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lundi 15 août 2016

Le fabuleux destin du multiplicateur budgétaire



« Au sommet de la crise de la zone euro, lorsque les taux d’intérêt sur la dette publique atteignaient des sommets dans plusieurs pays européens et que le risque de défaut de paiement augmentait, la Banque centrale européenne et les pays-membres plus sains de la zone monétaire cherchèrent à mettre un terme au désastre en accordant des plans de sauvetage. Mais ces derniers étaient assortis de conditions. Ils imposaient très souvent à leurs bénéficiaires une discipline budgétaire stricte, visant à ramener les finances publiques sur une trajectoire soutenable. Certains économistes affirmaient en effet que l’austérité budgétaire était d’une douloureuse nécessité. D’autres considéraient au contraire qu’elle peut s’avérer contre-productive, en réduisant la croissance économique et par là même les recettes publiques, si bien qu’elle laisse non seulement les pays plus pauvres, mais aussi plus endettés. En 2013, les économistes du FMI rendirent leur verdict sur ces programmes d’austérité : ces derniers avaient provoqué plus de dommages économiques que ce qui avait été initialement prévu, notamment par le Fonds lui-même. Où le FMI s’était-il trompé lorsqu’il fit ses premières prévisions ? Ce qu’il avait sous-estimé, comme l'ont montré Olivier Blanchard et Daniel Leigh, c’était la taille du multiplicateur budgétaire.

Le multiplicateur est une idée simple et puissante, mais aussi l’objet de profonds débats. Il est constitue un élément crucial de la macroéconomie keynésienne. Au cours des 80 années passées, sa place dans la science économique a profondément évolué. Il fut à un moment donné considéré comme un concept d’importance fondamentale, puis fut ensuite discrédité. Il est maintenant de nouveau en vogue.

L’idée du multiplicateur émergea lors de la Grande Dépression, lorsque les économistes débattaient sur ce que pouvait être la meilleure manière de répondre à cette dernière. Dans les années vingt, la Grande-Bretagne a basculé dans la récession. La Première Guerre mondiale avait laissé les prix plus élevés et la livre plus faible. Le gouvernement était néanmoins déterminé à restaurer le taux de change de la livre sterling à sa valeur d’avant-guerre. Pour y parvenir, il garda une politique monétaire excessivement restrictive, qui provoqua une déflation et une récession prolongées. Les économistes débattaient à l’époque sur ce qui pouvait être fait pour améliorer les conditions des travailleurs en souffrance. Certains suggéraient de mettre en place un programme d’investissement public afin de ramener les chômeurs à l’emploi.

Le gouvernement britannique écartait une telle mesure. Il avait fait sienne la croyance conventionnelle de l’époque, celle que l’on appelait souvent le "point de vue du Trésor" (Treasury view). Il croyait que les dépenses publiques, financées via l’emprunt, ne stimuleraient pas l’activité économique, parce que l’offre d’épargne disponible dans l’économie pour l’emprunt est fixe. Le gouvernement pensait que s’il utilisait une partie des capitaux pour construire de nouvelles routes, par exemple, il priverait les entreprises privées du même montant de capitaux. Il y aurait certes de plus fortes dépenses et plus d’emplois dans une partie de l’économie, mais les dépenses et les emplois disparaitraient conséquemment dans le reste de l’économie.

Mais comme l’économie mondiale bascula toute entière dans la dépression et que la crise économique s’aggrava en Grande-Bretagne, cette conception fit de moins en moins consensus. En 1931, l’économiste britannique Richard Kahn publia un article proposant une théorie alternative : selon lui, un surcroît de dépenses publiques stimulerait directement l’activité et aurait des "répercussions bénéfiques". Si la construction de routes, par exemple, permettait d’embaucher des chômeurs et permettait à ces derniers de davantage consommer, il estimait que cela pouvait entraîner une hausse soutenue de l’emploi total.

