de douane" par "subventions et clauses favorisant les achats de produits domestiques" qui agissent comme des barrières aux importations et le même processus s’appliquera à la Chine.

La Chine peut réussir dans certains secteurs, mais lors du processus elle va effectivement y perdre dans d’autres. (…) En fait, derrière le projet de la Chine 2025, les Chinois veulent faire des semi-conducteurs plutôt que continuer à faire de l’industrie textile et un travail d’assemblage à faible valeur ajoutée. S’ils parvenaient à faire des puces et avions, ils en seraient heureux. Mais cela signifie plus d’exportations bangladaises de vêtements et plus d’assemblage d’électronique au Vietnam, et donc plus de demande d’avions de la part de ces pays, ce qui aiderait Boeing et Airbus à compenser les commandes perdues en Chine, et ainsi de suite.

Tout cela ne survient pas tout seul, l’ajustement immaculé est un mythe. Les prix doivent s’ajuster pour créer les incitations économiques pour qu’il y ait ajustement. Mais en théorie si vous n’importez pas beaucoup, vos importateurs ne vont pas avoir besoin de beaucoup de devises étrangères. Donc lorsque vos exportateurs veulent vendre les devises étrangères qu’ils gagnent à l’étranger pour rémunérer la main-d’œuvre et rapatrier leurs profits, ils vont augmenter le prix de la devise locale. Et le taux de change plus élevé réduit à son tour les exportations au cours du temps.

En d’autres termes, si la Chine 2025 réussit, la Chine devra à la fois importer et exporter moins. Ces secteurs manufacturiers aux Etats-Unis et en Europe qui exportent aujourd’hui le plus vers la Chine vont en être affectés, mais l’impact mondial agrégé sera modeste.

Cependant quelque chose m’inquiète ici : la base macroéconomique de l’ajustement d’après-crise de la Chine est fragile. La chute d’après-crise de l’excédent chinois vient d’une combinaison de relance budgétaire (hors Budget, finançant l’investissement des gouvernements locaux dans les infrastructures) et d’une forte hausse du crédit domestique. L’investissement, en pourcentage du PIB chinois, notamment un investissement public, est supérieur à ses niveaux d’avant-crise. Il s’élève toujours à 45 % du PIB chinois. C’est dix points de pourcentage de PIB de plus que son niveau en 2000.

GRAPHIQUE L’investissement chinois (en % du PIB)

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Et le FMI, parmi d’autres, pense que l’équilibre macroéconomique courant est intrinsèquement instable, dans la mesure où il repose sur une relance insoutenable qui mène à une hausse insoutenable de la dette.

Fondamentalement, le maintien de l’excédent de compte courant de la Chine à un faible niveau quand le taux d’épargne de la Chine est proche de 45 % du PIB (et l’épargne du secteur des ménages représente 23 % du PIB, 15 points de pourcentage PIB au-dessus de la moyenne mondial) pose un problème.

GRAPHIQUE Taux d’épargne national (en % du PIB)

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Longmei Zhang, Ray Brooks, Ding Ding, Haiyan Ding, Hui He, Jing Lu et Rui Mano du FMI l’indiquent bien : "Le taux d’épargne national élevé de la Chine (l’un des plus élevés au monde) est au cœur de ses déséquilibres externes et internes. Cette forte épargne finance un investissement élevé quand elle est détenue par les résidents ou mène à d’amples déséquilibres externes quand elle afflue à l’étranger… Quand elle est détenue par les résidents, la forte épargne est souvent intermédiée via le système financier et peut alimenter des booms de l’investissement basé sur le crédit. Le déséquilibre externe de la Chine s’est fortement réduit (avec l’excédent du compte courant baissant à 2 % du PIB) depuis la crise financière mondiale, mais il a été remplacé par un accroissement du déséquilibre interne. L’épargne a été absorbée par un investissement élevé, qui est sujet à des rendements décroissants".

Donc, qu’est-ce qui m’inquiète ? L’intersection entre les politiques industrielles de la Chine et son ajustement externe incomplet.

Dans une économie normale, une réduction des importations amènerait la devise à s’apprécier et réduirait les exportations, créant un mécanisme naturel pour ramener le monde à l’équilibre. La Chine importerait moins d’avions et de processeurs, et exporterait moins de routeurs et de machines de commutation (Huawei) et de moteurs industriels et ainsi de suite (ou, dans la version chinoise, moins de vêtements et d’électronique bas de gamme).