L’article de Kahn était en phase avec la pensée de John Maynard Keynes, le grand économiste britannique de l’époque, qui travaillait sur ce qui allait devenir son chef-d’œuvre, la Théorie générale. Keynes y expliqua plus précisément comment le multiplicateur pouvait fonctionner et comment cela permettait au gouvernement pour redonner la santé à une économie déprimée. Keynes était un personnage singulier, et l’un des plus grands penseurs du vingtième siècle. (…) Frustré par son incapacité à changer l’opinion de ceux qui détiennent le pouvoir et par l’aggravation de la récession mondiale, Keynes s’est lancé dans la rédaction d’un chef-d’œuvre critiquant le consensus qui prévalait alors en économie et proposant une alternative. Il présenta la Théorie générale comme un texte révolutionnaire et elle se révéla en être effectivement un.

Le livre est rempli d’intuitions économiques. Sa plus importante contribution reste le raisonnement derrière la proposition selon laquelle, dans une économie éloignée du plein emploi, le niveau d’investissement et du revenu national est déterminé, non pas par l’offre globale, mais par la demande globale. Keynes supposait qu’il y avait un "effet multiplicateur" associé aux variations des dépenses d’investissement. Toute dépense additionnelle du gouvernement, par exemple, accroît directement la production et le revenu du pays. Dans une première étape, cette monnaie irait aux entrepreneurs, aux fournisseurs, aux fonctionnaires ou aux bénéficiaires de prestations sociales. Ceux-ci dépenseront à leur tour une partie du supplément de revenu. Les bénéficiaires de cette dépense en dépenseront aussi un morceau, stimulant par là même l’activité économique, et ainsi de suite. Si au contraire le gouvernement diminuait ses dépenses, le multiplicateur fonctionnerait en sens inverse, déprimant l’activité.

Keynes pensait que cette intuition était particulièrement importante en raison de ce qu’il appelait la "préférence pour la liquidité". Il estimait que les gens aimaient avoir certains actifs liquides sous la main, en cas d’urgence. En temps de turbulences financières, la demande de liquidité ou d’actifs liquides s’accroît ; les investisseurs commencent à s’inquiéter plus à propos du rendement du capital que du rendement sur le capital. Keynes estimait que cela pouvait entraîner un excès d’épargne généralisé : dans un monde dans lequel chacun essaye d’avoir plus de liquidité, la demande globale s’en trouve déprimée, ce qui déprime à leur tour la production et le revenu, détériorant la situation des gens. Dans ce monde, une réduction des taux d’intérêt n’aide pas beaucoup pour stimuler la croissance. Et les taux d’intérêt ne sont pas très sensibles aux hausses de l’endettement public, étant donné l’excès d’épargne. Les dépenses publiques visant à stimuler l’économie peuvent alors générer une forte hausse de l’emploi, mais seulement une hausse négligeable des taux d’intérêt. Les économistes classiques pensaient que les travaux publics "évinceraient" l’investissement public ; Keynes disait que durant les périodes de faible demande globale ils pourraient au contraire stimuler les dépenses privées via l’effet multiplicateur.

Le raisonnement de Keynes se trouva conforté par l’impact économique de l’accroissement des dépenses publiques durant la Seconde Guerre mondiale. Les dépenses militaires massives en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis contribuèrent à fortement accélérer la croissance économique. Cela incita les responsables politiques, bien déterminés à ce que la Grande Dépression ne se reproduise pas, à embrasser l’économie keynésienne (et l’idée du multiplicateur) et celle-ci est devenue la pièce centrale de l’ordre économique d’après-guerre.

D’autres économistes poursuivirent là où Keynes s’était arrêté. Alvin Hansen et Paul Samuelson ont proposé des modélisations pour montrer comment une hausse ou une chute des dépenses dans une partie de l’économie se propage au reste de l’économie. Les gouvernements considéraient désormais que la gestion de la demande globale était de leur ressort. Dans les années soixante, la victoire intellectuelle de Keynes semblait totale. Dans un numéro du Time magazine publié en 1965, Milton Friedman déclara, « nous sommes tous keynésiens désormais » (une phrase souvent attribuée à Richard Nixon).