Mais dans le cas de la Chine, il est possible que le stimulus économique résultant de la substitution de la production chinoise aux importations (une hausse des exportations nettes) soit compensée par une réduction de la relance de la Chine. Cela atténuerait la pression à la hausse sur le yuan. Donc, les politiques industrielles de la Chine peuvent finir par réduire les importations de la Chine dans les secteurs où elle importe aujourd’hui beaucoup sans réduire automatiquement les exportations chinoises.

Donc, il demeure selon moi un risque non négligeable que la Chine passe à un certain moment d’un équilibre macroéconomique caractérisé par une large relance, un fort investissement, une forte épargne et un faible excédent externe à un équilibre caractérisé par un faible investissement, une forte épargne et un excédent externe élevé. La Chine est passée des exportations à l’investissement durant la crise. Elle peut revenir aux exportations si elle permettait au yuan de flotter et le yuan ira à la baisse…

Il est difficile, du moins pour moi, d’imaginer qu’une situation gagnante pour tout le monde émergera des négociations autour des politiques industrielles de substitution aux importations de la Chine. Je ne considèrerais pas la délocalisation en Chine dela production des composants d’avions des constructeurs de l’aviation civile américaine comme une "victoire" pour les travailleurs américains. Si elle devait revenir sur sa politique de substitution aux importations, je ne suis pas sûr que la Chine y voie une victoire.

Une solution gagnante pour tous pourrait venir d’une extension de l’assurance sociale de la Chine et d’une réduction de l’énorme stock d’épargne domestique qui, dans un sens, laisse la Chine investir en toute liberté dans tout un éventail de projets de rattrapage risqués sans avoir à beaucoup s’inquiéter des pertes qu’elle pourrait connaître sur le chemin. Bref, d’une réduction du taux d’épargne domestique de la Chine pour ramener l’équilibrage externe de la Chine sur une trajectoire plus soutenable. »

Brad Setser, « Why China's incomplete macroeconomic adjustment makes China 2025 a bigger risk », in Follow the Money (blog), 14 mars 2019. Traduit par Martin Anota

vendredi 15 février 2019

Le ralentissement chinois et l’économie mondiale

« Il semble à présent que la Chine est entrée dans un véritable ralentissement. Il y a plein d’indicateurs majeurs qui le suggèrent. J’aurais dû accorder plus de poids, par exemple, au ralentissement des exportations européennes vers la Chine au cours de l’année 2018.

GRAPHIQUE 1 Variation des importations chinoises en provenance de l’UE (en %)

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Les importations totales de la Chine sont restées assez robustes jusqu’à ces deux derniers mois. Mais désormais elles baissent. Fortement.

GRAPHIQUE 2 Variation d’une sélection d’importations de la Chine (en %)

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Au sens profond, le ralentissement de la Chine ne devrait pas nous surprendre. La Chine a resserré sa politique conjoncturelle l’année dernière. L’équipe asiatique de Goldman a publié un graphique très intéressant début janvier qui montrait une forte consolidation dans "le déficit budgétaire augmenté" et il semble que les efforts de la Chine pour freiner la croissance du shadow banking et introduire un peu de discipline de marché dans le prêt ont réduit le flux de crédit vers les entreprises privées (…).

Par le passé, la Chine a régulièrement resserré de trop et freiné une économie qui dépend toujours structurellement du crédit pour générer de la demande interne (le revers de la forte épargne) tout en essayant de sevrer l’économie du crédit bancaire et du shadow banking. Regardez la faiblesse des importations chinoises dans le graphique ci-dessus fin 2014 et pour l’essentiel de 2015. Voilà le dernier cycle de "resserrement".

Mais l’ampleur de l’actuel ralentissement est maintenant de plus en plus manifeste dans un large ensemble de données, que ce soit les données de la Chine ou les données de ses partenaires à l’échange.

GRAPHIQUE 3 Variation des importations chinoises en provenance d'Asie, des Etats-Unis, de l'UE et du reste du monde (en %)

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Et cela soulève la question quant à savoir comment un ralentissement chinois impacterait le monde.