Mais le consensus keynésien se fractura dans les années soixante-dix. Sa domination fut érodée par les idées de Friedman lui-même, qui expliqua les cycles d’affaires par la croissance (ou le déclin) de l’offre de monnaie. Le monétariste déclara que de fantaisistes multiplicateurs keynésiens n’étaient pas nécessaires pour garder une économie sur le droit chemin. Selon lui, les gouvernements devaient simplement s’assurer que la croissance de la masse monétaire reste stable.

L’émergence de l’école des "anticipations rationnelles", menée par Robert Lucas, ébranla plus violemment le keynésianisme. Ses partisans, les nouveaux classiques, estimaient que la politique budgétaire serait déjouée par les contribuables. Ces derniers savent que l’emprunt public devra tôt ou tard être remboursé, si bien que tout plan de relance adopté aujourd’hui nécessitera une hausse des impôts demain. Les ménages vont alors épargner le supplément de revenu gagné avec le plan de relance en prévision du supplément d’impôt qu’ils devront payer plus tard. Le multiplicateur des dépenses publiques serait en fait être proche de zéro, comme chaque dollar dépensé en plus par l’Etat est presque entièrement compensé par une hausse d’un dollar de l’épargne privée. Les économistes derrière plusieurs de ces critiques se situaient dans les universités du Midwest, notamment l’université de Chicago. Parce qu’ils étaient souvent situés à proximité des Grands Lacs des Etats-Unis, on les qualifia d’"économistes d’eau douce" (freshwater economists). Ils affirmaient que les modèles macroéconomiques devaient commencer par décrire sous forme d’équations comment les agents rationnels prennent leurs décisions. Les événements des années soixante-dix semblaient confirmer leur critique de Keynes : les gouvernements cherchaient alors à stimuler leurs économies déprimées avec une relance budgétaire et monétaire, mais l’inflation et les taux d’intérêt s’élevèrent, tandis que le chômage restait élevé. Les économistes d’eau douce se déclarèrent victorieux. Dans un article qui fut publié en 1979 et qui s’intitulait "After Keynesian Economics", Robert Lucas et Tom Sargent, qui reçurent par la suite le prix Nobel, écrivirent que les défauts des modèles économiques keynésiens étaient "fatals". Les modèles macroéconomiques keynésiens étaient "d’aucune valeur pour guider la politique économique".

Ces attaques conduisirent à leur tour à l’émergence des "nouveaux keynésiens", qui empruntèrent des éléments des économistes d’eau douce comme les anticipations rationnelles, mais en gardant l’idée keynésienne que les récessions sont des défaillances de marché qui peuvent être surmontées grâce à l’intervention publique. Parce que la plupart d’entre eux travaillaient dans les universités sur les côtes américaines, ils se qualifièrent d’"économistes d’eau de mer" (saltwater economists). Parmi les nouveaux keynésiens, il y a Stanley Fischer, désormais vice-président de la Fed, Larry Summers, un ancien Secrétaire au Trésor, et Greg Mankiw, qui était à la tête du Conseil des conseillers économiques de George W. Bush. Dans leurs modèles, la politique budgétaire est pratiquement neutre. Ils affirment que les banques centrales peuvent et doivent prendre en charge la gestion de la demande globale (…).

Pourtant au Japon depuis les années quatre-vingt-dix et dans la plupart des pays développés depuis la Grande Récession qui suivit la crise financière mondiale, la réduction des taux directeurs à zéro s’est révélée insuffisante pour raviver les économies déprimées. Plusieurs gouvernements se sont appuyés sur la relance budgétaire pour ramener les économies au plein emploi. Aux Etats-Unis, l’administration Obama a réussi à déployant un plan de relance d’un montant proche de 800 milliards de dollars.