Il y a quelques bonnes nouvelles à ce propos. La Chine n’est (toujours) pas aussi importante qu’on le croit pour les biens manufacturés du reste du monde. Les importations globales (de biens) de la Chine sont significatives, autour de 2.000 milliards de dollars. Mais environ un tiers de ces importations concernent les produits de base, environ un tiers de ces importations concernent des composants destinés à être réexportés (dites-vous 800 milliards de dollars d’importations de composants relativement à des exportations d’environ 2.400 milliards de dollars) et un peu moins d’un tiers de ces importations sont des importations de biens manufacturés que la Chine utilise vraiment chez elle.

Et cela signifie que la Chine importe moins pour la demande mondiale de biens manufacturés que, par exemple, les Etats-Unis. Les importations chinoises de biens manufacturés pour usage propre (…) représentent pratiquement un tiers des importations américaines de biens manufacturés. Environ un peu moins d’un tiers.

GRAPHIQUE 4 Importations de biens manufacturés des Etats-Unis et de la Chine (en milliards de dollars)

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Les Etats-Unis n’utilisent pas leurs importations pour la réexportation, mais les exportations américaines de biens manufacturés sont si faibles (environ 5 % du PIB étasunien) que les importations pour la réexportation peuvent être largement ignorées. Le contenu importé des exportations américaines est toujours (…) relativement faible.

Conclusion : en ce qui concerne la fourniture du reste du monde en biens manufacturés, les Etats-Unis sont toujours sans équivalents. La Chine reste en deuxième division.

Cela ne signifie pas que la demande d’importations chinoises n’importe pas du tout : 600 milliards d’importations, ce n'est pas rien. Quand les importations chinoises augmentaient assez fortement fin 2017 et début 2018, cela fournissait un coup de pousse aux diverses régions autour du monde qui avaient une faible croissance de la demande et une faible devise. Bien sûr, je pense à l’Europe en général et à l’Allemagne en particulier. La part de l’Europe dans la hausse de 150 milliards de dollars des importations chinoises de biens manufacturés (nettes d’importations de composants) que l’on a pu observer de la fin de l’année 2016 au milieu de l’année 2018 représentait un montant proche de 30 milliards d’euros, ce qui est loin d’être négligeable.

Mais du côté manufacturier, le plus large impact de la Chine sur le reste du monde continue de découler de sa machine de l’export. Les exportations chinoises de biens manufacturés (nettes de composants) sont pratiquement 2,5 fois plus importantes que ses importations de biens manufacturés (nettes d’importations de composants). Dites-vous environ 1.500 milliards de dollars versus 600 milliards de dollars (pour 2018).

GRAPHIQUE 5 Les exportations et importations chinoises de biens manufacturés (en milliards de dollars)

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C’est pourquoi la récente stabilité de la devise chinoise importe. Pour l’instant (mais bien sûr les choses peuvent changer), la Chine ne cherche pas à compenser la faiblesse domestique via une dépréciation et une plus faible devise. Une chute de 10 % des importations chinoises est un choc plus faible pour la demande mondiale qu’une dépréciation qui réalloue la demande mondiale vers la Chine et accroît les exportations chinoises de 10 %.

Alors qu’une dépréciation chinoise constituerait un choc négatif pour l’économie mondiale, la volonté apparente de la Chine d’utiliser les outils budgétaires pour relancer son économie devrait aider le monde, du moins directionnellement. (…)

Il est bien sûr trop restrictif de ne voir que le commerce manufacturier : la Chine est maintenant une source très importante de demande pour les matières premières. Elle a de plus en plus le genre d’impact sur le marché du pétrole qu’elle a pu avoir sur le marché des métaux industriels. La Chine représentait un quart de la croissance de la demande mondiale de pétrole l’année dernière. Et les Etats-Unis sont de plus en plus importants comme source d’offre marginale de pétrole, l’inverse de son rôle traditionnel. (…)

Les prix de l’énergie actuels reflètent la confluence des anticipations d’une forte croissance de l’offre américaine (face aux réductions significatives des exportations vénézuéliennes et iraniennes) (…) et une plus faible croissance de la demande hors de Chine. Une chute dans la demande automobile de la Chine a un gros impact sur la production domestique chinoise (la plupart des voitures chinoises sont fabriquées en Chine, avec pour l’essentiel des composants chinoises, grâce au mur tarifaire chinois), un impact mesurable sur les profits de certaines entreprises étrangères ayant des partenariats fructueux avec la Chine, un impact modeste sur les exportations allemandes et, à la marge, un impact mesurable sur la croissance mondiale de la demande de pétrole.

Il ne fait pas de doute que la Chine importe pour le monde entier. Mais son impact sur le monde n’est pas totalement symétrique. (…) »

Brad Setser, « China's slowdown and the world economy », in Follow the Money (blog), 5 février 2019. Traduit par Martin Anota

vendredi 25 janvier 2019

L’économie chinoise va-t-elle se heurter à une Grande Muraille ?

« L’autre jour, j’ai exprimé mes inquiétudes à propos de l’économie chinoise. J’avais écrit qu’elle "émerge comme un point dangereux dans une économie mondiale qui n’a vraiment, vraiment pas besoin de cela en ce moment". Pour tout vous avouer, j’ai écrit cela il y a six ans. Et je n’étais pas le seul à tenir de tels propos. Beaucoup prédisent depuis longtemps une crise chinoise et celle-ci a persisté à ne pas éclater.

Mais l’économie chinoise semble à nouveau vaciller. Est-ce le moment où toutes les prophéties de gros problèmes dans la grande Chine se réalisent ? Honnêtement, je n’en sais rien. D’un côté, les problèmes de la Chine sont réels. De l’autre, le gouvernement chinois (retenu ni par une idéologie rigide, ni par quelque chose qui ressemble à un processus politique démocratique) a régulièrement montré sa capacité et sa volonté à faire ce qu’il faut pour stimuler son économie. Personne ne peut savoir si cette fois les choses se passeront différemment ou si Xi-qui-doit-être-obéi peut impulser une nouvelle reprise.

Mais peut-être que c’est un autre exemple de la loi de Dornbusch, qui tire son nom de mon ancien professeur Rudi Dornbusch : La crise prend plus de temps à venir que vous ne le pensez, et lorsqu’elle survient, elle survient plus vite que vous ne vous y attendiez. Donc il semble utile de résumer pourquoi beaucoup s’inquiètent à propos de la Chine, et pourquoi les difficultés chinoises sont un problème pour le reste du monde.

Le problème fondamental avec l’économie chinoise est qu’elle est très déséquilibrée : Elle a des niveaux d’investissement extrêmement élevés, sans que la consommation domestique soit suffisamment forte pour justifier un tel investissement. Vous pouvez être tenté de penser que ce n’est pas grave, que la Chine peut juste exporter son excès de production vers d’autres pays. Mais s’il y a eu une époque où la Chine avait de larges excédents, en l’occurrence du milieu des années deux mille jusqu’au début des années deux mille dix, cette époque est révolue.

GRAPHIQUE 1 Investissement et solde du compte courant de la Chine (en % du PIB)

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Il est vrai qu’un investissement très élevé peut être soutenu pendant une longue période de temps dans une économie en forte croissance (c’est ce qu’on appelle l’effet accélérateur). Et la Chine a en effet connu une croissance incroyable. Mais le potentiel pour la croissance future effrite, pour au moins deux raisons. La première est que la technologie chinoise converge sur celle des pays développés, si bien que la marge pour des améliorations rapides via l’emprunt décline. La seconde est que la politique de l’enfant unique adoptée par la Chine a produit une démographie qui ressemble beaucoup à celle de l’Europe ou du Japon. Le graphique suivant montre la population en âge de travail en Chine, qui a cessé d’augmenter.

GRAPHIQUE 2 Population chinoise de 15-64 ans (en milliards)

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Donc la Chine ne peut vraiment pas continuer à investir plus de 40 % de son PIB. Elle doit se tourner vers une plus forte consommation, ce qu’elle peut faire en transférant plus de profit des entreprises publiques vers la population, en renforçant sa protection sociale, et ainsi de suite. Mais elle persiste à ne pas le faire.