Comme un nouveau débat sur les multiplicateurs budgétaires s’est ouvert, les économistes d’eau douce restèrent sur leur position. John Cochrane, de l’Université de Chicago, dit en 2009 à propos des idées keynésiennes : "Cela ne fait pas partie de ce que l’on a pu apprendre aux étudiants depuis les années soixante. Ce sont des contes de fée qui se sont révélés erronés. Il est très réconfortant en temps de turbulences de se rappeler les contes de fée que nous avons entendus lorsque nous étions enfants, mais cela ne les rend pas moins faux".

Les événements de la Grande Récession donnèrent de la matière à étudier pour les économistes. D’innombrables articles cherchant à estimer les multiplicateurs budgétaires ont été publiés depuis 2008. La plupart d’entre eux suggèrent que, avec des taux d’intérêt proches de zéro, le multiplicateur budgétaire associé aux plans de relance est supérieur à l’unité. Réciproquement, le FMI conclut que le multiplicateur (négatif) associé aux contractions budgétaires est souvent égal ou supérieur à 1,5. Alors que plusieurs responsables politiques restent engagés à consolider leurs finances publiques, de nombreux économistes affirment maintenant que le manque de relance budgétaire constitue l’un des plus gros échecs suite à la Grande Récession. Par exemple, Larry Summers et Antonio Fatas suggèrent que non seulement l’austérité budgétaire a substantiellement réduit la croissance économique, mais aussi qu’elle a conduit la dette publique à des niveaux bien plus élevés à ceux qu’elle aurait atteint si les gouvernements avaient au contraire poursuivi leurs plans de relance pour raviver la croissance. Près d’un siècle après sa création, le concept keynésien de multiplicateur n’a jamais été aussi pertinent et controversé. »

The Economist, « Fiscal multipliers: Where does the buck stop? », 13 août 2016. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Retour sur l’efficacité des multiplicateurs budgétaires »

« L’austérité est-elle vouée à l’échec ? »

« Quelle est la taille du multiplicateur budgétaire ? »

« Quelle politique budgétaire faut-il adopter lors d'une récession ? »

« Quel est l'impact de l'austérité lors des récessions prolongées ? »

« Multiplicateur budgétaire et politique monétaire »

lundi 20 octobre 2014

La mythique courbe de Phillips

« Supposons que vous ayez une heure de cours pour enseigner les fondamentaux en macroéconomie, quelle relation seriez-vous sûr de présenter ? Ma réponse serait la courbe de Phillips. La courbe de Phillips explique grandement la politique monétaire.

Ce sont des idées simples, mais hautement plausibles, qui m’ont amené à croire en la courbe de Phillips. Lors d’une expansion, la demande est forte par rapport à la capacité de l’économie à produire, donc les prix et salaires tendent à s’accroître plus rapidement que lors des récessions. Cependant les travailleurs ne vont normalement pas souffrir d’illusion monétaire : lors d’une expansion, ils veulent de plus hauts salaires pour accroître l’offre de travail. Les entreprises se focalisent quant à elles sur leurs marges de profit, si bien que si les coûts augmentent, les prix augmentent également. Comme les entreprises ne changent pas leurs prix tous les jours, elles vont aussi bien penser aux coûts courants qu’aux coûts futurs. Cela signifie que l’inflation dépend de l’inflation anticipée, aussi bien que d’un certain indicateur d’excès de demande, comme le chômage.

Les microfondations confirment cette logique, mais ajoutons un élément crucial qui n’est pas immédiatement évident. L’inflation d’aujourd’hui va dépendre des anticipations de l’inflation future, pas des anticipations de l’inflation courante. C’est la principale contribution de la théorie nouvelle keynésienne à la macroéconomie.