Au lieu, le gouvernement chinois a facilité le prêt aux entreprises, poussant les entreprises publiques à dépenser davantage, et ainsi de suite. Dans le fond, elle a continué de maintenir l’investissement à un niveau élevé malgré de faibles rendements. Pourtant ce processus a des limites et lorsqu’il butera sur la (grande) muraille, il est difficile d’imaginer comment la consommation pourrait augmenter suffisamment vite pour maintenir l’activité à son rythme. Cependant, si ce raisonnement semble juste, il ne faut pas oublier que c’est le même raisonnement que nous avions eu, moi et bien d’autres, en 2011. (…)

Quelles seraient les conséquences mondiales si la Chine se retrouvait en difficultés ? La chose importante à avoir en tête ici est que la Chine ne génère plus de larges excédents commerciaux avec le monde pris dans son ensemble (le déficit bilatéral étasunien est exceptionnel et décevant). Et, par conséquent, la Chine est devenue un marché majeur. Le graphique ci-dessous représente les importations de la Chine en pourcentage du PIB mondial ; elles sont assez fortes. De plus, en 2017, les importations de la Chine s’élevaient à 2.000 milliards de dollars, alors que celles des Etats-Unis s’élevaient à 2.900 milliards de dollars ; la Chine est presque autant une locomotive pour le monde que les Etats-Unis.

GRAPHIQUE 3 Importations chinoises (en % du PIB mondial)

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Cela signifie qu’un ralentissement marqué de l’activité chinoise nuirait beaucoup à l’économie mondiale, tout particulièrement aux exportateurs de produits de base, notamment les fermiers américains. En d’autres mots, il y a d’autres choses effrayantes mis à part Trump et le Brexit. »

Paul Krugman, « Will China’s economy hit a Great Wall? », 15 janvier 2019. Traduit par Martin Anota

lundi 17 décembre 2018

A quel point la croissance chinoise est-elle faible ?

« Le ralentissement de l’économie chinoise au cours de la dernière décennie a alimenté les inquiétudes à propos de la soutenabilité du « miracle » économique chinois. Mais ce ralentissement apparaît-il inhabituel lorsqu’on compare la Chine avec d’autres pays ? Que peut-on attendre pour les prochaines années ?

Les économistes aiment regarder les pays émergents à travers le prisme du modèle de convergence (basé sur le travail de Robert Solow). Les pays émergents sont supposés croître plus vite que les pays développés et ainsi rattraper ces derniers. Mais à mesure que le rattrapage s’accomplit, la croissance d’un pays émergent ralentit et se rapproche peu à peu de celle des pays développés. Que nous enseigne la comparaison de la Chine avec d’autres pays émergents qui ont réussi ? Il n’est pas facile de trouver un exemple historique parfait pour la Chine, mais la Corée du Sud s’en rapproche le plus. C’est une économie asiatique qui a réussi à accomplir sa convergence et c’est une économie assez grande (à la différence de Singapour ou de Hong Kong, deux autres économies asiatiques qui ont réussi leur convergence).

Nous commençons en nous focalisant sur la période allant de 1980 à 2018 et en utilisant le PIB par heure comme indicateur de productivité. Pour chaque année, nous comparons le niveau initial du PIB par heure avec la croissance du PIB par heure au cours des cinq années suivantes. Le niveau initial du PIB par tête est mesuré relativement à celui des Etats-Unis (comme exemple de pays proche de la frontière technologique).

GRAPHIQUE 1 PIB par heure de la Chine et de la Corée du Sud

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Au cours de cette période, le ralentissement de la Chine amène son taux de croissance à décliner et rejoindre celui que la Corée du Sud a eus à des niveaux similaires de développement. La dernière observation correspond à la période 2013-2018. Aujourd’hui (2018), la Chine est environ à 20 % du niveau américain et si elle suivait la trajectoire sud-coréenne elle devrait croître à des rythmes autour de 6 %, c’est-à-dire très proches des taux de croissance chinois courants. La Chine a atteint cette position après des décennies volatiles. Il y a peut-être eu sous-performance dans les années quatre-vingt et surperformance dans la décennie des années deux mille lorsque la croissance attint les deux chiffres.

Si nous ajoutons des décennies antérieures la comparaison devient plus bruyante dans la mesure où la Corée du Sud et la Chine avaient des taux de croissance plus volatils et globalement plus faibles.

GRAPHIQUE 2 PIB par heure de la Chine et de la Corée du Sud

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En résumé, on peut considérer le ralentissement de la croissance chinoise comme une évolution naturelle de l’économie à mesure qu’elle suit sa trajectoire de convergence, en particulier si nous utilisons les dernières décennies de la Corée du Sud comme repère. N’oublions pas que la Corée du Sud est l’un des pays qui a connu les meilleures performances parmi ceux dont le PIB par tête est inférieur à 50 % de celui des Etats-Unis. Donc utiliser la Corée du Sud comme repère peut donner une indicateur optimiste pour la croissance chinoise à l’avenir. »

Antonio Fatás, « How low is low for Chinese GDP growth? », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 17 décembre 2018. Traduit par Martin Anota

mardi 25 septembre 2018

Le communisme chinois, un communisme hayékien

« Vous pensez qu’il y a une contradiction dans les termes, un paradoxe. Vous vous trompez : nous avons l’habitude de réfléchir avec des catégories pures, alors que la vie est bien plus complexe ; et les paradoxes existent dans la vie réelle. La Chine est en effet un pays de communisme hayékien.

Nul autre endroit au monde ne célèbre autant la richesse et le succès matériel que la Chine. Peut-être que cela a été stimulé par le quarantième anniversaire de l’ouverture qui sera célébré cette année, mais plus fondamentalement, je pense que c’est stimulé par le plus grand succès en matière de développement économique que l’histoire ait connu. Les riches entrepreneurs sont célébrés dans les journaux, à la télévision, dans les conférences. Leur richesse et leurs récits d’ascension sociale sont considérés comme des exemples par tous. Ayn Rand se sentirait chez elle dans cet environnement. Tout comme Hayek : un montant incroyable d’énergie et de découverte a été libéré par les changements qui ont transformé la vie de 1,4 milliard de personnes, c’est-à-dire deux fois plus que les populations de la vieille Union européenne à 15 et des Etats-Unis réunies. Les gens ont découvert une information économique qui était jusqu’alors inaccessible ou inconnu, organisé de façon schumpétérienne de nouvelles combinaisons de capital et de travail et créé de la richesse à une échelle presque inimaginable (certainement inimaginable pour ceux qui allèrent en Chine en 1978).

A un grand banquet à Pékin, on nous a présenté les histoires de première main de cinq capitalistes chinois qui sont partis de zéro (zilch ! nada !) dans les années quatre-vingt et qui sont aujourd’hui milliardaires (en dollars). L’un d’entre eux a passé des années dans la campagne durant la Révolution culturelle, un autre a été mis en prison pendant sept ans pour "spéculation", le troisième a fait son "apprentissage" du capitalisme, comme il le dit candidement, en escroquant des gens en Asie de l’Est ("Après, j’ai appris que si je voulais vraiment devenir riche, je ne devais pas frauder ; la fraude est pour les perdants"). Hayek aurait écouté ces récits, probablement fasciné. Et il aurait aimé lire dans le Financial Times comme on peut le faire aujourd’hui que la société marxiste à l’Université de Pékin a été démantelée en raison de son soutien pour des travailleurs en grève dans la zone économique spéciale de Shenzhen.

Mais il y a un point où Hayek s’est trompé. Ces réussites personnelles (et sociétales) incroyables ont été réalisées sous le règne d’un parti unique, le Parti communiste de Chine. La célébration de la richesse est naturelle chez les marxistes. Le développement, l’extension de l’éducation, l’égalité de genre, l’urbanisation et une croissance plus rapide que dans le capitalisme étaient des arguments (et des sources de légitimité) pour les révolutions communistes lorsqu’elles éclatèrent dans le monde en développement. Lénine l’a dit ; Trotski l’a confirmé en observant l’industrialisation à grande échelle ; Staline l’a mis en œuvre : "Nous avons entre cinquante ans et un siècle de retard par rapport aux pays développés. Nous devons refermer cet écart en dix ans. Soit nous y parvenons, soit nous serons écrasés".

Je me souviens (à l’époque où j’étais étudiant en Yougoslavie) comment je parcourais les journaux en quête d’indicateurs de croissance industrielle. Puisque la Yougoslavie était parmi les économies ayant la plus forte croissance au monde, j’étais profondément déçu lorsque le taux de croissance mensuel (annualisé) tombait sous les dix pourcents. Je pensais que dix pourcents était un rythme de croissance normal pour les économies communistes : pourquoi se dire communiste si l’on ne s’inquiète pas de voir la croissance dépasser celle des pays capitalistes ?