Une théorie simple et formelle serait peu d’intérêt si elle ne se conciliait pas avec les données empiriques. Quelques uns affirment régulièrement qu’il est très difficile de trouver une courbe de Philips dans les données. (…) Si c’était vrai, cela signifierait que les autorités monétaires tout autour du monde s’appuieraient sur un mauvais cadre pour prendre leurs décisions.

Est-ce le cas ? Le problème est que nous n’avons pas de bonnes séries à propos des anticipations d’inflation allant très loin dans le temps. Par conséquent, les estimations économétriques peuvent fortement varier d’une étude à l’autre, selon la manière par laquelle cette variable cruciale est traitée. Ce que je veux faire ici est juste de regarder les données brutes de l’inflation et du chômage aux Etats-Unis et voir si c’est vrai qu’il est difficile de trouver une courbe de Phillips.

Le premier graphique représente l’inflation des prix à la consommation (sur l’axe des ordonnées) et le chômage (sur l’axe des abscisses) et une courbe joint chaque année à la suivante. Nous commençons au coin inférieur droit du graphique avec l’année 1961, lorsque l’inflation était d’environ 1 % et le chômage de 6,7 %. Au cours des années suivantes, nous avons obtenu le genre de dynamique que Phillips a initialement observé : le chômage a chuté et l’inflation s’est accélérée.



Le problème est qu’avec une inflation s’élevant à 5,5 % en 1969, ça fit sens pour les agents de relever leurs anticipations d’inflation. (En fait, ils commencèrent à les relever avant 1969, ce qui explique la pentification de la courbe entre 1961 et 1969. Pour des anticipations données, la ligne peut être assez plate, un point sur lequel je vais revenir.) Donc quand le chômage commença à s’élever à nouveau, l’inflation n’est pas retournée à 1 %, parce que l’inflation anticipée a été révisée à la hausse. La dynamique que nous appelons courbe de Phillips forme une boucle : la baisse du chômage que l’on observe au cours du temps est clairement associée à une accélération de l’inflation, mais cette dynamique de court terme est renforcée par une tendance haussière de l’inflation associée au relèvement des anticipations d’inflation à la hausse. Bien sûr, l’autre chose qu’il faut prendre en compte, que nous avions subi des chocs pétroliers en 1974 et 1979. Le graphique s’achève sur l’année 1980.

Plusieurs économistes s’accordent pour dire que les choses changèrent en 1980, lorsque Volker resserra agressivement la politique monétaire américaine pour lutter contre l’inflation. Le graphique suivant représente l’inflation et le chômage entre 1980 et 2000.



L’inflation ralentit entre 1980 et 1983, passant de 13,5 % à 3,2 %, en partie parce que le chômage était élevé, mais aussi parce que les anticipations d’inflation chutèrent rapidement. (Nous avons des enquêtes montrant que c’est le cas.) La période restante est dominée par une large chute du chômage. Donc pourquoi cette chute du chômage n’a pas poussé l’inflation à la hausse ? Si l’on regarde le graphique, pourquoi est-ce que le point de 2000 n’est-il pas plus élevé ? Encore une fois, il faut prendre en compte les anticipations. Une enquête suggère que l’inflation anticipée était autour de 5 % en 1983 et qu’elle a chuté autour de 3 % fin 1999. Donc, l’inflation a été contenue pour une raison ou une autre. La courbe de Phillips (et ses boucles) est toujours là, mais joliment plate.

Le graphique final va de 2000 à 2013. Notons que l’axe de l’inflation a changé et que celle-ci atteint non plus un pic à 16 %, mais à 4,5 %. Le point intéressant, que Paul Krugman et d’autres ont déjà noté, est que ceci semble bien plus comme l’observation initiale de Phillips : une relation négative simple entre l’inflation et le chômage. Ça peut être le cas si les anticipations sont bien plus ancrées en raison d’un ciblage d’inflation crédible et les données d’enquêtes sur les anticipations suggèrent que cela a effectivement joué un rôle. Les prix des matières premières ont aussi connu d’importantes variations.



Tandis que le changement dans l’échelle d’inflation nous permet de voir ceci plus clairement, ça dissimule un point important. Une fois encore, la courbe de Philips est joliment plate. Nous sommes passés de 4 % à 10 % de chômage, mais le taux d’inflation n’a au maximum varié que de 4 points de pourcentage. Avec ce que nous avons précédemment dit, nous savons que ce n’est pas nécessairement un phénomène nouveau et que celui-ci s’explique avec les anticipations d’inflations.

Est-ce que ce sont ces données qui me font croire en la courbe de Phillips ? Pour être honnête, non. C’est plutôt la théorie fondamentale dont j’ai parlée au début du billet. C’est aussi parce que je me rappelle qu’au cours des années soixante-dix, plusieurs économistes ont alors dénié que la hausse du chômage pouvait s’accompagner d’une forte accélération de l’inflation, que certains ont pensé que les anticipations n’influençaient que très l’inflation et que certains pensaient que toute relation disparaîtrait avec des contrôles directs sur les salaires et prix, alors que ceux-ci ont des conséquences désastreuses. Mais vu à quel point les données macroéconomiques sont habituellement confuses, je trouve que les données présentées ici sont joliment cohérentes avec mes croyances. »

Simon Wren-Lewis, « The mythical Phillips curve », in Mainly Macro (blog), 14 octobre 2014. Traduit par Martin Anota

samedi 5 janvier 2013

Les grands problèmes macroéconomiques : le chômage

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« Je poursuis la réflexion amorcée dans mon précédent billet en me penchant sur les principaux points de désaccord en macroéconomie. (…) Les économistes (orthodoxes) sont si divisés sur ces questions que toute idée de consensus (…) est une absurdité. Le fait que, en dépit de ces profonds désaccords, de nombreux spécialistes en macroéconomie ne voient aucun problème est, lui-même, une partie du problème. Je vais commencer par la question centrale de la macroéconomie, en l’occurrence le chômage. C'est la question centrale, car la macroéconomie a vu le jour avec l’affirmation de Keynes selon laquelle l'économie de marché peut durablement rester dans une situation où le chômage est élevé et l’offre excédentaire sur tous les marchés. Si cette affirmation est fausse, comme le soutiennent les néoclassiques, alors il n'y a pas besoin de faire de la macroéconomie un champ spécifique de la science économique : tout peut et doit être dérivé de la microéconomie (néoclassique standard).

Selon la conception néoclassique, le chômage résulte de problèmes sur le marché du travail et ne peut être supprimé qu’en résolvant ces problèmes. Dans le camp néoclassique, la théorie des cycles d’affaires réels (real business cycle theory) conçoit le chômage conjoncturel comme une réponse volontaire aux chocs technologiques et aux changements dans les préférences pour le loisir. Pour reprendre la boutade de Krugman, les théoriciens des cycles d’affaires réels devraient rebaptiser la Grande Dépression des années trente les Grandes Vacances. Plus généralement, les néoclassiques cherchent à expliquer le chômage de longue durée par les distorsions du marché du travail telles que le salaire minimum, les syndicats, les restrictions en matière d'embauche et de licenciement, etc. L'école des cycles réels a principalement traité la Grande Dépression comme un cas exceptionnel (…) et elle n’a pas davantage réussi à expliquer la Grande Récession. Bien que certains aient essayé de le faire, il est absurde d'expliquer la récession actuelle comme le produit de chocs technologiques au sens ordinaire du terme. Si vous ramenez l'effondrement du secteur financier à un simple choc technologique, la théorie des cycles d’affaires réels s’avère aussi utile que le constat que l'opium vous fait somnoler à cause de ses propriétés dormitives. Puisque les booms et effondrements du secteur financier sont clairement conduits par le cycle conjoncturel général, vous obtenez la théorie selon laquelle le cycle d’affaires est causé par... le cycle d’affaires.