Donc, il est naturel que les communistes célèbrent la croissance (de nouvelles routes, de nouveaux trains super rapides, de nouveaux complexes immobiliers, de nouvelles avenues bien éclairées et écoles). Ce n’est pas moins naturel que chez les entrepreneurs hayékiens. (…) La différence est que les hayékiens célèbrent le succès privé, qui contribue d’ailleurs selon eux à faire avancer la société ; dans le communisme, le succès est supposé être socialisé.

Ce n’est pas ce qui s’est passé. Les efforts collectivistes ont marché pendent une ou deux décennies, mais finalement la croissance s’est essoufflée et les efforts ont marqué le pas. Le cynisme a régné en maître. La Chine et Deng Xiaoping sont tombés sur (…) une combinaison où le Parti communiste continuerait de régner, mais où une pleine liberté d’action (…) serait donnée aux capitalistes. Ces derniers travailleraient, s’enrichiraient, enrichiraient bien d’autres personnes au cours du processus, mais les rênes du pouvoir politique resteraient fermement dans les mains du parti communiste. Les capitalistes fourniraient le moteur et le carburant, mais le parti tiendrait le volant.

Les choses auraient-elles été meilleures si le pouvoir politique avait aussi été entre les mains des capitalistes ? J’en doute. Ils auraient pu l’utiliser pour recréer le gouvernement Nanjing des années trente, un gouvernement vénal, faible et incompétent. Ils n’auraient pas travaillé dur, ils auraient utilisé le pouvoir politique pour maintenir leurs privilèges économiques. C’est l’un des problèmes clés que rencontre le capitalisme américain aujourd’hui : les riches contrôlent de plus en plus le processus politique, ce qui détourne les incitations économiques de la production et la concurrence au profit de la création et la préservation de monopoles. Cela aurait été pire en Chine. C’est précisément parce que la sphère politique était largement isolée de la sphère économique que les capitalistes ont pu se focaliser sur la production et rester éloignés de la politique (autant que possible, parce que le parti est exposé à une corruption croissante).

Comment la Chine est-elle arrivée à cette combinaison ? Il peut y avoir plusieurs raisons, notamment la tradition millénaire de gestion par des bureaucraties impériales, l’alliance historique (…) entre le parti communiste et le Kuomintang de Sun Yat-sen (une alliance comme on n’en a jamais vu dans le reste du monde communiste). On peut se demander si cela aurait pu se produire ailleurs. Peut-être. La Nouvelle politique économique de Lénine n’était pas très différente des politiques chinoises des années quatre-vingt. Mais Lénine voyait dans la NEP une concession temporaire aux capitalistes, parce qu’il croyait que le socialisme était plus progressif et donc générait "scientifiquement" plus de croissance. Peut-être n’est-ce que les échecs du Grande Bond en avant et le chaos de la Révolution culturelle qui ont (…) convaincu Deng et d’autres que l’initiative privée était plus "progressive" que la planification sociale et les entreprises publiques. Lénine a pu ne pas voir cela. C’était trop tôt.

Je me demande ce que Staline aurait pensé de la Chine. Il aurait probablement été ravi de voir son nom continuer d’être inscrit dans le panthéon officiel. (Dans une grande librairie à Pékin, les premières rangées de livres sont des traductions de classiques du marxisme, notamment des livres de Marx, d’Engels, de Lénine et de Staline. Peu de gens les regardent. Les rangées suivantes qui présentent des livres sur la gestion de patrimoine, l’économie de la finance, les investissements boursiers, etc., sont bien plus populaires.) Staline aurait été impressionné par la croissance chinoise, par l’énorme pouvoir de l’Etat et du pays (ce n’est plus un pays auquel il aurait pu envoyer ses conseillers pour l’aider technologiquement), par la capacité du parti à contrôler la population de façon très sophistiquée et en toute discrétion.

Staline aurait aimé le succès économique et le pouvoir militaire qui vient avec, mais il aurait probablement été choqué par la richesse privée. Il est difficile de le voir coexister avec Jack Ma. Hayek aurait eu la réaction inverse : il aurait été ravi de voir ses idées à propos de l’ordre spontané du marché être vérifiées de façon véhémente, mais il n’aurait pas réussi à comprendre que cela n'était possible que sous le règne du parti communiste.

Personne ne serait resté indifférent face au plus grand succès économique de tous les temps. Et personne ne l’aurait pleinement compris. »

Branko Milanovic, « Hayekian communism », in globalinequality (blog), 24 septembre 2018. Traduit par Martin Anota

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