Une lecture approfondie de la théorie néoclassique du chômage fait apparaître deux problèmes majeurs. Tout d'abord, au cours des vingt ou trente dernières années, les syndicats ont perdu de leur pouvoir, les salaires minima ont généralement diminué en termes réels, ou du moins par rapport aux salaires moyens, et les marchés du travail ont été "réformés" pour gagner en flexibilité. Donc, la théorie néoclassique suggère que l’on pourrait s'attendre dans un tel contexte à ce que le chômage soit faible et décline. Certains ont cru percevoir le faible taux de chômage américain des années quatre-vingt-dix et (dans une moindre mesure) des années deux mille comme une confirmation de cette théorie, mais les fortes hausses du chômage qui ont été observées depuis viennent l’invalider. Un problème encore plus important qui se pose à la théorie néoclassique est que, depuis 2008, le chômage a fortement augmenté dans de nombreux pays, dotés de très différentes institutions. Beaucoup de ces pays ont réagi en réduisant les protections sociales (c’est le cas de la Lettonie, par exemple), mais le chômage est resté élevé.

La principale alternative à la vision néoclassique est une interprétation du keynésianisme qui met l’accent sur la "viscosité" (stickiness) des prix et salaires. Elle se fonde sur l'idée que l'économie est soumise à des chocs négatifs de demande, à cause desquels les prix et des salaires se révèlent trop élevés, mais il est difficile de réduire ces derniers en raison de défauts de coordination. Réduire les salaires et les prix dans un secteur ou bien réduire les salaires sans toucher aux prix n'aide aucunement. En fait, la baisse des salaires ne peut que davantage déprimer la demande globale. Ainsi, l'économie est confrontée au sous-emploi pour une longue période. Si vous acceptez l'histoire des salaires rigides, alors vous comprenez la politique que soutiennent les nouveaux keynésiens. Celle-ci affirme que, dans des conditions normales, la politique monétaire peut être utilisée pour éviter la déflation. En revanche dans une situation de «trappe à liquidité» (liquidity trap), telle que nous connaissons actuellement, où les taux d'intérêt sont leur borne inférieure zéro (zero lower bound) et où l'expansion de l’offre de monnaie n'a aucun effet, il est nécessaire que les gouvernements génèrent directement de la demande en assouplissant la politique budgétaire.

Beaucoup de keynésiens (…) et d'économistes critiques vis-à-vis du point de vue néoclassique ne sont pas satisfaits de cette théorie de la viscosité des prix ou du moins la considèrent comme incomplète. (…) Le gros problème avec l'histoire des salaires visqueux est qu'elle suppose implicitement un équilibre général unique qui serait associé à une seule répartition des salaires réels. Mais les processus politiques et la lutte des classes ont en réalité beaucoup de marge de manœuvre pour influer sur les salaires et le chômage fait en outre partie intégrante de cette lutte (l’"armée industrielle de réserve"). Ainsi, la réduction des salaires réels lors d’une dépression peut induire un nouvel équilibre caractérisé par un salaire plus faible, ce qui laisse les salaires en vigueur encore "trop élevés" pour équilibrer le marché du travail. (…) Sur le plan empirique, l'histoire des salaires rigides implique que les salaires réels devraient être contracycliques (c’est-à-dire plus élevés en période de récession). Les versions alternatives du keynésianisme impliquent généralement le contraire. Les données empiriques sont malheureusement indécises sur ce point. Mais les désaccords qui existent entre keynésiens, ou bien entre les keynésiens et les différentes écoles hétérodoxes, sont moins importants que leur désaccord commun avec le point de vue néoclassique. »

John Quiggin, « The big issues in macroeconomics: unemployment », in Crooked Timber (blog), 3 janvier 2013.